LXV. Le Retour - (3/4)
Ils arrivèrent à un renfoncement de forme circulaire et assez grand pour les accueillir tous.
— Nous sommes arrivés, annonça Dursun.
Sa voix résonna malgré l’espace réduit. Zakas leva la tête.
— Ce doit être haut, conclut-il de ce phénomène.
— Ça monte presque jusqu’à la surface.
— Et où cela aboutit-il ?
— Aux jardins du palais, dans la chapelle de Matak.
Un rictus déforma les traits du stoltz.
— Si j’avais su qu’il était aussi facile de rentrer, il y a longtemps que nous aurions repris notre ville.
— Vous n’auriez pas pu, le détrompa Dursun. L’accès était bloqué. Vous seriez resté coincé ici.
— Maintenant, il est débloqué ?
Dursun hocha la tête.
— Doit-on s’attendre à un comité d’accueil là-haut ?
— Je ne pense pas. Très peu de gens connaissent ce passage. Et la plupart sont à l’extérieur. Les seuls encore dans le palais sont Deirane et Mericia.
— Et pas les militaires ?
— Comment le saurait-il ? Avant aujourd’hui, ils n’étaient jamais entrés dans le harem.
Elle leva la lampe le plus haut possible, sans parvenir à percer les ténèbres qui masquaient le plafond. Chaque fois qu’elle avait emprunté cette voie, le passage était ouvert. C’était la première fois qu’elle le voyait fermé.
— L’accès est fermé par une dalle. Elle est descellée, mais elle est assez lourde. Il faudrait quelqu’un de costaud pour la soulever.
— Colfos, appela Zakas, à toi de jouer.
L’interpellé s’avança. Même s’il n’avait pas bougé, Dursun l’aurait reconnu. Il n’était pas très grand, mais les muscles de ses épaules et de ses cuisses étaient impressionnants. Il attrapa un barreau métallique de l’échelle scellée dans le mur et le secoua.
— On peut faire confiance à ça ?
— Qualité feytha, répondit-elle.
La plupart de ce que les anciens tyrans construisaient possédaient une longue durée de vie. Cela sembla le rassurer.
— Une fois dans le temple, ne touchez à rien. Les feythas ont piégé l’accès.
Il hocha la tête pour signifier qu’il avait compris. Puis il entreprit de grimper. Rapidement, il disparut dans les ténèbres.
Au bout d’un moment, le bruit d’un raclement lui parvint, suivi d’un choc sourd. Et un carré de lumière apparut. Elle avait oublié qu’un brasero éclairait la chapelle en permanence. La masse sombre de Colfos boucha un instant l’orifice quand il le traversa.
— C’est bon, entendit-elle venir de loin au-dessus. Il n’y a personne, vous pouvez me rejoindre.
Calas se dégagea de la foule pour se mettre au pied de l’échelle.
— On grimpe dans le même ordre que pour accéder au tunnel, indiqua-t-il. Et n’oubliez pas la consigne de Dursun. On ne touche à rien dans le temple.
Calas s’élança à la suite de l’ancien pirate. La lumière qui émanait du temple n’avait pas totalement dissipé la nuit, mais ils purent voir le garde se détacher sur le fond clair jusqu’au bout. Une fois qu’il eut disparu dans l’ouverture, Dursun grimpa à son tour. En haut de l’échelle, elle sentit des bras solides l’attraper et lui épargner de se hisser par ses propres moyens. Les deux hommes collaboraient pour accélérer le passage de l’équipe. Le temple était petit. Avec un trop grand nombre de personnes dedans, le risque que quelqu’un touchât les murs et déclencha la magie qu’ils recelaient augmentait. La jeune femme préféra en sortir. La nuit était glaciale, mais après la progression dans une quasi-noirceur que la seule lampe de l’équipe n’arrivait pas à disperser, le temple lui avait agressé les yeux. Ne plus bénéficier que de la lumière de la plus grosse lune lui fit du bien. Nëjya la rejoignit. Sans dire le moindre mot, la Samborren l’enlaça. Elle savoura cet ultime moment de paix qui leur était offert avant l’orage qui allait se déclencher.
