LVIII. La traversée du Sangär - (1/2)

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La chevauchée de Brun à travers les plaines enneigées du Sangär se déroulait sans aucun problème. Brun s’était imaginé le pays Sangär comme une immense plaine parcourue en tous sens par des troupes de cavaliers au galop. En réalité, ils rencontrèrent peu de monde. Il pensa que le froid les cloîtrait chez eux. Parfois, un petit groupe apparaissait à l’horizon, s’arrêtait un instant pour les regarder passer avant de continuer leur route. Pour le moment, aucun de ces groupes n’avait dépassé la dizaine d’individus, un bien faible nombre face à leur troupe. Et Brun savait qu’une fois entré dans les terres de Mudjin, sous la protection de son fils, personne n’oserait plus s’en prendre à lui. Ce n’était qu’une question de jours, deux tout au plus, avant qu’ils atteignissent la sécurité. Jamais les pillards n’auraient le temps de s’organiser en une si courte période.

Brun comptait les jours. Le premier, ils longèrent les forêts qui délimitaient la frontière entre le Sangär et l’Orvbel. Brun regretta que son ancêtre, quand il avait négocié les frontières du royaume, n’ait pas poussé jusqu’à l’Orvbel. Le petit fleuve côtier, quelques longes après avoir quitté le pays, obliquait brusquement à l’ouest. S’il avait servi de frontière, la taille des possessions de Brun aurait quasiment doublé. Les champs qui auraient pu être fondés dans cette plaine auraient donné au pays son indépendance alimentaire. Le lendemain, la forêt prit fin brutalement ; le paysage se limitait à perte de vue à de douces collines recouvertes de neige au sein de laquelle pointaient quelques bosquets isolés. Parfois, une rangée d’arbres témoignait d’une rivière qui coulait. Plus rien ne permettait de définir la frontière entre le Sangär au nord et les communautés edoriane au sud. Une lutte pacifique se déroulait entre l’Helaria et l’Orvbel afin les faire entrer dans leur zone d’influence sans qu’aucun des deux États ne prît nettement l’avantage. Ces communautés étaient farouchement attachées à leur indépendance, au point de ne pas constituer de royaume centralisé. Tout au plus, celles proches de la frontière avec le Lumensten, peuplées de réfugiés en provenance de cette province chaotique, avaient établi des liens avec la Pentarchie. Pour des raisons stratégiques, l’Orvbel n’utilisait pas ces contrées comme terrain de chasse de son trafic d’esclaves. Elles n’avaient donc aucune prévention contre le royaume négrier. Elles conservaient une stricte neutralité entre les deux États.

Le troisième jour, ils firent leur première halte dans un village. Peuplé d’edorians, il faisait partie de ce territoire que les Sangär reconnaissaient comme à eux, sans qu’il le fût réellement. Jusqu’à présent, les voyageurs avaient vécu sur leurs réserves. Quelques chevaux transportaient vivres et équipement et les militaires orvbelians étaient très doués dans l’établissement d’un campement. Moins d’un monsihon après la halte, les tentes étaient montées, des allées déneigées et l’ordinaire prêt. Ce n’était pas de la grande cuisine, féculents et charcuterie constituaient l’essentiel de la nourriture. Brun s’y soumettait sans protestations. En fait, la seule chose qui démarquait Brun de ses hommes était sa tente plus haute qui permettait de se tenir debout et qu’il ne partageait avec personne. Et encore, quand il se déplaçait, Mudjin en possédait une plus magnifique.

La nuit dans le village fut très différente. La troupe se répartit dans des bâtiments chauffés et les habitants se chargèrent de les nourrir. Il fournit également assez de biens pour renouveler leurs stocks jusqu’à la halte suivante qui aurait lieu au Sangär même. Et parce qu’ils n’avaient pas de campement à établir, le soleil était encore haut sur l’horizon quand ils furent installés. Brun put donc visiter le village. Seuls Anders et un sergent dont il ne connaissait pas le nom l’escortaient. Les autres gardes rouges n’étaient pas loin cependant. Ils ne perdaient pas leur roi de vue.

Alors qu’il contournait la périphérie, une étrange construction retint son attention : une plate-forme en bois entouré d’une barrière en corde.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— C’est un ring, expliqua Anders. On y organise des combats.

— Comme c’est intéressant ? Quel genre de combat ?

— Boxe, lutte, tous ceux qui se pratiquent au corps à corps, à deux, sans armes.

— Intéressant.

