LXI. Le retour - (1/2)
Calas guida le groupe à travers la ville endormie. Ils contournèrent la bourse aux esclaves par le côté du port. Ce bâtiment sinistre et laid était immense. Dans ce quartier cossu, où les demeures rivalisaient de splendeur et de luminosité en utilisant du marbre et du calcaire pour leur construction, cette construction en granite noir et basalte avait le charme d’une verrue. Et dire qu’elle clôturait l’une des plus belles places de la ville, faisant face au palais comme deux adversaires se jaugeant. Brun avait envisagé un moment de la détruire, mais elle générait une part substancielle de la richesse d’Orvbel.
Le bâtiment suivant, tout aussi grand, tout aussi laid, était le sérail de Biluan. Il occupait tout un pâté de maisons. Quand il vivait, Biluan y dormait parfois, mais il n’y habitait pas vraiment. Il préférait sa villa située dans les collines au nord de la ville, sur l’autre rive du fleuve. Depuis qu’elle était veuve, Venaya s’y était installée. Cela arrangeait les affaires de Dursun qui n’aurait pas à aller loin pour trouver la jeune femme.
Le sérail marquait la limite entre les quartiers huppés et les zones plus populaires. L’endroit disposait encore d’une voirie organisée. Chaque groupe de maisons, de forme rectangulaire, était entouré de quatre voies larges qui y permettaient une circulation aisée. L’intérieur était desservi par des venelles non pavées qui serpentaient entre les maisons. Celles-ci étaient neuves pour la plupart. Construites en bois, elles avaient beaucoup souffert du passage de Helariaseny, quelques années plus tôt. Elles avaient toutes été rénovées sur le même modèle. Et malgré leur aspect fruste et le manque d’imagination de l’architecte, elles bénéficiaient d’un accès à l’égout et de l’eau courante.
Calas s’arrêta devant l’une d’elles. Elle semblait inoccupée. Dursun déchiffra le nom gravé sur la plaque de bois à côté de la porte. Anders, lut-elle.
— C’est là que vit le capitaine ! s’écria-t-elle.
— Il loge à la caserne, mais elle lui appartient, corrigea Calas. Parfois, une de ses sœurs s’y installe quand elle vient en ville. C’est rare, mais cela arrive. C’est pour ça qu’il veille à ce qu’elle soit toujours approvisionnée. On y trouvera du bois pour le chauffage et de la nourriture.
— Anders a des sœurs ?
— Trois, une aînée et deux plus jeunes.
— Et elles y viennent parfois. Donc personne ne trouvera étrange que des femmes y vivent.
Calas envoya un sourire satisfait à Dursun.
— On ne m’avait pas menti, vous réfléchissez vite.
— On pourrait rentrer ! intervint une concubine.
Dursun se retourna pour voir laquelle avait parlé. Elle la repéra facilement. C’était l’une de celles qui s’étaient enfuies de sa chambre revêtue d’une simple nuisette en soie et dentelle. Calas lui avait prêté sa veste d’uniforme pour qu’elle s’y réchauffe un peu, mais elle s’arrêtait à mi-cuisse. Elle était donc jambes nues, avec des sandales en cuir aux pieds. Elle était si frigorifiée que tout son corps était pris d’un tremblement irrépressible. À moins que ce fût celle qui la côtoyait, elle dormait nue et s’était enfuie légèrement vêtue, mais elle avait bénéficié de l’une des rares couvertures qu’ils avaient dénichées dans leur refuge. Elle était donc mieux lotie même si elle devait bien se geler. Déjà que Dursun, qui était normalement habillée, avait froid.
Sans attendre, Calas fouilla la neige au pied de la porte. L’escalier dégagé, il en retira une pierre descellée. Derrière était aménagée une cachette contenant la clef. Il déverrouilla la serrure et entra. Les concubines s’engouffrèrent à sa suite. La maison, vide depuis des douzains, était aussi glaciale que l’extérieur.
— La chambre est à l’étage, vous y trouverez quoi vous habiller. Je m’occupe du chauffage.
— Nous sommes nombreuses, fit remarquer Dursun.
— Nous serons un peu serrés, mais il y a de la place pour tout le monde.