Un bruit de pas dans la neige attira leur attention. Quelqu’un s’approchait. Aussitôt, Nëjya prit sa dague. Les sens en alerte, elle écoutait.
— Qui va là, s’écria-t-elle soudain.
— Ne me tuez pas ! Ne me tuez pas ! s’écria une voix affolée.
Une femme sortit de derrière un arbre. Magnifique. Et hormis sa grande taille et ses cheveux bruns, elle ressemblait à Larein comme deux gouttes d’eau. Ou comme une sœur.
— Que fais-tu là ? demanda Dursun.
— On m’a dit de vous attendre là.
— Qui t’a dit ça ?
— On m’a dit de vous attendre là ? répéta Niode.
Dursun lui passa un bras autour des épaules pour la rassurer.
— Calme-toi, tu ne crains rien. On ne va pas te faire de mal. Regarde ! Nëjya range son arme ! Tu n’as plus à avoir peur.
Niode jeta un coup d’œil inquiet vers la Samborren.
— Qui t’a dit de venir ici ?
— Serlen, répondit-elle. C’est Serlen. Elle m’a dit de vous attendre ici. Que vous alliez venir.
Dursun admira l’habileté de son amie. Personne n’aurait l’idée d’interroger une simple d’esprit. Elle soupçonnait même Lætitia de la mépriser pour son handicap. Et si quelqu’un lui parlait, ses propos incohérents ne fourniraient aucune information. Obtenir des aveux de la part de la jeune femme nécessitait beaucoup de patience et de la mettre en confiance. Bien peu y arrivaient et Lætitia n’en faisait pas partie. En revanche, la douceur de Deirane ne pouvait que la rassurer. Cette douceur avait eu une conséquence inattendue. En voyant que Deirane respectait la parole donnée à Bilti, Terel avait établi une sorte d’armistice avec Deirane. Elles n’étaient pas devenues amies, mais il s’était établi une situation de neutralité entre leurs factions. Jusqu’à ces derniers jours. Avec ce que Loumäi leur avait rapporté, Terel allait certainement basculer dans le camp de Deirane.
Nëjya s’approcha de Niode et lui caressa délicatement la joue. Maintenant qu’elle n’avait plus d’arme en main, la concubine n’avait plus peur. Elle semblait même apprécier la présence de la Samborren.
— Deirane t’a donné un message pour nous, lui demanda-t-elle. Que t’a-t-elle dit ?
— Elle a dit que vous alliez venir. Et que je vous trouverai près de la chapelle de Matak. J’aime pas la chapelle. Elle sent le mal.
Elle n’avait pas idée d’à quel point elle était proche de la vérité, pensa Dursun.
— N’aie pas peur. On te protégera de la chapelle, promit Nëjya.
— Elle ne me fait pas peur. Je l’aime pas, c’est tout. Lætitia me fait peur.
Le fait que Lætitia ait pu s’en prendre à l’handicapée fit monter la colère en Nëjya.
— Cette garce t’a fait du mal ?
Elle hocha la tête.
— Elle a dit qu’une personne comme moi n’avait pas le droit de vivre. Que j’étais une erreur de la nature. Et puis…
Sans prévenir, les larmes se mirent à couler.
— Et m’a touché comme toi. Mais pas comme toi. Elle m’a fait mal alors que toi, c’était agréable.
Nëjya serra contre elle la jeune femme éplorée.
— Voilà une raison de plus de détester Lætitia, siffla-t-elle.
Elle câlina la jeune handicapée jusqu’à ce que les sanglots se calment. Dursun se joignit à elle. À deux, elles parvinrent à la rassurer suffisamment pour qu’elle recommençât à parler de façon intelligible.
— Tu me toucheras comme tu l’as fait avant ?
Quelques années plus tôt, Nëjya s’était vengée de Larein en couchant avec sa sœur qu’elle adorait plus qu’elle-même. Au début, elle avait éprouvé des remords d’abuser ainsi d’une simple d’esprit. Mais en voyant le plaisir que sa partenaire avait éprouvé, elle avait été ravie.
— Je recommencerai, c’est promis. Et Dursun sera avec moi.