Il s’accouda sur la barrière de rondins qui empêchait les spectateurs de trop s’approcher de la zone centrale. Un bruit de pas lui parvint par-derrière. Aussitôt, les gardes rouges se mirent en alerte. Heureusement, ce n’était qu’Atlan.

— Vous admirez le ring, dit-il. Les villageois en sont très fiers.

— Andrews m’a expliqué sa fonction. La lutte est un sport noble. Et les efforts nécessaires à la construction d’un tel endroit impliquent un certain formalisme avec des règles à respecter. Je devrais peut-être en faire édifier en Orvbel. Cela servirait d’exutoire à la population.

— Je serais surpris que dans une ville comme l’Orvbel il n’y en pas.

— Il y en a, confirma Anders.

— Vraiment ? Comment ne suis-je pas au courant, s’offusqua Brun.

— On trouve bien des choses en ville dont vous ignorez l’existence. Ces rings sont construits dans les quartiers les plus populaires.

— Quand nous serons rentrés, il faudra que vous m’y emmeniez, je veux voir cela.

— Je n’y manquerais pas, Seigneur lumineux.

— Et en attendant que vous rentriez, voudriez-vous essayer celui-là ? proposa Anders.

— Que voulez-vous dire par là ?

— J’ai entendu dire que vous étiez un excellent combattant, entraîné par les meilleurs des gardes rouges à l’escrime et au corps à corps. Vous disposeriez une salle dans vos quartiers où vous pouvez exprimer pleinement vos talents de lutteur. M’aurait-on donné de fausses informations ?

— Non, elles sont exactes. Nous nous demandons bien qui vous a renseigné.

— J’ai bien peur d’avoir lâché cette information, s’excusa Anders. Des Sangärens remettaient en cause votre courage et vos capacités, un soir. J’ai été obligé de vous défendre.

— Face à une bande d’ivrognes, était-ce utile ? Non pas que j’accuse les Sangärens d’être des ivrognes, mais je suppose que cela doit exister chez vous autant que chez nous, ajouta-t-il à l’intention d’Atlan.

— Hélas !

— J’avoue avoir mal jugé la situation, s’excusa Anders.

— Alors, vous acceptez mon offre.

Brun hésita. Il ne voyait aucun moyen de se sortir de cette situation. Certes, il savait se battre. Mais ce jeune homme aussi. Son mode de vie était rude, il avait dû se défendre dès son plus jeune âge. Et pour ne rien arranger, diverses personnes, Sangärens autant qu’Orvbelian s’étaient approchés.

Soudain, le lieutenant qu’Anders avait choisi pour ce voyage leva le poing.

— Force à Brun, hurla-t-il à pleins poumons.

Aussitôt, tous les gardes rouges se mirent à scander le nom du roi. Les soldats ne tardèrent pas à les suivre. Brun ne pouvait plus se défiler. Il devrait monter sur le ring avec ce jeune homme sinon ses propres soldats le considéreraient comme un lâche, ce qui ne devait pas arriver s’il voulait compter sur eux en cas de besoin.

— J’accepte, dit-il enfin.

— Bien, je vais faire venir l’équipement puis nous nous préparons.

Atlan allait s’éloigner quand Anders le retint par le bras.

— Jeune homme, au cours de ce combat, n’oubliez pas à qui vous avez affaire et de quoi il est capable.

— Ne vous inquiétez pas. Je le sais parfaitement et j’agirais en conséquence.

L’intervention d’Anders soulagea Brun. Même s’il devait avoir le dessous, ses gardes ne le laisseraient pas massacrer sans rien faire.

Ugaren, le second d’Atlan aborda son chef.

— Fais attention, le prévint-il. L’avertissement de ce garde rouge m’inquiète. Ton adversaire connaît peut-être des bottes secrètes.

— Ne crains rien. J’ai beaucoup parlé avec ce capitaine depuis le début du voyage. Je sais de quoi Brun est capable. Toutefois, je ne suis pas une femme et il n’a pas de fouet.

— Que veux-tu dire ?

— Il est très fort pour torturer une femme, surtout quand elle est ligotée et ne peut pas se défendre.

Le Sangären avait remarqué le ton hargneux de son chef.

— En quoi cela te concerne comment il traite ces esclaves ?

— Ça m’importe.

Il connaissait assez bien Atlan pour comprendre ce qu’il ne lui dit pas.

— Cette esclave qu’il a torturée, ne serait-elle pas toute petite avec le corps couvert de pierres précieuses ?

Le sourire qui passa fugitivement sur les lèvres d’Atlan lui donna la réponse.

— As-tu vraiment envie de te mesurer à lui ou cherches-tu à la venger ? reprit-il.

