LXV. Le Retour - (1/4)

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Dursun se leva. Elle avait l’estomac vide. Malheureusement, la veille, elles avaient épuisé les réserves de la maison. Elle n’avait été prévue pour héberger que deux, quatre occupants à la limite. Ce qu’Anders y avait entreposé n’avait résisté qu’à deux repas. Aujourd’hui, elle allait devoir se mettre en quête de nourriture. Elle ne pourrait pas lancer l’assaut contre le palais l’estomac vide. Dans la grande salle commune, elle trouva un quignon de pain rassis. Elle s’en empara. La plupart des concubines, apathiques, la regardèrent procéder à son larcin sans réagir. Une seule s’en offusqua.

— Eh ! C’est tout ce qui reste !

— Si je suis privé de nourriture pendant ma croissance, je vais rester rachitique, objecta Dursun.

Lavina apprécia la silhouette menue de son interlocutrice.

— Malgré les apparences, ta croissance est finie depuis un moment.

— Je confirme, lança quelqu’un derrière elle. C’est une adulte.

Tout le monde se retourna vers la voix qui provenait de l’escalier. La Samborren se tenait sur la dernière marche. Elle ne portait qu’une tunique fine descendant à mi-cuisse qui suggerait ses formes graciles.

— Nëjya ! s’écria celle qui avait houspillé Dursun. Tu es revenue.

Au nom, toutes les têtes se tournèrent vers elle.

— C’est moi, dit-elle fièrement. Et je confirme. C’est une adulte, avec un corps d’adulte et l’expérience d’une adulte.

Calas sourit en imaginant comment les deux femmes avaient fêté leurs retrouvailles. Pourtant, il n’avait rien entendu, tellement elles s’étaient montrées discrètes. Il se demanda si ce n’était pas la vie au harem qui leur avait appris à faire preuve de prudence. Mericia aussi, quand elle prenait son plaisir avec lui, arrivait à le faire sans bruit.

Elle descendit les dernières marches pour rejoindre Dursun.

— Tu as bien dormi ? lui demanda-t-elle.

— Très peu. Par ta faute.

Un reproche agrémenté d’un sourire. Elle déposa un baiser tendre sur les lèvres pulpeuses.

Dès qu’elle s’écarta, Loumäi lui glissa d’office une tasse pleine d’un liquide fumant entre les mains.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Infusion d’aiguilles de pins, répondit-elle. Il n’y a plus de thé.

— Eh, je n’en ai pas eu moi ! protesta Dursun.

— Toi, tu as choisi le pain, riposta la concubine qui l’avait déjà grondée.

— Mais il est tout rassis. En plus, il n’a pas bon goût.

— Tu aurais dû mieux réfléchir.

La Dursun d’autrefois aurait boudé. Mais elle était adulte maintenant. En plus, elle dirigeait la résistance contre Lætitia. Elle ne pouvait plus se le permettre.

— Nous devrons trouver à manger. Ce soir, quand on prendra le palais d’assaut, nous devrons disposer de toutes nos forces.

Malgré les remontrances de Lavina, Loumäi donna une tasse d’infusion à Dursun. Lavina ne protesta pas, elle ne voulait pas brimer Dursun, juste la taquiner. Elle en but une gorgée.

— Eh ! Mais c’est bon ce truc, je n’en avais jamais bu. Et le goût sucré, tu as rajouté du miel.

— Non. Avec la sève de cet arbre, les anciens stoltzt fabriquaient des bonbons. Les actuels aussi d’ailleurs.

Dursun dégusta sa boisson. Les anciens stoltzt savaient vivre.

Du coin de l’œil, elle vit Nëjya tourner autour de la table qui séparait la cuisine du salon. Une concubine, comme pour s’assurer qu’elle était bien réelle, avait posé sa main sur elle. La jeune femme ne s’était pas formalisée de ce contact, le retour apparemment providentiel devait leur sembler un miracle. En réalité, elle était arrivée en ville depuis plus d’un mois, attendant qu’une opportunité se présente. Elle avait assisté au départ de Brun et en avait tiré toutes les conclusions. Mais elle n’avait pas encore eu le temps de raconter son périple aux résistantes, seule Dursun en avait eu la primeur. Et elles se comportaient comme si sa présence constituait un miracle. Et maintenant, elles étaient dix autour d’elle. Dix paires de mains qui se posaient sur son corps pour s’assurer de sa réalité. Elle s’écarta pour échapper aux contacts devenus trop inquisiteurs. Peine perdue, elles la suivirent.

