LVIII. La traversée du Sangär - (2/2)
Enfin, le septième jour, ils arrivèrent à destination. Devant eux s’étalait un lac qui n’était pas pris par les glaces malgré la neige qui l’entourait. Ses eaux se déversaient dans un seul émissaire assez large pour être navigable par un petit navire. Ses rives étaient boisées sur à peine quelques dizaines de perches de large de cette espèce de conifère autrefois fréquent au sud du continent. À quelque distance du lac se dressait une construction de bois de bonne taille sur un soubassement en pierres. Un filet de fumée s’échappant par une cheminée indiquait qu’elle était habitée. Partant de ce bâtiment, tels les rayons d’une roue, des rangées de tentes s’alignaient en direction de la plaine. Une demi-roue plutôt vu que rien ne se dressait entre les berges du lac et le bâtiment.
— C’est donc cela le lieu de la rencontre ? Ça a de la gueule, apprécia Brun.
— Pourrons-nous assurer votre sécurité dans ce village de toile ? objecta Anders.
— Ceci est l’assemblée sangären. Ceux d’entre nous qui s’y rendraient coupables d’un crime seraient exécutés sur le champ, intervint Atlan.
— Nous ignorions qu’un tel lieu existait, fit remarquer Brun.
— Il est récent. La matriarche de ce camp ne l’a mis en place que depuis quelques années. Et seule une partie des Sangärens respectent son autorité. Néanmoins, de nouvelles tribus nous rejoignent régulièrement.
Atlan était en train d’expliquer à Brun que cette femme rassemblait la totalité de la nation sangären sous une seule autorité. Voilà qui ne présageait rien de bon pour l’avenir des pays limitrophes. C’était un problème dont ses successeurs auraient à s’occuper. Le temps que cette unité s’accomplît, il serait certainement mort depuis longtemps.
— Cela ne me rassure pas, reprit Anders.
— Si cela peut vous rassurer, les cinq rangées qui vous sont attribuées sont celles au sud.
De la main, il désigna la zone située à sa gauche.
— Comme vous pouvez le constater, le pavillon de votre roi est entouré des vôtres. Vous pourrez facilement assurer sa sécurité.
La tente attribuée à Brun était reconnaissable à sa haute taille et ses grandes dimensions. À leur droite, l’autre tente identique était certainement celle du roi d’Yrian.
— Je suppose que c’est la matriarche qui habite dans la maison, suggéra Brun.
— Non, personne n’y habite. Ce n’est qu’un lieu de réunion. La matriarche vit au milieu des siens.
Alta désigna les dernières rangées de tentes, celles qui séparaient les deux zones dévolues aux rois. Aucune d’elle ne se distinguait des autres, au point que Brun ne put dire où dormait exactement la matriarche. Apparemment, elle ne bénéficiait d’aucun traitement de faveur malgré sa position.
— Allons prendre possession de nos quartiers, déclara-t-il enfin.
La troupe se remit en route. Les Sangärens se séparèrent du convoi pour rejoindre leurs propres logements.
À la fin de la rangée, Brun découvrit un enclos délimité par une barrière en bois, sur le moment ouvert. L’intérieur avait été déneigé et les mangeoires et abreuvoirs remplis. Voilà qui allait leur permettre de parquer leurs chevaux en toute sécurité. Accompagné de deux gardes rouges, Brun s’avança jusqu’à sa tente. Il mit pied à terre sur un soubassement en pierre qui avait été mis là pour éviter de se crotter dans la boue. Les Sangärens avaient tout prévu.
Brun passa l’auvent qui protégeait l’entrée et pénétra dans son domaine. Bien que les lieux fussent loin de respirer l’opulence, ils s’avéraient confortables. Une grande table, très simple à l’exception de gravures sur les montants trônait au centre. Elle était entourée de fauteuils aux coussins rebondis. Le sol était recouvert d’un tapis épais qui isolait du froid. Contre les parois, des braseros dispensaient une chaleur douce et bien agréable. Au fond des tentures permettaient d’accéder à une seconde pièce qui abritait certainement sa couche. Les commodités n’avaient pas été oubliées. Les buffets accueillaient des carafes d’eau, ou des bouteilles d’alcool. Les verres devaient être rangés quelque part. Une coupe débordait de ces petits pains fourrés que fabriquaient les Yrianis.
— Cela me paraît adéquat, déclara-t-il.
Soulagé, Atlan lui emboîta le pas quand il entra dans la tente. Aussitôt, les gardes rouges commencèrent à tout examiner, à la recherche d’un piège. Comme attendu, ils ne trouvèrent rien. Ils étaient encore en train de fouiller les tiroirs lorsque la tenture se souleva. Sur leurs gardes, ils tirèrent leur sabre de leur fourreau, prêt à affronter cette menace. Ce n’était qu’une femme, la tension se relâcha.
— Les lieux sont-ils à votre goût ? demanda-t-elle.
— Je ne m’attendais pas à être aussi luxueusement logé, répondit Brun.
— Nous ne sommes pas des barbares. Nous prenons soin de nos invités.
— Je le constate. À qui ai-je l’honneur ?
