LXII. La rencontre - (2/2)
Soudain, Zakas tapa du poing sur le bras de son fauteuil et éclata de rire.
— Tu as du répondant jeune fille. Et tu n’as pas froid aux yeux. Tu me plais. J’accepte de t’écouter.
Dursun n’attendait que cela. Elle n’hésita pas un instant quand son tour vint.
— J’ai besoin de votre aide pour rentrer dans le palais et délivrer la reine légitime de l’Orvbel.
— La reine légitime d’Orvbel ! Jeune fille, avez-vous oublié que ce pays était le nôtre avant et que vous vous en êtes emparé illégalement ?
— Je connais l’histoire. Le harem entretient à grands frais la meilleure école du monde civilisé. Je l’ai beaucoup fréquentée.
— Bien. Tu sais donc que nous avons été chassés de nos maisons. Et tu penses que nous allons aider nos envahisseurs à conserver le pouvoir.
— Vous ne pourrez jamais reprendre le trône. Au maximum de son extension, le quartier que nous appelons « pirate » représentait moins d’un cinquième de la ville. Nous sommes plus nombreux que vous. Et même si vous vous empariez du pouvoir par la force, l’Helaria interviendrait. Et personne ne leur reprocherait de chasser un dictateur stoltz en vue de rétablir une souveraineté humaine. Votre tentative n’aura fait que changer la lignée royale, elle ne vous aura pas restitué le pouvoir.
— J’avoue que tu n’as pas tort, jeune fille. Que proposes-tu ?
— Nous vous réintégrons dans la société civile. Nous vous donnerons des maisons, et vous recevrez le statut de citoyen à égalité avec les humains.
— Statut de citoyen. Sois plus explicite !
— Vous serez propriétaire de vos biens, vous pourrez monter vos commerces, vos entreprises, postuler pour les postes de fonctionnaire.
— Cela fait soixante-dix ans que nous sommes relégués dans ce bidonville et que nous vivons de la charité. Crois-tu que nous serons en mesure de nous développer uniquement parce que tu nous auras déplacés ? Sans ressources, nous reconstruirons un bidonville ailleurs, c’est tout.
— Nous ne nous contenterons pas de vous reloger. Nous vous aiderons financièrement. Nous vous donnerons l’argent nécessaire pour bâtir vos maisons et vos boutiques.
— Et au passage, en nous dispersant dans les immeubles libres de la ville, tu détruis le peu d’organisation que nous avons pu conserver.
Dursun comprit la nature exacte de l’objection. Il avait peur de perdre le pouvoir qu’il exerçait sur sa communauté.
— En fait, je pensais vous offrir le quartier inhabité à l’ouest du port.
— Il a brûlé ! Il n’en reste que de ruines !
Sous la colère, Zakas s’était à moitié levé de son fauteuil.
— Justement, vous pourrez en faire ce que vous voulez. Vous resterez groupés et ça sera votre domaine. Vous l’aménagerez exactement comme vous le désirez. Soutenus par nos finances, vous en aurez les moyens.
Zakas s’était calmé. Il réfléchissait. Il imaginait ce qu’il allait bien pouvoir faire une fois installé dans ce nouveau quartier. Beaucoup de choses. Certes, la totalité du bassin portuaire les séparerait du grand marché. Mais ils auraient accès à des quais et des entrepôts qui leur ouvriraient le commerce mondial.
— Nous voulons un bateau ! déclara-t-il soudain.
— Ce n’est pas en mon pouvoir de vous en offrir. En revanche, je peux vous fournir le bois et une cale sèche pour le construire. Vous disposez des compétences ?
Zakas hocha la tête.
— Le bois, la toile, le cordage et un bassin de radoub à plein temps.
— Nous avons quatre… bassins de radoub et la place d’en construire huit autres le long du cours du fleuve. Nous allons vous en donner un qui ne sera qu’à vous, à moins que vous préfériez aménager le vôtre.
Zakas lui envoya un sourire avenant en constatant qu’elle avait corrigé son vocabulaire naval.
— Nous progressons bien, l’encouragea-t-il.
