LVII. Coup d'État - (2/2)
Dursun s’appuya contre le mur afin de souffler un peu.
— Est-on en sécurité ici ? demanda-t-elle.
— Je pense que oui, répondit Loumäi. Depuis l’intrusion de Biluan, les règles de fonctionnement des portes ont changé.
— Alors on va ralentir un peu. Mon genou me fait mal.
Dënea s’approcha de Dursun et lui massa la cuisse, juste au-dessus de la rotule brisée.
— Veux-tu que je t’aide à marcher ?
— Ça ira.
Loumäi reprit la route, à un rythme plus modéré.
— Quelles sont les nouvelles règles ? demanda Dursun.
— Il ne suffit pas d’avoir le bracelet pour qu’elles s’ouvrent, expliqua-t-elle. Les personnes qui l’accompagnent doivent aussi avoir le droit de passer.
— Je vois. Un contrôle humain complète celui des machines feytha. S’ils nous ont ouvert, c’est que le garde de faction est de notre côté. On peut espérer qu’il bloquera l’accès à Lætitia.
— Tu n’en es pas sûre, fit remarquer son amante.
— Tout dépend des motivations de celui qui nous a ouvert la porte. Et de celles de qui sera de surveillance quand Lætitia cherchera à entrer. Si mon hypothèse est exacte, bien sûr.
— C’est rassurant.
Après avoir descendu autant de marches en aussi peu de temps, la douleur qui émanait de la jambe de Dursun lui fit manquer le sarcasme de la réponse. Elle s’arrêta à nouveau.
— Un instant, s’écria-t-elle. Où allons-nous ?
Loumäi et son amante se tournèrent vers elle. À l’air contrit de Loumäi, Dursun comprit qu’elle n’y avait pas pensé.
— Je comptais vous amener dans les quartiers des domestiques, avoua-t-elle.
— Y a-t-il un moyen de rejoindre l’antre de Matak par ces couloirs ?
— La quoi ?
Dursun soupira. Ni Loumäi ni Dënea ne connaissaient la présence du dieu qui se cachait sous le palais. Si un tel trajet existait, elles n’avaient aucune chance de le connaître. Elle ferma les yeux et se concentra.
— On devrait aller dans l’aile des eunuques, déclara-t-elle enfin.
— Pourquoi ? demanda Dënea.
— Parce que les eunuques sont…
Elle attendit que sa maîtresse donne la réponse. Mais elle ignorait tout des liens entre Loumäi et le nouveau chef du harem. En revanche, la domestique avait suivi l’idée de Dursun.
— Sous les ordres de Daniel, termina-t-elle.
— Et alors ? objecta Dënea.
— Et alors Daniel est le compagnon de Loumäi, la renseigna Dursun.
— Loumäi et Daniel ? Voilà qui est amusant. Je comprends mieux pourquoi Alinoe se casse les dents sur lui. Elle cachait bien son jeu.
Loumäi rougit. Pourtant, elle soutint fièrement le regard de Dënea.
— Les eunuques sont dans cette direction, dit-elle.
— À part retourner sur nos pas, il n’y a pas d’autre direction, fit remarquer la concubine.
Ignorant ces paroles cyniques, Loumäi se remit en route. Ce coup-ci, elle surveillait la progression de Dursun, ralentissant pour adopter le rythme de la chanceuse. Dënea se rendit compte des difficultés de son amante puisqu’elle finit par la soutenir pour l’aider à avancer.
Enfin, elles atteignirent leur objectif. Elles se trouvaient sous le bâtiment des eunuques. Loumäi posa son bracelet contre la plaque noire qui servait de serrure. Rien ne se passa. Elle recommença une deuxième fois, la porte resta désespérément close. Elle insista deux fois, trois fois, avec toujours le même résultat.
— Elle doit être bloquée, dit-elle.
Elle toqua contre la porte dans l’espoir d’attirer l’attention des eunuques. L’un d’eux pourrait peut-être leur ouvrir. En vain. Elle cogna de plus en plus fort.
— Ouvre-toi, espèce de saloperie ! s’écria-t-elle.
Elle s’énerva contre le battant, la frappant à coup de poing. Des larmes de rage et de désespoir coulaient sur ces joues.
— Calme-toi ! lui ordonna Dursun.