Niode sourit tristement. Elle tourna la tête pour dévisager l’Aclanli. Soudain, elle passa un bras derrière sa tête pour la rapprocher de la sienne et l’embrassa. Dursun, surprise par un geste auquel elle ne s’attendait pas du tout, ne s’esquiva pas. Elle jeta un coup d’œil affolé à son amante. Au lieu de la colère qu’elle croyait découvrir sur son visage, elle vit un sourire attendri.
Au bout d’un moment, Niode s’écarta.
— C’est toi qui lui as appris ça ? demanda Dursun d’une voix rauque.
— Sur ce plan, c’est plutôt elle qui aurait à nous en apprendre.
Elle prit délicatement le menton de la concubine dans la main et lui tourna la tête vers elle.
— Maintenant, il est très important que tu nous répètes ce que Serlen t’a dit.
— Elle m’a fait apprendre par cœur comme une récitation. J’ai rien oublié. Et elle m’a écrit dessus aussi.
— Vas-y, comme à l’école.
Niode récita un petit poème en vers. Elle reconnut là la patte de Deirane. Élève de Saalyn en personne, elle était douée pour écrire des chansons, plus encore que pour la composition. Et dans un texte anodin, elle avait placé un tas d’informations utiles. Elles devraient les interpréter, mais une partie était directement compréhensible. Elle savait maintenant que Deirane était retenue dans les sous-sols de la caserne des gardes rouges en compagnie de Mericia et Terel. Elles avaient aussi appris que la plupart des concubines de la faction de Lætitia l’avaient suivie dans sa rébellion, sauf sa lieutenante. Elle pourrait constituer une alliée d’autant plus intéressante qu’étant proche de Lætitia elle connaissait certains de ses secrets. Elle n’y croyait pas trop cependant. Lætitia et Deirane avaient le même objectif, s’emparer du trône de Brun, bien que leurs méthodes soient différentes. Si Alida rejetait la rébellion de sa cheffe, elle rejetterait à coup sûr aussi celle de Deirane.
Toutefois, ceci n’était rien devant ce qu’elles découvrirent inscrits dans le dos et sur le ventre de la concubine. Notées là en écriture serrée, elles trouvèrent toutes les informations chiffrées que les prisonnières avaient pu recueillir. Au tracé inégal, Dursun comprit que Deirane ne disposait pas d’une plume bien taillée, mais avait dû composer avec les moyens du bord. Quant à l’encre rouge, elle avait peur de comprendre comment elle l’avait obtenue. Devant, elle remarqua que l’écriture était différente, le rédacteur avait changé. La calligraphie plus soignée et sa couleur noire ne cadraient pas avec une prison. Elle regarda la signature.
— J’ai froid, lacha soudain Niode.
Bien sûr. Les informations étaient si intéressantes que Dursun avait oublié qu’elle les lisait sur le corps d’une femme qui se tenait à demi nue dans un jardin enneigé. Niode frissonnait de plus en plus.
— J’ai bientôt fini, encore un instant, dit-elle.
Nëjya la rappela à l’ordre.
— Dursun ! Arrête tes conneries. Tu dois la rhabiller. Maintenant !
Dursun hocha la tête.
— Vas-y. J’ai tout ce dont j’ai besoin.
Nëjya remit en place la tunique, le pull chaud et lui enfila son manteau.
Les trois femmes retournèrent vers leurs compagnons. Elles découvrirent Calas et Jaxtal qui veillaient devant la chapelle. Ils avaient retenu les autres concubines, et surtout les hommes pour s’assurer de leur tranquillité pendant qu’elles interrogeaient leur amie. Jaxtal n’avait mis que quelques instants à comprendre la nature de Niode. Sa présence semblait inquiéter la jeune femme, aussi il lui offrit son plus beau sourire pour la mettre en confiance. Et ce fut d’une voix très douce qu’il s’adressa à elle.
— Les temps sont durs, pour ceux que dieu à touché de sa grâce. J’espère que cette Lætitia, cause de tous ces maux, ne vous a pas fait trop de mal.
— Elle m’a fait du mal, répondit Niode.