— Bien entendu, ce navire ne vous servira pas à pratiquer la piraterie.
— Avec l’Helaria juste à la sortie du port ! Nous sommes courageux, pas suicidaires.
Dursun claqua ses mains l’une contre l’autre en une sorte d’applaudissement.
— Je pense que nous nous sommes accordés sur tous les points. Vous recevrez un nouveau quartier ainsi que tous les matériaux pour le rénover à votre convenance et vous pourrez mettre en chantier un navire qui ne sera qu’à vous. Confirmez-vous les termes de l’accord.
Calas donna un léger coup de coude à la jeune femme.
— La contrepartie, chuchota-t-il.
Dursun manqua de s’exclamer tout haut ce qu’elle ressentit. Elle avait oublié de faire ses propres demandes. Zakas, qui avait remarqué le geste discret, souriait discrètement. Quand elle reprit son discours, comme si de rien n’était, il n’était pas dupe.
— En échange, vous nous aidez à reconquérir le contrôle du palais.
— C’est un peu vague comme exigence, objecta Zakas. De quoi avez-vous besoin exactement ?
— Il nous faudrait des combattants et des armes.
— Combien ?
— L’armée d’Orvbel comporte deux cents hommes, intervint Calas. La moitié accompagne le roi dans son voyage. Dans le reste, une soixantaine participent à l’insurrection. Le reste n’a pas bougé de sa caserne, ils attendent de voir qui va l’emporter avant de déclarer leur allégeance. Le harem compte un peu moins de deux cents eunuques. Il n’y a que douze immortels, mais même les autres sont entraînés à se battre. J’ignore combien sont passés dans le camp ennemi, mais leur chef est un allié. Les gardes rouges sont tous fidèles à la reine Deirane.
— Laetitia compte onze suiveuses. Elles sont entraînées aussi, mais j’ignore si elles ont des armes. Quant à Terel, je ne sais pas dans quel camp elle se rangera.
— D’après Loumäi, Lætitia a torturé Terel. Je pense qu’elle se rangera de notre côté, intervint Calas.
— Tant mieux. Je ne l’aime pas, mais je préfère la savoir à mes côtés qu’en face.
Zakas s’appuya sur les bras de son trône pour se relever. Il se dirigea en direction de Dursun.
— Donc nous pouvons compter entre cinquante et cent adversaires en fonction des changements d’allégeance. Vous, vous êtes tout au plus une vingtaine, dont la moitié constituée de gardes rouges. Tout dépend donc du camp qu’adopterons les eunuques. S’ils ont rejoint vos ennemis, nos forces ne seront jamais suffisantes pour les vaincre. S’ils marchent avec nous, nous aurons une chance de l’emporter.
Il retourna s’asseoir.
— Si un oracle m’avait prédit que mon avenir reposerait sur une bande d’hommes châtrés, je ne l’aurai jamais cru.
Jaxtal s’avança alors. Il désigna Calas du bras.
— J’ai vu cet homme combattre cinq soldats à lui seul et les battre sans recevoir la moindre blessure. Douze de ses semblables seront de notre côté.
Zakas caressa la barbe qui lui garnissait le menton.
— Effectivement, je dois tenir compte de ce fait. La garde rouge est avec nous et jamais elle n’a été vaincue.
Il examina Calas attentivement. Il n’avait en apparence aucune arme sur lui. Mais il ne se faisait aucune illusion, il n’en était pas inoffensif pour autant. Dursun l’interrompit dans ses réflexions.
— Il reste un dernier point que vous devrez résoudre. Vous devrez nous introduire dans le palais.
— Je me demandais quand vous alliez aborder ce point. Bruna l’envahisseuse avait contourné les défenses en passant par un tunnel destiné à nous permettre d’évacuer en cas de guerre. Depuis, ses successeurs l’ont bouché. Vous connaissez une autre entrée ?
Dursun hocha la tête.
— Par les égouts. J’ignore où ils aboutissent dans la mer, mais à partir de là, je saurais y aller.
— Nous savons ou se situe l’endroit. Mais il n’existe aucun moyen de s’introduire dans le palais depuis les égouts.
