LXII. La rencontre  - (1/2)

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En raison de l’heure tardive et du froid, personne ne traînait dans les rues quand les ambassadeurs atteignirent le bidonville.

— C’est désert, fit remarquer Dursun. J’espérais trouver quelqu’un à qui demander de l’aide.

Elle s’avança résolument dans l’étroit passage. Calas la retint par l’épaule.

— Attention ! C’est dangereux. Ces gens sont si pauvres qu’ils seraient prêts à nous assassiner pour s’emparer de nos biens.

— Mais nous n’avons rien sur nous, protesta-t-elle.

— Nous avons nos vêtements. Même abîmés, ils sont en bien meilleur état que les haillons de certains habitants du coin.

— Qu’allons-nous faire alors ? Nous n’allons pas frapper à la première porte venue.

— Certainement pas, plaisanta Nëjya, elle risquerait de s’effondrer.

— Je laisserai Maître Calas nous guider, intervint Jaxtal. En tant que garde, il a dû patrouiller dans cette zone autrefois.

Calas salua le Samborren d’un léger hochement de tête.

— Excellente déduction, confirma-t-il. Je sais à qui m’adresser, et où il loge.

Le garde rouge sortit son sabre de son fourreau. Il le laissa pendre au bout de son bras, bien visible afin de décourager tout éventuel agresseur. Nëjya l’imita, elle mit une pierre en place dans sa fronde et la fit tournoyer lentement, juste assez pour tendre la corde. Là aussi, le but était de montrer que l’on n’avait pas affaire à des proies sans défense. Puis Calas prit la tête du groupe pour les guider dans le dédale de ruelles puantes, bordées de murs branlants. Nëjya serra la main de Dursun et l’entraîna à la suite du garde rouge.

La maison devant laquelle ils arrivèrent ne se distinguait pas au premier abord des autres du quartier.

— C’est là ? demanda Nëjya.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? s’enquit Dursun.

— Sa construction est plus sérieuse. J’ai l’impression de voir une structure solide que l’on aurait déguisée en taudis.

Jaxtal jeta un regard fier sur sa fille, ce que Calas ne manqua pas de remarquer.

— C’est vous qui l’avez formée ? demanda-t-il.

— J’ai eu la chance d’y participer, confirma le Samborren.

— Vous avez été efficace alors. Sa déduction est correcte. Toutes ces maisons branlantes qui s’appuient les unes sur les autres n’en constituent en fait qu’une seule camouflée derrière la décrépitude. Mais à l’intérieur, ça change.

— Je suis pressée de découvrir ça, lâcha Dursun.

— Vraiment ? ironisa Nëjya.

Dursun envoya un regard qui se voulait courroucé à son aimée. Mais elle ne parvint qu’à lui sourire.


Calas avança jusqu’à la porte. Il frappa vigoureusement du poing pour attirer l’attention. En dépit de son aspect fragile, ce fut le bruit du bois massif qu’elle renvoya. Une petite lucarne s’ouvrit. Une paire d’yeux apparut derrière. Des yeux intégralement jaunes, à la pupille fendue verticalement. Des yeux de stoltzt.

— Que voulez-vous ? demanda l’occupant.

— Je désire voir Zakas, répondit Calas.

— Qui le requiert ?

— Nous venons du palais.

— Desquels

— De quoi ?

— Ceux qui contrôlent le palais maintenant, ou ceux qui en ont été chassés.

Ainsi, les nouvelles étaient arrivées jusqu’ici.

— Le seul gouvernement légitime de ce pays, intervint Dursun. Celui que Brun récompensera quand il rentrera. Ainsi que ceux qui l’auront aidé.

Le judas se referma. Pendant un instant, rien ne se passa. Dursun commençait à croire qu’ils avaient été éconduits, que leur ambassade avait échoué. Puis soudain, le bruit de serrure qu’on déverrouille éveilla leur attention et enfin la porte s’ouvrit.


À l’invite de la sentinelle, le groupe entra. Ils se retrouvèrent dans un petit hall sombre. La pièce était fermée afin d’éviter toute invasion de la maison. Mais dans les deux murs opposés, des fentes permettaient à des archets ou des arbalétriers de les prendre en joue sans s’exposer.

— Veuillez laisser vos armes là, leur ordonna le stoltz en désignant une table.

Donnant l’exemple, Jaxtal déposa son nunchaku. Puis il sortit un poignard en obsidienne d’un fourreau passé à sa ceinture. Nëjya l’imita. Elle posa sa fronde à côté de l’équipement de son père. Elle tira également deux dagues, une de sa ceinture, l’autre de la tige de sa botte, qu’elle mit juste à côté.

Puis vint le tour de Calas. En premier lieu, il rangea son sabre dans son fourreau. Puis il le détacha et posa l’ensemble sur la table. De sa bottine, il sortit un poignard, ainsi qu’un second de sa ceinture. Il dénoua son bracelet, un lacet étrangleur en fait, de son poignet droit. Puis de sa veste, il détacha quatre petites pointes de métal qu’il pouvait lancer ; Dursun les avait toujours prises pour des décorations. De sa poche, il sortit un anneau de métal qu’il pouvait prendre en main afin d’augmenter la force de ses coups de poing.