— He ! s’écria-t-elle au bord de la panique. Laissez-moi !

Le grouillement de tous ces doigts sur sa peau lui rappela une autre fois où une telle chose s’était produite. Des caresses forcées qui s’étaient transformées en coups si violents qu’elle avait cru que son visage éclatait. Elle se retrouva coincée contre la porte, prête à s’enfuir malgré sa tenue légère totalement inadaptée au froid intense qui régnait à l’extérieur.

Une poigne puissante lui attrapa le bras et la tira hors du groupe des assaillantes. Son père était venu à son secours. Maintenant qu’elle était en sécurité entre les bras musclés, sa peur reflua.

Ce visage nouveau attira l’attention des concubines.

— Qui est-ce ? demanda Lavina.

— Nous avions besoin d’un général pour nous diriger. Le voilà, répondit Nëjya.

— Vous êtes un guerrier ? s’informa Calas.

— Un simple paysan, le renseigna Jaxtal.

— Ce qui ne fait pas une grosse différence, si comme vos traits l’indiquent, vous venez du Sambor. J’en ai eu la preuve cette nuit.

Le garde rouge n’avait pas tort. Ce petit pays n’avait pas d’armée ni de caste guerrière. Mais tous ses habitants possédaient une arme et savaient s’en servir. Et en cas de nécessité, ils faisaient preuve d’une cohésion incroyable. Les tentatives d’invasion de ses voisins s’étaient chaque fois soldées par un échec. Ils avaient appris à le considérer avec la même prudence qu’un chat confronté à une guêpe.

— Je viens du Sambor, en effet. De la province du Bacoum.

— Comme Nëjya ! s’écria Lavina. C’est de là-bas qu’elle vient aussi.

— Comme c’est surprenant, ironisa Calas. Un père et sa fille viennent du même endroit.

— Excellente déduction, le félicita Jaxtal.

Lavina, vexée, ne prononça plus un mot.

— Je comprends que tu sois fière de ton père, mais nous avons déjà un général, intervint Dursun.

De la tête, elle désigna Calas.

— Mon père dirige les milices de protection de notre village, tu sais.

— C’est vrai, confirma ce dernier. Mais notre village n’a jamais été attaqué. Cet homme, Calas, est un militaire expérimenté. De plus, si j’en juge par ses galons, il est officier. Il fera un meilleur général que moi. Et d’ailleurs, ce n’est pas pour cela que je t’ai suivie jusqu’ici.

Nëjya fit la moue.

— J’aurais tant aimé que tu portes l’étendard de la rébellion qui chasserait Brun du trône de l’Orvbel.

— Si tu y pensais, tu te rendrais compte que ce n’est pas possible. L’Orvbel doit régler ses problèmes lui-même.

— On peut l’aider un peu quand même, suggéra-t-elle d’une toute petite voix.

— Un peu. Pas trop. Le nouveau gouvernement de l’Orvbel devra être considéré comme légitime par toutes les parties. Ce ne sera pas le cas si c’est un pays étranger qui fait tomber l’actuel et installe son successeur.

Nëjya avait compris. Elle était quand même déçue. Un raisonnement aussi juste soit-il ne pouvait pas faire oublier ses rêves si facilement.

Heureusement, Nëjya en avait d’autres. Elle se dévissa la tête pour la tourner vers Jaxtal.

— Je crois qu’il est temps, dit-elle mystérieusement.

— En es-tu sûre, ma fille ? Est-ce vraiment le meilleur moment ?

— Ce soir, nous allons mener l’assaut contre le palais. Quelques-unes d’entre nous risquent d’y rester. Il pourrait bien ne plus jamais y avoir d’autres occasions. Et je souhaite que ce soit fait.

— Très bien.