— Je suis la matriarche de ce campement et de l’ensemble de la tribu de Mudjin.
Brun admira la silhouette mince et élancée que mettait en valeur une robe blanche sans manches en contraste avec son teint bruni par le soleil. Paradoxalement, alors qu’elle exhibait un large décolleté, une petite voilette de fine soie masquait ses traits. Comme d’habitude chez les Sangärens, sa peau était couverte de tatouage, bien que moins nombreux que ceux qu’il avait rencontrés jusqu’alors. Il regretta qu’elle portât les cheveux – éclaircis par la vie au grand air – guère plus longs qu’aux épaules. Cela importait peu en réalité, il avait affaire à la matriarche de Mudjin, la femme la plus puissante du Sangär. Il n’avait aucune chance de ne serait que la toucher, ce qui était dommage parce qu’elle était belle. Il déplora que ses traits fussent cachés. S’ils étaient aussi parfaits que son corps, elle devait faire partie des plus belles femmes qu’il ait jamais vues.
Brun se demanda quel âge elle pouvait avoir. Elle semblait aussi âgée que ses concubines les plus anciennes qui atteignaient les vingt-cinq ans. Cependant, son mode de vie vieillissait les gens, il envisageait la possibilité qu’elle fût bien plus jeune en fait. Il opta pour cette seconde solution, afin de s’attirer ses bonnes grâces.
— Vous me paraissez bien jeune pour être matriarche.
— Vous-même n’aviez que onze ans quand vous êtes monté sur le trône, répliqua-t-elle.
— Parce que mon père avait été assassiné.
— Quand ma mère l’a été, je n’avais que six ans.
— Serait-ce impertinent de demander dans quelles circonstances ?
— Ce serait surtout très long. Nous aurons l’occasion d’en discuter si cela vous intéresse.
Cette réponse plus au roi, elle signifiait qu’ils allaient passer du temps ensemble.
— Ainsi vous êtes la fille de Mudjin ?
— Adoptive. Un Sangären se doit d’avoir des fils pour transmettre son savoir et des filles pour hériter de ses richesses. Il forme Atlan à devenir un chef de guerre digne de lui succéder. Et moi je gère ses biens.
— Et le moment venu, à qui allez-vous transmettre ces biens ?
— À ma fille, bien sûr.
— Vous avez une fille ?
Elle hocha la tête
— Elle va sur ses trois ans.
Si elle avait un enfant, elle avait donc un compagnon. Voilà qui mettait fin à ses visées sur elle. L’âge de sa fille était le signe d’un couple récent. Si elle s’était mise en ménage par amour, elle ne tromperait pas son mari. Et si leur union était le résultat d’un mariage arrangé, la situation était pire, car le mari pourrait vouloir venger son honneur.
— Savez-vous quand le roi d’Yrian va arriver ?
— Nous l’ignorons. Les systèmes de détection qui existaient du temps des feythas ont disparu. Nous connaîtrons son arrivée quelques monsihons à l’avance, guère plus.
— Vous me préviendrez quand il sera annoncé ?
— Bien sûr. En attendant, profitez bien de votre séjour parmi nous.
Elle s’inclina respectueusement comme le devait une plébéienne face à un roi tel que lui. Il ne se faisait cependant aucune illusion. Les forces dont elle disposait pourraient écraser l’Orvbel comme un insecte. De cela, il avait l’habitude. Toute sa vie, il s’était opposé à l’Helaria beaucoup plus puissante que lui.
— J’ai cru voir un village au sud en arrivant.
— Il est habité de paysans edorians. Je pense que vous n’y trouverez rien d’intéressant.
— Si je voulais les visiter malgré tout, pourriez-vous m’attribuer un interprète ? Je ne maîtrise pas la langue edoriane.
— Comme tous les edorians du monde, ils parlent très bien l’Helariamen. Vous ne devriez avoir aucun problème à les comprendre.
— Très bien.
— Je vais me retirer, vaquer à mes affaires. Dans un tel camp, elles sont nombreuses. Nous nous verrons lors le repas, ce soir.
— J’ai hâte d’être à ce soir.
Elle lui tourna le dos pour sortir de la tente, ce qui constituait une violation du protocole. Brun ne fit aucune remarque. Elle était une Sangären, sur son territoire. C’était ses règles qui s’appliquaient. Il remarqua cependant le coup d’œil d’invitation qu’elle envoya vers… Il tourna rapidement la tête pour découvrir Anders, le capitaine de son escorte, esquisser un sourire.
— Je constate que vous allez passer un bon moment ce soir, lui dit-il dès qu’elle eut quitté la tente.
— Seigneur, je ne compte pas donner suite, répondit Anders.
— Vous faites ce que vous voulez. Mais ne nous mettez pas les Sangärens à dos.
— Je suis pleinement satisfait de ma vie actuelle. Je n’ai pas l’intention d’y rajouter des embêtements.
— Les prostituées du port, c’est cela ? se moqua le roi. Cette femme n’en est pas une, aussi soyez prudent.
Trop occupé à observer son logement, il ne remarqua pas le frémissement de la moustache du garde rouge.
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