LXIII. Rébellion.
Anders entra dans la tente à laquelle Vetas, le commandant de l’escouade détachée de l’armée orvbeliane, avait droit en tant qu’officier.
— Je peux vous parler ? demanda-t-il.
— Faite donc.
De la main, Vetas désigna un siège à son visiteur. Ce dernier s’y installa en croisant les jambes.
— Avez-vous exploré les lieux ?
— Bien sûr, répondit Vetas. C’est une précaution élémentaire quand on assure la protection de son roi. Heureusement, le campement est assez petit.
— Mais avez-vous poussé vos investigations au-delà ? Avez-vous visité le village edorian par exemple ?
— Aussi. Et vous ?
— Je n’en ai pas éprouvé le besoin ; je vous ai vu vous y rendre. Avez-vous remarqué des choses intéressantes ?
— Rien, c’est un village edorian typique. Les gens y parlent edorian. Et d’une manière générale, ils ne sont pas bavards.
— Ce qui n’a rien d’étonnant. Voir une armée débarquer sur leurs terres est un événement inquiétant.
— Ils mangent mieux que nous. Je ne dirais pas qu’ils regorgent de nourriture. Ils ont faim, cela se voit, mais ils ne sont pas affamés.
— Rien d’étonnant là non plus. Les edorians se sont toujours montré plus prévoyants que nous.
Le commandant hocha la tête.
— Je suis d’accord avec vous. Il y a quand même quelque chose qui me gêne.
— Expliquez-moi.
— Je trouve ce village bien proche du campement sangären.
— Personnellemen, je n’y vois rien d’étrange. Les Sangärens et les edorians se complètent. Les premiers sont nomades, ils ne peuvent pratiquer l’agriculture. En revanche, ils possèdent des troupeaux qui paissent sur les immenses plaines de leur territoire. Qu’ils aient installé un comptoir pour faciliter les échanges commerciaux ne me surprend en rien.
— Je n’y avais pas pensé.
Anders se leva et donna une bourrade virile sur l’épaule du militaire.
— Que vous vous inquiétez pour la sécurité est tout à votre honneur. Mais faites attention à ne pas voir des dangers là où il n’y en a pas.
— Et vous en avez vu, vous ?
— Pas encore. Mais il reste un endroit que je n’ai pas exploré : la forêt, ajouta Anders
— Quelle forêt ?
— Les edorians sont un peuple forestier. Pourquoi ne se sont ils pas installés dans celle qui pousse sur les berges du fleuve ?
Vetas réfléchit longtemps avant de répondre.
— La guerre contre les feythas a ravagé les forêts du continent. Ils ont donc préféré s’installer à côté plutôt que dedans, pour éviter de l’endommager davantage.
— Elle m’intrigue cependant. Voudriez-vous la visiter avec moi ?
Le commandant soupira.
— Si vous y tenez, répondit-il.
Le soldat se leva, il chaussa ses bottes, puis se couvrit d’un épais manteau. Il suivit son homologue des gardes rouges en direction du lac.
La forêt longeait la rivière, ils durent donc contourner le plan d’eau et parcourir une bonne longe pour l’atteindre. La neige ralentissait leurs pas. Ils mirent deux calsihons pour y arriver. Le sol dégagé entre les troncs leur facilita la marche. Ceux-ci étaient disposés en lignes parallèles au cours de la rivière, comme si un arpenteur avait décidé du lieu de leur germination. Les plus vieux se situaient sur la berge, les plus jeunes en étaient éloignés.
— Ces arbres ont été plantés, constata Vetas. Cette forêt est artificielle.
— Maintenant, nous savons pourquoi les edorians ne se sont pas installés dedans. Quand ils sont arrivés, elle n’existait pas, déduisit Anders. En fait, ils en sont certainement à l'origine.
— Vous vous êtes affolé pour rien.
Le commandant de l’armée continua son exploration. Une exploration qui avait des allures de promenade. Il se dirigeait un peu au hasard.
— Pourquoi les edorians n’ont ils pas reboisé l’autre côté de la rivière ? s’interrogea-t-il soudain.
— Comment le saurais-je ? répondit Anders. Peut-être est-ce tout simplement parce qu’il n’y a pas de pont pour la traverser.
Vetas reprit sa marche.
— À qui êtes-vous fidèle ? demanda soudain Anders.
Vetas s’immobilisa. Lentement, il se retourna vers le garde rouge.
— Quelle question étrange ? Je suis fidèle à ma femme.
— Ce n’est pas ma question. À qui prêtez-vous allégeance ?
— Mais ! Au roi, bien sûr. Pas vous.
— J’ai fait serment de protéger le trône contre toute menace.