— Leur plan a changé depuis que vous dirigiez la ville. Je connais un chemin.
— Je vais vous faire confiance. Mais je ne comprends pas pourquoi les usurpateurs auraient ouvert un nouvel accès à leur forteresse alors qu’ils ont pris tant de soin à détruire le précédent.
— Ils ne sont pas au courant.
Zakas se leva et descendit les quelques marches de son trône jusqu’à atteindre Dursun.
— Jeune femme. Je vais réfléchir à votre proposition. Je vous donnerais ma réponse demain. Je dois consulter les autres chefs de la communauté. Mais si j’accepte, ce sera en échange d’un poste dans le futur gouvernement.
— Bien entendu, répondit Dursun. Un membre de votre communauté pourra intégrer le gouvernement. Vous découvrirez vite que c’est un travail bien ingrat. On trime comme ce n’est pas possible et les administrés nous détestent.
— Nous allons vous loger cette nuit. Demain vous…
— Je préférerais rentrer ce soir, objecta Calas. De nuit, nous aurons moins de chance de nous faire repérer. Et nos amis pourraient s’inquiéter de ne pas nous voir revenir. Nous devons les mettre au courant de l’accord que nous venons de passer.
Zakas hésita un long moment entre répondre à Calas ou à Dursun. Il choisit finalement cette dernière. Elle semblait être la tête, alors que le garde rouge n’était qu’un exécutant.
— Demain soir, nous vous rejoindrons, si nous marchons avec vous. Si au coucher du soleil, vous ne nous voyez toujours pas, c’est que nous rejetons votre offre.
— C’est noté, répondit Dursun.
Zakas tourna les yeux vers Jaxtal.
— Et vous, prenez soin de cette enfant. Elle est importante pour moi.
— Vous pensez donc accepter son marché ?
— Je n’ai pas encore décidé. Mais je ne voudrais pas que le choix me soit interdit uniquement parce qu’elle est tombée dans une embuscade.
Jaxtal salua le stoltz d’une légère inclinaison de la tête. Il n’était pas dupe. Le retour dans leur repaire allait se dérouler sans problème. Zakas allait y veiller.
Alors que Lanya ramenait les visiteurs à travers cette immense demeure, Jaxtal l’interrogea.
— Vous ne ressemblez pas à ces porcs. Qu’est-ce qu’une jeune fille comme vous fait dans un tel cloaque ?
— La situation n’est pas si mal. Je mange à ma faim. Avec la mort de mon père, j’aurai fini à la rue. Zakas m’a recueillie.
Un bref coup d’œil suffit à convaincre Dursun, et certainement Nëjya aussi, que la générosité du chef des stoltzt ne devait rien à l’altruisme. Lanya était très belle, il devait vouloir en faire sa maîtresse. Si ce n’était pas déjà fait d’ailleurs.
— De quoi est mort votre père ? l’interrogea Jaxtal.
— Je l’ignore. Un soir, il n’est pas rentré à la maison. Quand Zakas est venu réclamer le loyer, ma mère et moi on n’avait pas l’argent. Il m’a proposé d’entrer à son service en échange de son paiement.
— Quand était-ce ?
— Juste avant la vague.
Cela faisait longtemps pour un humain, mais les stoltzt grandissaient plus lentement. Deux ans plus tôt, elle ne devait pas être si différente de ce qu’elle était à ce jour. D’ici à ce que ce fût Zakas qui ait fait disparaître l’obstacle que constituait le père, il n’y avait qu’un pas que Jaxtal n’hésita pas à franchir.
Quand le groupe se retrouva dehors, Dursun se sentit libérée. Cette maison, un taudis à l’extérieur, opulente à l’intérieur, la mettait mal à l’aise.
— Vous venez avec nous ? proposa Calas à l’adolescente stoltz.
— Je dois rester, pour ma mère et ma sœur, répondit-elle.
Le sourire qu’elle leur offrit leur montra qu’elle les aurait bien suivis cependant. Attristé par le sort de cette pauvre fille, Calas entraîna sa troupe vers leur refuge.
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