Dursun monta avec l’ensemble des femmes. Seuls les eunuques et Calas restèrent au rez-de-chaussée.
— Le bois est à la cave, les informa Calas.
Deux d’entre eux se précipitèrent vers la porte d’accès pendant que le dernier balayait les cendres de la cheminée. À l’aide de son briquet, Calas alluma quelques bougies, ce qui lui permit d’y voir assez pour actionner les délicats mécanismes de la lampe à acétylène rangée sur le plan de travail à côté de l’évier en grès.
Quand Dursun redescendit, la pièce était brillamment éclairée et une douce chaleur chassait l’humidité des lieux. Loumäi, fidèle à elle-même, avait organisé les tâches. Avec une concubine, elle s’occupait de préparer le repas, un talent qu’elle n’avait que rarement l’occasion d’exercer au harem. De la cave, un eunuque avait remonté du fromage, quelques oignons et un saucisson. Une pitance bien maigre, mais par les temps qui courraient, elle constituait presque un festin.
Dès que Dursun s’installa à table, Loumäi déposa une assiette de soupe à l’oignon devant elle. D’autres concubines avaient déjà reçu leur part. Et après avoir été exposées à un froid qui regnait depuis quelques mois, elles ne se faisaient pas prier pour manger un plat aussi pauvre. Le luxe du harem semblait si lointain. Dursun ne put s’empêcher de les plaindre, elles n’avaient pas été préparées à vivre de telles épreuves.
Le garde rouge avait déniché des pipes et du tabac. Avec un eunuque, il se reposait en fumant tranquillement au coin du feu.
— Je trouve bizarre que quelqu’un ait eu l’idée d’installer une cheminée dans sa maison, fit remarquer son partenaire. Nous sommes dans un pays tropical après tout.
— Félicitons-nous-en, répondit Calas. C’est une lubie d’une des sœurs d’Anders qui estimait qu’une bonne soupe ne peut être préparée que dans une marmite pendue dans une cheminée. Il trouva plus facile d’accéder à ses désirs que de la convaincre d’y renoncer. Il a construit la cheminée.
Dursun remarqua que le garde-rouge avait pris un air rêveur.
— Je suppose que la sœur en question n’était pas désagréable à regarder, suggéra-t-elle.
— Sa beauté était presque équivalente à son caractère. Et elle avait très mauvais caractère, confirma-t-il.
— Avez-vous atteint votre objectif avec elle ?
— Je n’ai même pas essayé. Mais j’ai fait pire. Je l’ai présentée à mon cousin qui l’a épousée. Étrangement, il est très heureux depuis.
— Et vous, pas de femme dans votre cœur.
Le regard de Calas se détourna des hypnotisantes flammes pour se poser sur la jeune femme.
— Et Mericia ! L’avez-vous oubliée ?
— Bien sûr. Mericia. Je me demandai comment vous avez fait pour vous ménager des moments intimes. Pour la mettre enceinte, vous avez dû faire plus que discuter.
— Deirane a parlé à Mericia de l’usage que l’on peut faire des buanderies et surtout de la masse de linge qui y traîne. On a essayé, c’était vrai.
— Deirane ! Elle n’a pas d’amant. Comment peut-elle savoir cela ?
Le fard qui piqua Loumäi renseigna aussitôt Dursun sur l’origine des connaissances de son amie.
— Êtes-vous sûr de cette affirmation ? suggéra Calas.
— Vous savez quelque chose ?
Devant le mutisme, doublé d’un sourire, elle insista.
— Racontez-moi tout.
— Disons qu’un jour j’ai vu quelqu’un glisser les mains sous sa tunique et caresser tout ce qu’il y avait à caresser sans qu’elle manifeste beaucoup d’opposition. En fait, aucune même.
— Qui ? Anders ? Chenlow ? Daniel ? Était-ce un homme ou une femme ? Pas une femme, elle n’apprécie pas les femmes.
Dursun réfléchit un instant.
— En fait de tous ces hommes, il n’y a qu’avec Daniel qu’elle est suffisamment à l’aise pour se lâcher. Mais ni Daniel ni elle ne trahiraient Loumäi en la trompant.