Le Samborren tendit un petit paquet à sa fille. Elle en sortit une boîte en bois de la taille de la paume. Lavina se pencha pour essayer de voir. En vain, la concubine le masquait de sa main.

— Tu veux bien te mettre ici ? demanda-t-elle à Dursun.

Intriguée, la jeune femme obéit.

— Vous voulez bien faire de la place, lança-t-elle à la cantonade.

Les concubines et les eunuques s’écartèrent, ménageant un espace vide autour des deux femmes.

— Merci.

Elle hésita un long moment avant de reprendre la parole, laissant Dursun dans l’expectative. Enfin, elle se décida.

— Depuis que je suis partie, il y a un an, je n’avais qu’une seule idée en tête : revenir et t’emmener. C’est pour cela que je n’ai pas suivi les conseils de Deirane en m’installant en Helaria. À la place, je suis rentrée dans mon pays pour chercher du secours auprès de mon père. Il a achevé ma formation de combattante que Naim avait commencée, m’a aidé à trouver l’arme qui me convenait le mieux. Cela n’a pas été facile. J’ai dû affronter la haine des miens qui considèrent que les amours entre femmes sont contre nature. J’ai été insultée, humiliée, frappée. Une fois, un homme a même voulu me montrer de force que j’étais dans l’erreur. Depuis, quand il me voit, il fait demi-tour. Quand mon père m’a estimée prête, nous sommes revenus ici, prêts à saisir la moindre opportunité. Si j’ai supporté tout cela, c’est parce que je n’avais qu’une idée en tête : je voulais passer ma vie avec toi. C’est mon principal objectif. Voire le seul. Et pour l’atteindre, je suis prête à affronter toutes les épreuves que la vie dressera devant moi. Aujourd’hui, nous sommes réunies. Je ne veux pas voir cette occasion nous échapper comme cela s’est trop souvent produit par le passé.

Elle avança d’un pas. Elle se mit à genoux en ouvrant l’écrin qu’elle tendit en direction de la femme qu’elle aimait.

— Dursun de l’Aclan, veux-tu m’épouser ?

Dursun se figea, incapable de prononcer un mot de plus. Soudain, elle éclata en sanglots. Nëjya se leva et la prit dans ses bras.

— Que t’arrive-t-il ?

Elle sécha une larme qui coulait sur la joue.

— Ce n’est pas la réaction que j’attendais.

— Qu’espérais-tu ?

— Un oui enthousiaste.

— Tu sais bien que ce n’est pas possible. Nous sommes deux femmes.

— Eh ! Nous sommes en Orvbel. Il faut bien que ce pays possède quelques avantages. Ici, à partir du moment où tu peux payer, rien n’est interdit. Même pas un mariage entre femmes.

Dursun tourna les yeux vers le garde-rouge qui hocha la tête pour confirmer les dires de la Samborren. Incrédule, elle fixa son regard sur les yeux de son amante, des yeux qui la regardaient comme personne en dehors d’elle. Des yeux qui exprimaient tout l’amour que Nëjya éprouvait pour elle. Elle était sûre de ce qu’elle voulait. Elle ne pouvait juste pas croire qu’une telle chance leur était accordée, en plus par le pire pays qui existait.

— Bien sûr que je le veux, répondit-elle. Tu en doutais ?

Pour toute réponse, Nëjya posa tendrement les lèvres sur celles de sa compagne et les embrassa avec beaucoup de douceur.

Le garde donna un grand coup dans l’épaule de Jaxtal.

— J’espère que ce n’est pas trop dur pour vous ! Deux femmes.

Tout ce qu’il reçut du Samborren fut un regard noir. Ce dernier s’avança vers le couple enlacé et les engloba toutes les deux dans la même étreinte. Puis il déposa un baiser sur la tempe de chacune des deux femmes, accueillant ainsi Dursun au sein de sa famille.

La nuit était tombée. Les concubines s’étaient préparées. Malgré le danger que cela représentait, aucune n’avait voulu rester en arrière. Même Loumäi les accompagnait. Elles étaient toutes nerveuses, elles ne tenaient pas en place. Quand on frappa à la porte, elles sursautèrent.