Le soldat reprit sa marche, tranquillement.
— Me soupçonneriez-vous de vouloir trahir, alors que nous avons fait le même serment et que nous le respectons avec la même ferveur ?
— Avez-vous entendu parler de Salomé ?
— Je ne connais personne de ce nom. Il est originaire de quel pays ?
— Je l’ignore. C’était une concubine du harem. Pas la plus belle, malgré tout très belle. Ce n’était pas non plus la plus jeune. Il lui restait quand même de beaux jours devant elle.
— Restait ? releva le soldat. Elle est morte donc.
— Le roi l’a tuée à coup de poing dans un moment de colère.
Vetas ne répondit pas.
— Parlons de Mericia maintenant, continua Anders. Elle, vous la connaissez.
— C’est, si je ne me trompe pas, cette femme au corps exceptionnel qui se promène toujours nue.
— Un jour, le Seigneur lumineux a commis une erreur. Il a cru qu’elle l’avait trahie et il l’a fait mutiler.
— Quel dommage ! Une si belle femme.
— Je pourrais aussi évoquer Umbria que le roi a condamnée à être enfermée dans une maison close uniquement parce qu’il avait pris son père en grippe.
— Vous m’amusez Anders. Vous, le célibataire endurci, vous vous posez en chantre de la protection de toutes ces femmes. Si vous en aviez au moins tenu une dans vos bras – une vraie, pas une qu’on paye –, je comprendrais. Cela fait dix ans que je suis avec la mienne et je n’en changerai pour rien au monde. Mais vous, aucun flirt, aucune petite amie. Juste les prostituées du port. Franchement, je ne vous comprends pas.
— Je voulais uniquement vous évoquer certains aspects de notre seigneur, afin que vous connaissiez bien l’homme que vous servez.
Vetas fit demi-tour et combla les quelques pas qui le séparaient d’Anders.
— Je ne saisis pas à quel jeu vous jouez. Peut-être est-ce une technique des guerriers rouges pour tester la fidélité des sujets du royaume. Sachez que le seigneur lumineux est mon roi. Et malgré tous ses défauts, il le restera envers et contre tout.
L’expression attristée d’Anders l’intrigua.
— Que vous arrive-t-il ? Vous êtes souffrant ?
— Je suis désolé, répondit Anders.
— Désolé ? De…
Une lame métallique bien aiguisée interrompit sa phrase en lui tranchant les cordes vocales. Étouffé par son propre sang, il tomba à genoux. Il leva un regard rempli d’étonnement vers Anders.
— Comme je vous l’ai dit, je suis fidèle au trône, or ce roi est en train de le détruite. C’est donc à son héritier de prendre sa succession, sans attendre. Quand je rentrerai en Orvbel, je couronnerai sa fille Bruna et je la protégerai contre toute personne qui voudra la renverser. Un dernier point. Je ne fréquente pas les prostituées du port, mais une prostituée. Toujours la même depuis trois ans. Celle que Brun a fait enfermer, juste parce qu’il croyait que son père l’avait trahi, quelques douzains avant notre mariage.
— Serment… roi… parvint-il difficilement à articuler le mourant.
— Vous avez raison. J’ai fait serment de protéger la vie du roi en effet. Mais je n’ai nulle intention de la lui ôter ou de laisser quelqu’un l’assassiner. Je vais juste mettre fin à son règne.
Un second guerrier rouge prit place à côté d’Anders. Ensemble, ils surveillèrent le commandant du détachement de l’armée d’Orvbel jusqu’à ce qu’il s’éteignît. Puis, à deux, ils saisirent le corps et le transportèrent jusqu’à la rivière dans laquelle ils le jetèrent. Le courant l’entraîna ; d’ici au lever du soleil, il serait trop loin pour que l’on puisse le retrouver.
— Était-il indispensable de le tuer ? demanda le nouveau venu.
— Malheureusement oui, répondit Anders. Il avait l’aura nécessaire pour galvaniser les soldats. Le moment venu, il aurait pu les pousser à résister. Sans lui, ils se soumettront sans difficulté.
— Et cet Atlan, il n’aime clairement pas le Seigneur lumineux, mais il a donné sa parole d’assurer sa protection. Crois-tu que se sera suffisant pour qu’il trahisse sa parole ?
— C’est un Sängaren, rien ne pourra faire qu’il la renie, même si Brun tuait ses parents devant lui.
— Alors il risque de s’opposer à nous.
Ils regardèrent le corps dériver vers l’aval.
— J’aurais quand même préféré qu’il ne soit pas si fidèle à ce monstre, ajouta-t-il.
Ensemble, les deux gardes rouges retournèrent au camp.
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