Elle lui attrapa le poignet et lui immobilisa le bras. C’était la première fois que Dursun voyait la domestique s’énerver comme cela. À l’occasion, elle avait pu manifester une pointe d’agacement envers l’une ou l’autre des concubines. Perdre son contrôle à ce point c’était une nouveauté. D’un autre côté, cela la rassurait. Son flegme perpétuel lui donnait un côté inhumain, à l’instar d’une machine.
— Calme-toi, répéta-t-elle d’un ton plus doux.
Dënea enlaça la domestique qui se laissa faire.
— Ce n’est pas la peine de t’énerver comme ça. La porte est plus solide que tes mains.
Dursun massa délicatement les doigts meurtris. Dënea essaya de l’embrasser, mais Loumäi se déroba, sans pourtant chercher à se dégager de l’étreinte. Dursun fit signe à son amante de ne pas insister.
— Pourquoi ça ne s’ouvre pas ? sanglota Loumäi.
Face à la détresse de sa domestique… de son amie, Dursun s’évertua à rester calme. Pourtant, s’énerver et pleurer l’aurait soulagée elle aussi.
— La réponse me paraît évidente, déduisit-elle. La personne qui nous a fait entrer dans ces souterrains ne veut pas que l’on sorte à cet endroit.
— Mais où alors ?
— Quand on sera arrivé devant la bonne porte, elle s’ouvrira d’elle-même.
— Comment on la trouve ? Il y en a des centaines.
Comme en réponse à sa question, les lumières s’éteignirent un bref instant avant de se rallumer. Devant ce phénomène, Dursun ne put s’empêcher de sourire.
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta Loumäi.
— Je crois que nous n’allons pas avoir de mal à la dénicher cette porte.
Elle prit les devants. Ses compagnes la suivirent.
Guidées par les lumières, les trois femmes marchèrent longtemps. Elles ignoraient qu’il y existait tant de tunnels sous le palais. À chaque embranchement, elles devaient décider quel couloir emprunter. Si elles se trompaient, les lumières s’éteignaient un bref instant. Après avoir suivi un long couloir rectiligne totalement dépourvu de croisement, elles finirent par arriver face à une porte.
— Et si c’était un piège, suggéra Dënea.
— Nous n’avons pas le choix, répondit Dursun. À moins que tu veuilles errer longtemps dans ces souterrains. Et puis, pourquoi nous avoir conduites là pour nous piéger alors qu’il suffisait de nous interdire l’accès et attendre que Lætitia vienne nous cueillir ?
La Shaabiano se tut. Sa compagne avait raison, elles n’avaient pas le choix.
— Nous allons bientôt le savoir, ajouta la chanceuse. Loumäi, à toi de jouer.
La domestique avait repris courage au cours de leur marche. Elle s’avança vers la sortie. Elle présenta son bracelet. La porte glissa dans son logement. En hésitant, elle jeta un coup d’œil de l’autre côté. Le passage débouchait dans une chambre. Un lit en bois rustique recouvert de draps propres, des meubles qui, bien loin des œuvres d’art du harem, dénotaient une certaine aisance. Et au milieu, un garde rouge. Un quel connaissait.
— Loumäi ! s’écria Calas. Deirane est avec toi ?
Deirane, avait-il dit, et pas Serlen. Dursun estima cela de bon augure. Elle sortit à son tour.
— Désolé, Loumäi n’a pu faire sortir que Dënea et moi.
Elle leva les yeux vers le garde.
— Tu ne savais pas qui allait sortir ?
— Un des nôtres est resté à la caserne afin de guider ceux qui cherchent à s’enfuir, mais nous n’avons aucun contact avec lui.
— Et beaucoup sont arrivés ?
— Une dizaine de concubines, autant de domestiques et d’eunuques.
Le garde répondait aux questions de Dursun. Cette dernière remarquait pourtant que quelque chose le préoccupait. Elle comprit rapidement de quoi il s’agissait.
— Je suppose que Mericia ne fait pas partie de celles qui sont sorties.
Le garde secoua la tête.
— Chaque fois que cette porte s’ouvre, j’ai l’espoir de la voir arriver. Mais…
— Elle ne viendra pas, elle est prisonnière, intervint Loumäi.
— Prisonnière ! De qui ?
— Lætitia.
— Lætitia ! C’est Lætitia qui organise tout ça !