— Ça tombe bien, nous sommes là pour la chasser.
Jaxtal ne serait pas une menace pour Niode. Malheureusement, Dursun était moins sûre concernant les stoltzt qui les accompagnaient. Leur groupe ne comportait aucune femme, signe qu’ils ne partageaient pas les convictions de l’Helaria malgré leur nature. Et elle ne s’était pas suffisamment écartée. Ils avaient donc tous pu voir à quel point Niode était magnifique. Elle avait peur que l’un d’eux abuse d’elle. Jaxtal dut le soupçonner aussi parce qu’il se tourna vers les anciens pirates.
— Cette femme est sous ma protection, déclara-t-il. Tous ceux qui tenteront de s’en prendre à elle en répondront devant moi.
— Pourquoi ! protesta une personne anonyme. Ce n’est qu’une folle. Quelle importance elle a ?
Jaxtal pointa son regard dans la direction d’origine de la voix. Il ne distinguait pas les individus. Cela n’empêcha pas celui avait parlé de se sentir mal à l’aise. Et pourtant, il n’avait pas vu le Samborren combattre.
Calas remercia Jaxtal d’un hochement de tête.
— Qu’avez-vous appris ? demanda-t-il.
— Lætitia n’a pas le contrôle de l’ensemble du palais, lui répondit Nëjya. Deux camps se le partagent. Les eunuques ont réussi à protéger leur bâtiment et une partie de celui des domestiques ainsi que le couloir qui les relie jusqu’à la salle des tempêtes. Mais le reste du palais est tombé. Il reste quelques exceptions, l’appartement de Brun qui est scellé et inaccessible. Le bureau l’était aussi, mais ils ont forcé la porte.
— Rien d’autre ? s’enquit-il.
À la fébrilité de Calas, elle comprit ce qui le préoccupait avant tout. Elle mit fin à ses affres.
— Mericia est vivante. Elle est détenue dans une cellule de la caserne des gardes rouges. Avec Deirane et Terel.
— Ils ne lui ont pas fait de mal.
— Pas à ma connaissance.
— Si Deirane a renseigné cette jeune femme, comment en a-t-elle pris connaissance ? intervint Jaxtal.
— Deirane n’en a écrit que la moitié. Le reste l’a été par Daniel, le chef des eunuques.
— Daniel !
Le cri avait été poussé par Loumäi, excitée à l’idée de savoir que son compagnon était toujours vivant.
— Qui est ce Daniel ? demanda Zakas.
— Le chef des eunuques, répondit Dursun.
— Et cet homme est-il fiable ?
— Oui, répondit Loumäi.
Toutefois, l’exaltation dans la voix de la jeune femme lui indiqua la nature de sa confiance.
— Oui, confirma Dursun.
— Il est prisonnier lui aussi ?
— Pas d’après son message.
— Dans ce cas, pourquoi n’est-il pas ici en personne ?
— Excellente question, remarqua Jaxtal.
Les regards se tournèrent vers Dursun.
— Quoi ! s’écria-t-elle. Qu’est-ce que vous imaginez ? Je ne sais pas tout. Si ça se trouve, il n’a pas voulu quitter ses hommes où il est blessé. De toute façon, c’est sans importance. La seule chose qui compte c’est qu’il est vivant.
Jaxtal hocha la tête.
— Sages paroles, remarqua Jaxtal.
— Mais cela ne nous dit pas où aller maintenant, fit remarquer Zakas.
— Laissez-moi réfléchir.
Soudain, un sourire éclaira son visage.
— La salle des tempêtes, annonça-t-elle enfin.
— Comment le savez-vous ?
— Deirane est prisonnière de Mericia. Et Daniel non. Si Niode a pu recevoir des instructions de ces deux personnes, c’est que Daniel a pu en sortir. Or il y existe peu de points de passage entre les deux zones. Le plus accessible est dans la salle des tempêtes.
— Alors en route ! ordonna Calas.
Sur les consignes de Zakas, deux pirates partirent en avant reconnaître le trajet. En un instant, ils disparurent dans le noir. Un pépiement d’oiseau brisa le silence de la nuit et le groupe se lança sur leurs traces.
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