Interlude : Cités libres de l’Ocarian, quatorze ans plus tôt.
Saalyn s’arrêta face à ce convoi hétéroclite qui voyageait sur les pentes du plateau d’Yrian en direction de la ville de Boulden. Il était constitué d’Helariaseny, de Naytains et même de quelques Yrianis, menés par deux maîtres-guerriers, sans aucun soldat pour les escorter. La plupart allaient à pied. Mais des chariots en transportaient quelques-uns.
Meton s’avança à sa rencontre.
— Qui sont ses gens ? demanda-t-elle.
— Les survivants de notre ambassade à Miles, répondit-il.
— Mais, les Naytains, les Yrianis.
— Des réfugiés qui sont venus chez nous pendant le pillage de la ville.
— Miles est tombée ! Que sont devenus Meghare et Ridimel ?
— Meghare est morte. Ridimel, nous l’ignorons. Les enfants aussi ont disparu.
D’un regard circulaire, Saalyn engloba le convoi.
— Je ne vois pas Dercros. Où est-il ?
— Viens !
Elle suivit son ami en direction d’un chariot. À l’arrière, il transportait plusieurs corps recouverts d’un drap. En comprenant ce que c’était, elle sentit un froid immense la saisir. En proie à la panique, elle souleva le drap que lui indiquait Meton. Elle regarda longtemps le visage paisible de son dernier frère. Il y a peu, il était si joyeux. Il avait toute sa vie devant lui, il ne méritait pas de mourir si jeune.
— Qui ? demanda-t-elle.
— Nous l’ignorons. Mais nous l’avons trouvé à quelques rues de Meghare. C’est certainement le même homme qui a tué les deux.
Elle reposa le drap, éliminant soigneusement les plis. Puis elle s’éloigna.
Meton fixait le dos de Saalyn. À quelque distance de lui, elle marchait en titubant. Il s’attendait à des cris, des larmes, des hurlements. Voire des coups. Il aurait préféré qu’elle extériorise sa colère en le frappant. Cette absence de réaction l’inquiétait. Elle allait s’effondrer à un moment. Il espérait être là quand ça arriverait.
Saalyn s’immobilisa. Meton descendit de son hofec, sautant presque pour aller plus vite. Il se rapprocha d’elle, sans aller jusqu’à la toucher. Elle tomba à genoux et poussa un hurlement. Meton s’accroupit derrière elle et l’enlaça. Elle se débattit pour se libérer. Il tint bon, ne la lâchant pas. Ses mouvements finirent par s’atténuer, mais pas ses pleurs.
Autour d’eux, les Helariaseny regardaient le couple. Ils ne savaient que faire. Même Wotan, tout au fond du crâne de la guerrière libre, était perdu. Malgré ses millénaires d’existence, il ne savait comment la soulager de sa peine.
Lentement, Meton se releva, entraînant Saalyn avec lui. Elle se retourna.
— Pourquoi ? Pourquoi ? hurla-t-elle.
Elle ponctua chacun des mots d’un coup. Mais cela ne fit pas mal à Meton. Le chagrin de son amie lui faisait mal, pas ses coups dépourvus de vigueur. Il la serra davantage contre lui, le temps que les sanglots se calment. Elle enfouit sa tête contre le cou du guerrier.
Quand elle sembla s’être reprise, il la souleva dans ses bras. Elle ne s’y opposa pas. Elle se laissa faire docilement. Il la transporta jusqu’à un chariot, ou il l’assit. Elle ne détacha pas les bras de son cou pour autant, alors il resta près d’elle.
Un diplomate du consulat lui apporta une tasse contenant une boisson. Elle le remercia d’un moment de tête, sans esquisser le moindre geste pour la prendre. Meton s’en saisit et la porta à ses lèvres. C’était une sorte de tisane, bien chaude. Elle reconnut en arrière-goût un somnifère. Ils voulaient la droguer. Tant mieux, c’est ce dont elle avait besoin sur le moment.
— Où est Ksaten ? demanda-t-elle sans s’écarter de son ami. Je l’avais chargée de le protéger.
— On ne l’a pas retrouvée. Elle ne s’en est pas sorti.
La nouvelle fit retomber aussitôt la colère de Saalyn. Ksaten était la demi-sœur de Meton. Il devait souffrir de sa disparition, autant qu’elle. Et il n’avait même pas un corps pour être sûr.
— Ne perds pas espoir. Tant que tu n’auras pas retrouvé son cadavre, considère la comme vivante. Elle est peut-être seulement blessée.
