LXV. Le Retour - (2/4)
Ses réflexions furent interrompues par l’ouverture de la porte. Un autre stoltz entra. Il portait une série d’objets longs enveloppés dans une couverture. Il posa son chargement sur la table.
— Vous êtes prêts ? demanda Zakas.
Sans attendre la réponse, il révéla la nature de ce qu’il avait apporté. C’étaient des sabres. Ils étaient similaires à ceux qui équipaient les gardes rouges et constituaient certainement les modèles qui avaient présidé à leur forgeage. Mais ceux-là étaient beaucoup plus anciens. Leur lame était brillante, témoin du soin que leur apportait leur propriétaire. Mais elle avait connu de nombreux combats. Ce qui n’empêchait pas le fil d’être parfaitement aiguisé.
— Ce sont les armes que vous utilisiez lors de vos raids, constata Dursun.
— Ceux d’entre nous qui y participaient et ne sont plus là, précisa Zakas. Ceux d’entre nous qui vivent aujourd’hui sont justement ceux qui n’y participaient pas lorsque nous avons été vaincus. Quelques combattants blessés, mais surtout des femmes et des artisans. Pour maintenir une flotte en état, il faut un peu plus que des combattants.
— Ne m’en parlez pas.
— Ces armes ont une histoire, continua-t-il. J’espère que vous leur ferez honneur en les utilisant.
Il désigna l’une d’elles.
— Celle-là a eu l’honneur de trancher le bras de Wuq lors du raid contre l’Helaria il y a plus de cent ans. Ce couteau a servi à découper la robe de leur reine Vespef avant de l’emporter comme prise de guerre.
— Vous vous en êtes servies lors du pillage contre l’Helaria !
— Nos compagnons les ont utilisées dans tous leurs raids, y compris en Helaria. On croyait les abattre, ils ont réagi un peu plus violemment que prévu.
Pendant que Zakas présentait les armes, quelques personnes s’étaient rassemblées autour de la table. Dursun eut la surprise de voir deux concubines prendre un sabre et l’examiner. Leur prise était correcte. Non, trois concubines… quatre. L’une d’elles ajouta même un couteau à sa panoplie. Peu de concubines savaient se battre. Mais il y en avait quelques-unes. Après tout, Lætitia avait donné un entraînement poussé aux membres de sa faction. Et elle-même avait suivi les cours de Naim et savait se servir de ce genre d’instruments. Dans une certaine mesure. Disons qu’elle savait par quel bout le prendre. Quelques-unes, telle Nëjya, venaient d’un pays où les femmes apprenaient jeune à défendre leur vie et leur vertu. Mais ces concubines sachant manipuler une arme étaient très loin de constituer la majorité du harem. Dursun constituait la preuve vivante que suivre un entraînement n’était pas la garantie de devenir un bretteur efficace. Et il n’y avait pas de raison que la faction de Mericia se révèle plus douée dans ce domaine. Or là, la moitié des effectifs réfugiés dans cette maison semblait savoir ce qu’elle faisait. La jeune femme se dit que celles qui avaient réussi à s’enfuir étaient justement les plus combatives. Les autres concubines, plus indolentes, étaient restées dans leur confort.
— Vous avez prévu des protections corporelles, demanda l’une d’elles.
— Pourquoi ? Vous avez peur qu’un coup d’épée abîme votre peau délicate.
— Vous pouvez parler, protesta Dursun. Vous guérissez de toutes les blessures qu’on vous inflige. Et quelques mois après cette bataille, ceux qui auront survécu ne porteront plus aucune cicatrice. Ça ne sera pas notre cas. C’est facile de nous reprocher notre prudence quand grâce à votre nature, vous sortirez de cette épreuve sans aucune séquelle.
— Vous avez raison, admit-il. Nous disposons de quelques vestes rembourrées. C’est très efficace contre les coups de taille, moins contre ceux d’estoc.
S’il espérait les rabaisser par ses connaissances, il en fut pour ses frais.
— C’est parfait, le sabre est plus efficace en taille. Et si Lætitia a été approvisionnée par les soldats, c’est ce qu’elle aura aussi en sa possession.
Dursun reposa le long couteau qu’elle examinait.
— On se prépare, déclara-t-elle, et on y va.