— Surprenant n’est-ce pas ? La dernière personne que l’on aurait soupçonnée. Vous ne le saviez pas ? Pourquoi alors avoir évacué des concubines ici ? Et où sommes-nous d’ailleurs ?
— Une partie du mur entre la caserne de l’armée et le jardin du harem s’est effondré. Nous avons vu des soldats s’engouffrer dans la brèche par l’intermédiaire des yeux feythas. Nous avons compris que nous faisions face à un coup d’État militaire avec peut-être la complicité de certaines concubines, et nous avons pris la décision d’évacuer le harem pour mettre le maximum de personnes en sécurité. Cependant, nous n’avons pas vu qui organisait cette prise de pouvoir.
— Je n’ai croisé aucun soldat dans les couloirs, fit remarquer Loumäi.
— Nous avons pu prévenir les eunuques à temps. Ils ont pu les arrêter et les repousser jusqu’au bâtiment des domestiques. Malheureusement, ils n’ont pas réussi à empêcher la capture des domestiques. Celles qui n’ont pu fuir à temps sont leurs prisonnières.
Loumäi devint pâle devant cette nouvelle. Comprit aussitôt ce qu’elle éprouvait. Beaucoup de ses collègues étaient aussi ses amies. Les soldats respecteraient-ils les domestiques ? Elle en doutait. Dursun prit la jeune femme par les épaules et détourna la conversation.
— Où sommes-nous actuellement ? redemanda Dursun.
— Une maison qui appartient secrètement au Seigneur lumineux, en ville. Seuls le roi et les officiers des gardes rouges connaissent son existence. Même le titre de propriété est falsifié. Une précaution créée du temps de l’occupation feytha par les anciens pirates pour pouvoir s’enfuir si le palais était envahi.
— Nous ne sommes plus au harem donc ?
Calas souleva le rideau, révélant la masse sinistre de la bourse aux esclaves. Dursun regarda ce bâtiment à l’origine de tant de souffrance.
La porte s’ouvrit à nouveau. Un eunuque en sortit, accompagné de quatre concubines affolées. En découvrant Dursun, elles se précipitèrent vers elle. La jeune femme essaya de les rassurer.
— Vous devriez peut-être nous conduire auprès des autres évadés, suggéra-t-elle. Et après, nous présenter à celui qui commande cette résistance.
— Étant donné qu’aucun membre du gouvernement n’a pu nous rejoindre et que vous êtes la seule adjointe à l’avoir fait, je crois bien que c’est… vous.
— Vous avez encore leur cœur à blaguer avec ce qui se passe ?
— Je suis très sérieux au contraire.
Dursun examina attentivement son visage. En effet, il ne semblait pas plaisanter.
— Moi ! s’écria Dursun. Mais je ne peux pas. Je ne suis même pas une concubine.
Devant l’air paniqué de son amante, Dënea lui posa la main sur une joue.
— Mais si tu peux, la contredit-elle. Tu es la plus intelligente d’entre nous. Tu y arriveras.
Dursun était toujours affolée. Mais face à l’espoir qu’elle voyait dans les yeux du garde rouge et des autres concubines, y compris dans ceux de son amante, et même de Loumäi, elle comprit qu’elle ne pourrait pas y échapper.
Elle émit une dernière objection.
— Je ne suis pas la cheffe de cette rébellion. C’est Deirane qui tient ce rôle.
— Bien entendu, répondit le garde rouge. La lignée de Brun doit rester sur le trône. Mais le temps que nous la libérions, vous assurez l’intérim.
Étrangement, se défausser de la responsabilité de ce qui allait se passer dans les jours qui arrivaient la rassura, même si c’était elle qui allait commander.
À ce moment, la porte émit un claquement sec. Quelque mécanisme venait de s’enclencher.
— Que se passe-t-il encore ? demanda Dursun.
Calas tenta de l’ouvrir à l’aide de son bracelet, sans succès.
— La porte a été verrouillée, en conclut-il.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Que le poste de garde a été investi et que notre homme a eu le temps de déclencher la fermeture d’urgence avant de quitter son poste. Le palais est isolé du reste de la ville.
Isolé. Plus personne ne pourrait donc plus les rejoindre. La totalité de la résistance était constituée de quatorze concubines, huit eunuques, un garde rouge et onze domestiques. Cela représentait toute l’armée avec laquelle elle allait devoir reprendre le contrôle du harem. Voilà un défi intéressant, pensa-t-elle cyniquement.
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