La sentinelle, effarée, regardait le tas qui se formait.

— J’ai déposé tout ce que je pouvais, annonça enfin Calas. La dernière arme, je ne peux hélas rien faire.

Devant le mutisme du stoltz, il ajouta d’un ton goguenard :

— Je suis un maître de septième grade en hraga.

Le stoltz ouvrit de grands yeux.

— Je croyais qu’il n’existait que six grades.

— Il y en a huit. Mais seules deux personnes ont atteint le dernier, dont mon maître d’armes Gelen. Il est hélas décédé avant d’achever mon instruction, en combattant un dieu. Mais j’admets que la plupart des hragaka dépassent rarement le cinquième grade et que ceux du sixième sont en petit nombre.


La sentinelle sortit par une porte qu’il referma derrière lui. Jaxtal en profita pour se rapprocher de Calas.

— J’ai ressenti comme une certaine fierté en vous.

— Je n’ai pas fait cela uniquement par vantardise, même si l’avoue qu’affoler ce sous-fifre présentait un côté jouissif. Zakas respecte deux choses dans la vie : la force et l’argent. Comme nous ne disposons pas de la seconde, j’ai jugé utile d’appuyer lourdement sur la première.

— En espérant que vous avez attiré son respect et pas sa peur.

— Inspirer un peu la peur ne peut pas faire de mal.

— Elle peut rendre son adversaire imprévisible et le pousser aux dernières extrémités.

— Ne vous inquiétez pas pour Zakas. Il ne commettra rien d’irréfléchi.

L’ouverture de la porte interrompit la discussion. Une jeune femme stoltz s’encadra dans l’huis. Elle était d’une très grande beauté et sa tenue la couvrait à peine plus que Mericia autrefois.

— Zakas vous attend, leur annonça-t-elle dans un orvbelian impeccable, sans aucune pointe d’accent.

Elle les guida le long d’un couloir. Le domaine du maître des lieux était enfoui bien au cœur du bâtiment afin de compliquer une éventuelle attaque. Dursun se demanda contre qui il pouvait bien se prémunir. Ce bidonville lui semblait trop petit pour qu’il pût avoir de la concurrence, et les forces du palais le surpassaient tant qu’aucune protection ne pourrait le mettre à l’abri si Brun décidait de l’éliminer.


Tout en marchant, Calas examinait les murs couverts de lambris.

— Je constate que Zakas bénéficie d’un certain luxe, dit-il.

— En effet, il sait s’entourer de jolies choses, ajouta Dursun.

Toutefois, les yeux de la jeune femme se dirigeaient vers leur guide. Elle l’attrapa par le bras afin d’attirer son attention. La stoltzin sursauta et se dégagea. Le regard qu’elle lança vers Dursun était à la limite de la panique. Le groupe s’arrêta.

— Excusez-moi, se confondit Dursun, je ne voulais pas vous faire peur, je souhaite juste connaître votre nom.

— Lanya, répondit-elle d’une petite voix.

— Lanya ! Quel âge avez-vous ? s’enquit soudain le garde rouge.

Elle tourna la tête vers lui, l’air intrigué.

— J’ai vingt-trois ans, répondit-elle enfin.

Ce qui la situait au début de son adolescence. Son apparente jeunesse constituait donc la réalité. Que faisait-elle à moitié nue dans cette maison ?

— Lanya, quand nous repartirons, je voudrais vous parler. C’est possible.

Elle hocha la tête d’un ton hésitant. Calas lui offrit un sourire qu’il espérait rassurant.

— Ne faisons pas attendre Zakas. Notre ambassade est très importante.

Ils reprirent leur marche. Dursun en profita pour s’approcher du garde.

— Tu crois que c’est…

— Une esclave au service de Zakas ? Oui. Et beaucoup trop jeune pour cette fonction, je le pense aussi.

— Qu’est-ce que ça change ? intervint Nëjya. Il y a des enfants aux harems.

— Certes, mais Brun attend qu’elles deviennent adultes pour les honorer. Dursun aujourd’hui, et Mericia autrefois, avaient douze ans quand le roi les a convoquées.

Nëjya se tourna vers son amante.

— Brun t’as déflorée ?

— Je te raconterai, tempéra Dursun. Tout ne s’est pas passé comme prévu. Seule Deirane a morflé.

— Comment ça ?

Dursun hésita. Elle entendait encore les hurlements de son amie qui résonnaient dans la tête. Calas intervint.

— Je te raconterai, répéta-t-elle.

Nëjya, qui avait remarqué l’assombrissement de l’humeur de Dursun, n’insista pas.