Dursun savait exactement par quelle voie entrer dans le palais, elle envisageait d’utiliser l’égout qui menait à l’antre de Matak. Elle ignorait cependant où il débouchait. Heureusement, Zakas le savait. Dès que tout le monde fut prêt, il prit la tête pour les guider. Prêt, selon Zakas, signifiait s’habiller de vêtements chauds pendant que leur équipement était enfermé dans des sacs étanches. Sans surprise, il les amena jusqu’à la route qui longeait le bord de la falaise. Un petit parapet sécurisait le bord. Dursun monta dessus et regarda en bas. La route était parfaitement rectiligne, mais ce n’était pas le cas de la falaise. Et par endroit, le mur de soutènement descendait jusqu’au niveau de la mer. C’était le cas ici. Elle voyait les vagues se fracasser contre les pierres du soubassement, construites dans une roche plus sombre que celle de la muraille elle-même.
— C’est là ? demanda-t-elle.
— Cinq perches sous la surface, confirma Zakas.
— Comment on y va ? Il n’existe aucun chemin pour y aller.
— Vous connaissez le rappel ?
— Non.
— Ça va être le moment d’apprendre.
Il ôta son sac à dos et en tira une longue corde soigneusement lovée. Un de ses compagnons l’imita.
— Un instant, intervint une concubine. Comment on fait pour nager cinq perches sous l’eau ? Nos piscines ne sont pas aussi profondes, ni même la plage ou nous nous baignions avant. On n’y arrivera jamais.
— Nous sommes des stoltzt, vous avez oublié ? Nous n’aurons aucune difficulté à vous y amener.
— Et nous serons mouillées après, avec une eau glaciale.
— Vous oui, pas vos vêtements. Nous avons apporté des sacs étanches pour éviter cela justement.
Zakas était prévoyant. Il avait pensé à tout. Toutefois, son rictus déplut à Dursun, elle apprécia qu’un garde rouge et quelques eunuques les accompagnent.
Calas, un peu à l’écart, s’était penché par-dessus le bord.
— Cette corniche à gauche fera un relais parfait, proposa-t-il. Nous pourrons nous en servir pour nous déshabiller avant de plonger. Ça nous évitera de le faire avant de descendre. Il fait trop froid à mon goût pour que je me balance à poil à flanc de falaise au bout d’une corde.
Zakas regarda à son tour.
— Elle est trop petite pour nous accueillir tous, objecta-t-il.
— Elle est suffisante pour trois personnes.
Il se tourna vers les eunuques.
— Je vais en éclaireur dans le tunnel, un autre s’installe sur cette corniche. Le dernier reste ici avec Jaxtal pour assister les concubines.
— Bien reçu, répondit l’un d’eux.
Dursun aussi avait compris le message. On ne laissait pas les femmes seules avec ces stoltzt envers lesquels Calas n’avait qu’une confiance limitée. Oh, ils participeraient à la prise du palais, ils désiraient trop en découdre avec ceux qui les avaient chassés de leur ville, plus de soixante ans plus tôt. Mais ils pourraient bien avoir envie de s’amuser un peu avant l’assaut, sans demander leur avis aux concubines.
Zakas ne comptait pas apprendre la technique du rappel aux résistants. Le temps était trop limité pour le gaspiller. Il préféra leur accrocher une corde sous les bras et les faire descendre le long du mur jusqu’à la corniche. Calas et un ancien pirate furent les premiers à y prendre pied. Ils se déshabillèrent et le stoltz entraîna le garde-rouge sous l’eau. Sous la surface, personne ne savait ce qui se passait. Mais ils n’avaient pas le choix, ils devraient faire confiance aux stoltzt. Un eunuque descendit accompagné d’un autre pirate. Peu après, ce fut le tour de Dursun et Nëjya. La jeune femme se demanda si c’était une bonne idée finalement. Le vent qui soufflait du large n’était pas violent, mais avec le froid ambiant elle était frigorifiée. Et elle allait devoir se déshabiller. Nëjya fut plus rapide. Elle enferma ses vêtements dans un sac avec ceux de Dursun et du pirate. Puis elle plongea, laissant sa compagne seule et nue en compagnie de l’eunuque.
Le pirate entraîna la jeune femme sous l’eau. Comme tous ceux de son peuple, il nageait aussi bien qu’un poisson. Il progressait vite avec une grande économie de mouvement, un exploit que les humains seraient bien en peine d’imiter.