— Ce n’était pas une tromperie, j’étais là, intervint la domestique. Et c’est moi qui ai donné Deirane à Daniel. Et on se l’est partagée à deux.
Loumäi avait prononcé cette dernière phrase en rougissant. Mais si Dursun y décela de la gêne à évoquer ses moments intimes, elle ne vit ni regret ni repentance sur son visage.
— Cette jeune femme cache bien son jeu, lâcha le garde rouge. Daniel n’est pas le plus laid des eunuques et Deirane n’est pas facile à approcher. Lui ôter ses vêtements et profiter d’elle, je n’aurai pas cru cela possible.
— En fait, c’est possible quand elle est en confiance. C’est même très facile, trop facile.
Elle se souvenait encore de ce qu’elle avait infligé à Deirane il y avait quelques mois. À cause de cette drogue, elle s’était comportée de façon abjecte avec elle. Elle avait saisi toute la portée de ce qu’elle avait fait à Deirane. Mais la drogue n’expliquait pas tout. Deirane avait éloigné Nëjya. Dursun lui en voulait. Sous l’influence de cette substance, elle avait pris cette petite vengeance mesquine comme une compensation. Faire pleurer une personne aussi solide que Deirane, tu parles d’une vengeance mesquine. La dernière fois qu’elle l’avait vu pleurer, c’était quand Jevin l’avait violée. Et c’était exactement ce qu’elle avait fait à son tour. À ceci près que Deirane avait confiance en elle. Une confiance que Dursun avait trahie. Elle ne comprenait pas comment Deirane ne la détestait pas.
Ses pensées prenaient un tour morbide.
Heureusement, Dënea l’en détourna.
— Dites, êtes-vous sûr que ce moment est bien choisi pour évoquer la sexualité de Deirane ? À croire que l’homme qu’elle désigne pour réchauffer sa couche est une affaire d’État. Et d’ailleurs, où est-il cet homme ? Il est loin, alors que la femme dont il a profité doit certainement croupir au fond d’un cachot à l’heure qu’il est.
— Il n’est pas si loin que cela, la détrompa Calas puisque je l’ai vu en ville il y a peu de temps. Je doute que ce soit le fruit du hasard.
Dënea resta coite un moment.
— Alors ! Qu’est-ce qu’il attend pour intervenir ?
— Je l’ignore. C’était il y a plusieurs douzains. Il a dû repartir depuis.
— La prise de pouvoir est un peu récente, fit remarquer Dursun. Nous devons donner le temps à la nouvelle de se répandre.
— Ce n’est pas faux, reconnut Dënea du bout des lèvres.
— Nous pouvons donc revenir aux choses sérieuses.
Dënea s’écarta, laissant Calas et Dursun ensemble à leur conciliabule.
— La mission dont j’ai parlé lors de notre réunion, reprit la concubine…
— Je ne peux pas dire que cela me plaise. Mais j’ai promis. Et c’est vous le stratège. Je vous y conduirais juste après le repas.
— J’ai fini de manger.
— Alors, allez vous habiller, on part dans un calsihon.
— D’accord.
Dursun se leva de table pour monter à l’étage. Dënea l’enlaça et lui déposa un rapide baiser sur les lèvres avant de la libérer.
Un instant plus tard, ils se mettaient en route. Dursun, toute petite, n’avait pas trouvé de vêtements à sa taille, même en fouillant dans la garde-robe des sœurs d’Anders. La tunique lui arrivait aux genoux et le manteau traînait par terre. Loumäi, une fois de plus, armée de fils et d’aiguilles, trouva la solution. Et elle put prendre la route en compagnie de Calas. Le garde rouge aussi s’était chaudement couvert.
— Nous allons parcourir trois longes, lui annonça-t-il. Vous pensez pouvoir marcher sur une telle distance.
— Il faudra bien.
Elle n’avait pas eu le temps d’emporter ses béquilles en fuyant. Heureusement, les eunuques étaient ingénieux. Utilisant des tasseaux entreposés pour servir de petit-bois, ils en avaient bricolé une paire. Elles n’étaient pas aussi soignées que celles dont elle disposait au palais, mais elle ferait le travail.
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