Lanya ouvrit une double porte. Ils se retrouvèrent dans ce qui ressemblait à une salle de banquet, bien chauffée, bien éclairée et très bruyante. Quand ils entrèrent, tout le monde se tut et les regards convergèrent vers eux.

— Que viennent faire quatre rebelles au cœur de mon palais, tonitrua une voix.

— Nous sommes venus passer un marché, répondit Calas.

La foule s’ouvrit, laissant apercevoir un stoltz massif, installé sur un solide siège de bois qui rappelait un trône. Zakas, maître des stoltzt d’Orvbel, se leva et se porta à la rencontre de ses visiteurs. Calas l’observa attentivement, examinant les détails de sa démarche, sa façon qu’il avait de tenir les bras légèrement écartés du corps. Son gilet et son pantalon de cuir assureraient une protection satisfaisante en cas de corps à corps. Il nota que malgré l’ambiance orgiaque de la salle, il était parfaitement propre. Il soignait son apparence. D’ailleurs, sa démarche était moins lourde que sa silhouette ne l’aurait suggérée, preuve qu’il s’était entraîné. À moins que cela fût dû aux os creux des stoltzt qui à corpulence égale les rendaient plus légers.

Zakas s’arrêta devant Calas, qu’il détailla de la tête au pied. Puis ce fut le tour de Jaxtal qu’il soumit au même examen. Il termina par Dursun et enfin Nëjya auxquelles il porta peu d’attention. Il analysait à leur force, pas leur beauté, même s’il gratifia la Shacandsen d’un sourire avenant.

— Un marché ! Voyez-vous ça. Et qu’avez-vous donc à m’offrir qui pourrait m’intéresser ?

Il attrapa Dursun par le bras et de son autre main, tira sur ses vêtements pour jeter un coup d’œil dedans.

— Eh ! s’écria Nëjya.

— Ce n’est certainement pas avec ça que vous allez m’acheter. Je ne vois pas grand-chose d’intéressant là-dedans.

Il libéra la jeune femme qui n’avait pas bougé, comme si l’acte du stoltz ne présentait aucune importance à ses yeux. Zakas se tourna amusé vers la Samborren.

— Le roquet aboie, mais mord-il ?

Calas dut poser sa main sur son épaule pour la dissuader d’intervenir tant elle était furieuse. Heureusement, malgré sa colère, elle n’avait pas perdu l’esprit. Mais le garde rouge la sentait bouillir sous sa poigne.

Zakas retourna à son trône.

— Donc les rebelles m’envoient des filles pour tenter de m’acheter. Pour quoi faire ? Je dispose de tout ce dont j’ai besoin ici.

En illustration de ses propos, il empoigna les fesses de Lanya qui se tenait juste à sa gauche. La jeune stoltzin ne broncha pas, mais quand il la libéra elle recula afin de se mettre hors de portée. Calas remarqua ses yeux brillants. Son travail au service de Zakas n’était pas son choix. Peut-être n’était-elle pas la seule à détester le chef de la communauté. En fait de chef, il ressemblait plus à un malfrat qui aurait réussi à s’emparer du pouvoir par la force. Il n’était plus aussi sûr que s’adresser à lui fût une bonne idée.

D’un geste de la main, Zakas invita ses hôtes à parler. Dursun n’hésita pas un instant.

— Vos conclusions me paraissent un peu hâtives. Vous ne savez rien du marché que je vais vous proposer. Vous êtes bien informé, je l’admets. En fait, je soupçonne que tous les mendiants que l’on croise en ville, auxquels personne ne fait attention, vous rapportent tout ce qui se raconte devant eux.

— Je vois que tu as oublié d’être bête. Mais tu ne devrais pas te mêler de ça. Laisse les grandes personnes discuter entre eux.

Puis il s’adressa à Calas.

— Alors. Quel marché voulez-vous me proposer ?

— Moi, je n’ai rien à offrir, répondit Calas. C’est elle qui commande, c’est elle qui propose.

Zakas ne parvint pas à cacher sa surprise quand son regard se reposa sur la jeune Dursun.

— L’Orvbel est tombé bien bas si les tâches des hommes sont confiées à des femmes, lâcha-t-il.

— Vous seriez étonné de ce qu’une femme peut faire, riposta-t-elle.

— Foutaises. Une femelle est trop fragile pour commander. Elles ne sont bonnes qu’à réchauffer mon lit et à faire ma cuisine. N’est-ce pas Lanya ?

Il tenta de donner une tape sur les fesses de la jeune fille, mais elle s’était placée derrière le trône, hors de sa portée.

— Et combien de dictateurs ont fini leur carrière égorgée dans leur sommeil ou empoisonnée par ces si faibles femmes ?

Le silence s’installa dans la salle. Personne n’osait plus dire un mot. Le regard que Zakas jeta sur la jeune femme était lourd. Instinctivement, Calas fit glisser le poignard qu’il avait gardé dans sa manche, prêt à intervenir. D’autres personnes dans l’entourage du chef observaient leurs compagnons afin de déterminer la conduite à tenir.

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