Menton était déjà taciturne de nature. L’inquiétude qu’il éprouvait pour sa sœur le rendait totalement muet.
Saalyn avait apparemment repris le contrôle de ses nerfs. D’un coup d’œil circulaire, elle examina les survivants.
— Muy me dit qu’elle avait envoyé Panation Tonastar en renfort. Je ne la vois pas. Elle vous a quitté ?
Cela n’aurait rien eu d’étonnant tant les gems étaient imprévisibles. Mais, de la main, Meton désigna un chariot.
— Elle est là-bas.
— Ah, elle soigne les blessés.
— Non. Pas exactement.
Il pesa minutieusement ses mots avant de répondre.
— Elle fait partie des blessés.
— Un gems ! Blessé par des humains !
— Les Yrianis possédaient des armes feythas.
— Mais d’où les sortaient-ils ? Nous avions méticuleusement nettoyé Sernos avant que les Yrianis s’en emparent. Il n’en restait plus aucune.
— Je l’ignore. Ils en avaient.
Saalyn ferma les yeux et s’abandonna un moment à l’étreinte. L’avantage avec Meton était qu’il n’y avait aucune ambiguïté dans leur relation. Leur amitié était si profonde qu’elle pouvait se laisser aller entre ses bras sans qu’il prît cela pour une invitation.
— Et Rene, reprit-elle.
Meton secoua la tête.
— Elle était proche du terme. Je doute qu’elle ait pu s’enfuir assez vite pour quitter Miles. Avec un peu de chance, elle s’est cachée quelque part. Mais la ville était livrée au pillage. Si les soldats d’Elmin l’ont débusquée, ils l’ont certainement tuée.
— Vlad a de la ressource. Il a dû réussir à mettre les siens en sécurité.
Meton attendit un instant.
— Beaucoup des nôtres sont morts dans l’explosion du consulat. Les survivants ont dû se battre pour quitter la ville. Nous avons perdu quatorze personnes.
— Quatorze ? Tant que cela ?
— Sans compter une caravane originaire de Kushan qui a été pillée et dont les hommes ont été exécutés. Nous avons trouvé ses restes en quittant Miles.
Saalyn se dégagea de l’étreinte de Meton. Elle regarda la tasse que tenait encore son ami. Il en restait beaucoup. Il ne lui en avait pas fait assez boire pour que la drogue altère ses facultés.
— Falcon est devenu fou, dit-elle, il faut l’arrêter.
— Que vas-tu faire ? s’inquiéta Meton.
— Le tuer.
— Tu es folle ! Tu ne peux pas l’assassiner ! C’est un roi et tu n’es pas une meurtrière.
— Tu crois ? Les armées de l’Helaria sont prêtes à se mettre en route. Au signal des pentarques, elles remonteront l’Unster et arriveront à Sernos moins d’un douzain plus tard. Tu sais ce que cela signifie ?
Le guerrier était trop horrifié pour formuler la réponse à voix haute.
— La guerre entre l’Yrian et l’Helaria, murmura Meton. Qu’attendent les pentarques pour donner le signal ?
— Que les armées de la Nayt arrivent aux frontières de l’Yrian. Nous savons qu’elles se sont mises en route, mais nous en ignorons la raison, bien qu’avec ce que je vois autour de moi, je commence à en avoir une idée. Qu’a fait exactement l’Yrian à la Nayt pour que nos deux pays lancent simultanément leur armée, sans même s’être concertés ?
— Ils ont brûlé leur consulat et massacrés tous les Naytains qu’ils ont croisés en ville. Meghare était naytaine. Quelques nobles naytains, dont des fils et des filles de vidame, l’entouraient. Ils n’ont eu quasiment aucun survivant. Seuls quelques-uns ont réussi à en réchapper. Presque aucun Naytain du palais n’a réussi à s’enfuir. De leur ambassade, le commandant Joras a réussi à en conduire un petit groupe chez nous à temps.
— Joras est ici aussi ! Je suis bien content qu’il s’en soit sorti. Bien que je n’aie jamais beaucoup aimé cet homme, je dois avouer qu’il ne manquait pas de courage et qu’il s’est toujours montré fidèle à ses convictions.
— Non, la détrompa Meton. Il est mort en défendant notre ambassade.
Saalyn mit un moment pour digérer la nouvelle.
— Je confirme. Il faut tuer Falcon.
Elle se dirigea d’un pas vif vers son hofec.
— Et je suis la mieux placée pour ça.
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