Une tache noire apparue au pied du mur. C’est en voyant ressortir le premier stoltz que Nëjya comprit que c’était le tunnel qui allait les amener au palais. Elle croyait qu’ils allaient déboucher dans un bassin. En réalité, le conduit se jetait directement dans la mer. Il remontait en pente douce ce qui prolongeait leur trajet. Le pirate lui appliqua une main sur la bouche et le nez, afin certainement de l’empêcher de se remettre à respirer sous l’eau. Une mesure utile, elle sentait qu’elle allait atteindre ses limites. Elle comprenait pourquoi les humains qui avaient conquis le palais autrefois avaient dû se faire assister par des stoltzt. Mais quand elle crut que ses poumons allaient exploser. Ils émergèrent. L’homme la libéra. Elle aspira une grande goulée d’air avant de sortir de l’eau à quatre pattes. Calas avait eu le temps d’allumer une lampe à gaz qui dispensait une lumière chiche et il avait déjà commencé à se rhabiller. Mais quand il la vit, il l’enveloppa dans une grande serviette et la frictionna vigoureusement.
— Merci, parvint-elle à articuler.
Quand Dursun émergea, elle se précipita pour l’aider à sortir. Puis elle l’enveloppa dans sa propre serviette tentant de réchauffer sa compagne transie de son propre corps. Du pouce, elle sécha une larme qui coulait sur la joue.
— Ça va ? demanda Nëjya.
Dursun secoua la tête.
— Froid, dit-elle.
Elle sentit que Calas glissait quelque chose entre elles. Aussitôt, une douce chaleur se répandit. Par contraste, elle leur parut brûlante. Il avait utilisé une de ces bouillottes chimiques naytaines pour les réchauffer. Elle ignorait qu’il en avait. Elle aurait dû s’en douter pourtant. Les stoltzt seraient dans un état pire qu’eux après la traversée, eux qui produisaient bien peu de chaleur.
Quand une troisième concubine les rejoignit, elle trouva la force de repousser Dursun pour réchauffer la nouvelle venue de la même manière. Dursun, en s’habillant, regarda son amante partager son corps avec celles qui arrivaient. Elle ne pouvait lui en vouloir, elle avait trop souffert du froid pour l’infliger à leurs compagnes. Le résultat fut que, bien qu’arrivée la première, Nëjya fut la dernière à s’habiller. Elle ne poussa quand même pas son sacrifice à assister les hommes de la même manière. Ceux-ci se débrouillèrent seuls.
Moins de trois calsihons plus tard, tout le monde avait rejoint le tunnel et deux de plus ils étaient prêts à reprendre le chemin.
— Nous sommes où vous vouliez que l’on vous mène, annonça Zakas. Maintenant, quelle est la suite ?
— La suite ! Nous remontons les égouts jusqu’au palais, lui répondit Dursun.
— Comment ? Il n’y a aucun accès entre le palais et les égouts, sauf par des tuyaux étroits.
— Vous allez voir.
Sa bouche dessina ce petit sourire que Nëjya trouvait à la fois adorable et agaçant. Puis elle ramassa son sac d’une main, la lampe de l’autre et se mit en route vers le haut du tunnel. En quelques pas, Nëjya la rattrapa et lui tint la main. Ensemble, elles prirent la tête de l’expédition.
La première partie de la remontée fut pénible. Les égouts drainaient les effluents de la moitié est de la ville. En dehors de l’odeur nauséabonde qui s’en dégageait, le canal qui en occupait le centre n’était pas très gênant, mais régulièrement des tuyaux sortaient de la maçonnerie et déversaient leur contenu sur leur passage. Heureusement, la plupart du temps, il n’en coulait qu’un filet d’eau, et cela sans compter celle qui sourdait entre les pierres qui n’était pas forcement propre. Et dire que Matak empruntait ce passage quand il partait chasser en mer. Aussi lorsqu’ils arrivèrent à la bifurcation, elle fut soulagée. La branche de droite, qui obliquait en direction du palais, n’était traversée que par un simple ruisseau et aucun adducteur ne leur inondait les pieds. Toutefois, la différence notable se trouvait au niveau des murs. Ils n’étaient plus en pierre comme précédemment, mais en une sorte de béton lisse et parfaitement étanche.
— Quel est ce passage ? s’enquit Zakas. Je ne le connais pas. Quand on a construit le système d’égout, il n’y avait rien ici. Et puis il semble plus récent, avec des matériaux modernes, comme ceux que les Helariaseny utilisent pour leurs tunnels.
— Il mène droit au palais, le renseigna Dursun. Et les Helariaseny ne sont pour rien dans sa construction. Bien au contraire.
— Je doute qu’il aille au palais. Le débit n’est pas suffisant pour un lieu aussi peuplé.
— Il ne sert pas à évacuer l’eau du palais. Son usage est tout autre. Ce sont les feythas qui l’ont construit.
— Les feythas ! L’hygiène n’a jamais été leur priorité pourtant.
Intrigué, Zakas attendit que leur progression lui donne la réponse.
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