Jaxtal se positionna à côté de la porte. Il avait troqué son nunchaku contre un poignard en silex. Calas s’était posté face à la fenêtre. Il s’était mis bien en évidence, servant d’appât à un éventuel assaillant. Dursun s’avança vers la porte, Nëjya la retint et ouvrit à sa place.

Un stoltz entra. C’était Zakas.

— Vous êtes prêts ? demanda-t-il.

— Nous n’attendons plus que les armes que vous deviez apporter, répondit Dursun.

Il jeta un coup d’œil autour de lui.

— Des femmes et des non-hommes, lâcha-t-il d’un ton méprisant. J’ai les armes, où sont les combattants que vous aviez promis ?

Dursun écarta les bras pour englober tous les occupants de la pièce.

— Ils sont tous là.

— Vous m’avez trompé. L’opération est annulée. Je rentre chez moi.

Il sentit une main lui maintenir fermement la nuque pendant que la pointe d’un couteau se posait sur la gorge. Il se raidit aussitôt.

— Je constate que vous n’avez pas changé depuis que vous avez investi notre terre, gronda-t-il. Ce que l’on refuse de vous donner, vous le prenez en traître.

— On ne va rien te voler. Je voulais juste te prouver qu’il ne faut pas sous-estimer une femme, lui renvoya Nëjya. La démonstration te satisfait-elle où dois-je l’approfondir ?

— Je pense qu’il a compris, intervint Jaxtal.

Elle libéra le stoltz de sa prise. Brusquement, il se retourna pour envoyer un direct à la jeune femme. Elle esquiva sans problème avant de se mettre en position, son couteau dans une main, utilisant l’autre pour s’équilibrer. Elle avait adopté la posture d’une combattante entraînée, ce que Zakas remarqua immédiatement. Il tira sa propre dague.

— Vous savez vous battre, la félicita-t-il.

— Cela fait un an que je l’entraîne, intervint Jaxtal. Et je suis assez fier du résultat.

— Quel pays entraîne ses femmes à combattre ? s’étonna-t-il. Vous ne portez pas le bracelet des Helariaseny.

— Le Sambor, répondit Jaxtal.

— Le Sambor.

Zakas rangea son arme.

— Vous n’êtes pas les meilleurs guerriers, mais il est impossible de gagner contre vous. Vous ne renoncez jamais. Je reconnais que les femmes peuvent être des combattantes. Mais elles !

Il engloba toute la pièce d’un geste du bras.

— Attendez de voir ce qu’elles valent sur le terrain avant de les condamner, intervint Dursun. Et puis, vous oubliez les eunuques. La plupart sont formés pour défendre le harem en cas d’attaque.

— Défendre avec quoi ? Avec des brûle-parfum.

L’un des eunuques, un immortel, se leva pour faire face à l’ancien pirate.

— Non avec ça, dit-il simplement.

Il dégaina son sabre de son fourreau et le montra à Zakas, sans le lui passer.

— Belle bête, reconnut celui-ci. Mais savez-vous vous en servir ?

— Voulez-vous une démonstration ?

L’eunuque fit tournoyer son arme pour se mettre en position, un geste difficile qui requerrait beaucoup d’entraînement. Zakas fut impressionné.

— Ce n’est pas la peine. Celle de cette jeune femme est suffisante.

— Parfait.

L’eunuque rangea son arme.

— Un détail. Ce ne sont pas les eunuques qui s’occupent des brûle-parfum. Ce sont les domestiques et les prêtres.

L’infusion de Dursun avait refroidi. Elle posa la tasse sur la paillasse.

— Ça y est, vous avez fini de comparer vos attributs ? ironisa-t-elle. On peut passer aux choses sérieuses ?

Zakas inclina la tête dans sa direction.

— Nous vous écoutons.

— Si vous nous montriez les armes.

Zakas siffla, un trille étrange qui ressemblait à un chant d’oiseau, impossible à reproduire par une gorge humaine. Dursun vit là la confirmation que les stoltzt étaient de proches cousins des oiseaux, une idée qui lui était venue à la tête depuis quelques mois. À ceci près que les oiseaux étaient un nouveau peuple alors que les stoltzt étaient un ancien, endémique à ce monde.

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