— Je ne veux que lui faire expérimenter l’autre côté d’une raclée. Ça sera très instructif.

— J’espère qu’il ne l’a pas trop amochée. Je me souviens qu’elle était très mignonne. Si tu n’avais pas été si rapide, j’aurais tenté ma chance. Et je ne me serais pas contenté de baisers et de caresses.

Atlan lui renvoya un sourire accompagné d’une grande tape dans le dos.

— Tu as envie toi aussi d’une séance instructive ?

L’homme éclata de rire.

— Certainement pas. Il y a assez de femmes dans le monde ; je ne compte pas te disputer celle qui a réussi à attirer ton regard.

Un instant plus tard, Brun se retrouva sur le ring, opposé Atlan. Les villageois avaient fourni l’équipement aux deux adversaires : gants de boxe et protège-dents. Malgré le froid, ils étaient tous les deux torse nu, face à face au centre de la piste, séparé par le chef du camp qui tiendrait le rôle d’arbitre. Brun, en voyant la haute taille et la masse musculaire de son adversaire, se demanda ce qu’il lui avait pris d’accepter. Il allait prendre une dérouillée.

L’arbitre recula, il baissa le bras. Un gong sonna. Les deux compétiteurs se mirent en position et sans attendre, engagèrent le combat. Au début, ils se contentèrent de tourner l’un autour de l’autre.

Atlan lança la première attaque, sous forme d’un direct du droit que Brun esquiva d’un retrait du buste. Il enchaîna ensuite quelques crochets obligeant son adversaire à se mettre hors de portée. Puis Brun riposta. Atlan se protégea de l’overcut en se couvrant le crâne. Brun ne se vantait pas en se déclarant un bon combattant, ses coups tombaient juste et fort. Toutefois, il n’avait pas, contrairement au jeune homme, mis ses connaissances à l’épreuve dans des tavernes ou des compétitions. Atlan devrait pouvoir le vaincre, tout en admettant que cela ne serait pas facile. Les gardes rouges étaient des entraîneurs compétents.

Il tenta un coup de pied circulaire que Brun contra de l’épaule. Le roi n’avait pas peur d’aller au contact. Sans le repoussoir de la douleur, il allait constituer un rude adversaire.

Soudain, Atlan envoya une attaque de la jambe que Brun ne put esquiver. Le pied heurta violemment l’entrejambe. Brun tomba à genou. Il protégeait ses parties génitales en gémissant de douleur. Emporté par son élan, le jeune Sangären lui décocha un direct à la mâchoire qui envoya le roi au sol. L’arbitre leva aussitôt le bras.

— Faute ! s’écria-t-il. Le coup était illégal.

— Désolé, répondit Atlan. J’ai raté mon coup.

— Je ne peux pas laisser passer une telle faute. Vous êtes éliminé.

Beau joueur, Atlan s’inclina.

— J’accepte la sentence et je concède la victoire à Brun, seigneur d’Orvbel.

Après un dernier salut à son adversaire, qui n’y prit garde, il sortit de la piste. Son ami le rejoignit.

— Qu’est-ce que tu as fait là ! le rabroua-t-il. Tu n’avais pas besoin de tricher pour gagner. En plus, à cause de ce geste, tu as perdu.

— Tu crois ? Regarde-le.

Ugaren se retourna. Des soldats avaient pris Brun en charge, toujours gémissant.

— Il va avoir du mal à monter à cheval maintenant.

— Encore faudrait-il qu’il ait des couilles, renvoya Atlan.

— Tu as fait exprès. Tu as voulu venger une femme à laquelle il a donné quelques coups de fouet.

Atlan s’arrêta et regarda son ami dans les yeux.

— Pas quelques coups de fouet. Mille coups de fouet. Avec des lanières plombées.

— Mille ! s’étonna Ugaren. Avec ce genre de fouet, cinquante suffisent tuer. Comment a-t-elle pu survivre ?

— Ce maillage de pierres précieuses et de fils d’or protège son corps des agressions. Mais cela ne la préserve pas de la souffrance. Elle a ressenti à plein la douleur de chaque coup.

— Elle est toujours vivante ? La douleur seule aurait pu la tuer.

— Heureusement pour lui.

Ugaren poussa Atlan afin de passer devant lui.

— Je comprends que tu sois en colère. N’oublie pas que tu as donné ta parole.

— Et je la tiendrai, le rassura Atlan. J’ai promis d’assurer sa sécurité sur toute la durée du trajet aller et retour. Je tiendrais ma promesse.

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