LXV. Le Retour - (4/4)
Les rebelles profitèrent de la protection des arbres pour s’approcher du palais sans être repérés. Les dernières perches toutefois devaient se faire en terrain découvert. À l’abri de la végétation, ils regardèrent le bâtiment.
— Et s’il y avait des ennemis dans la salle, suggéra quelqu’un.
— Je vais vérifier, murmura Nëjya.
Elle s’élança vers le bâtiment. Mais elle négligea l’escalier pour le mur. Elle fit une légère pause, attentive au moindre bruit. Elle en profita pour retirer ses chaussures, malgré la neige. Rassurée par le silence, elle se plaqua à la paroi et elle commença à l’escalader. Le soubassement en brique lui offrait nombre de prises faciles. Elle s’agrippa au rebord de la fenêtre et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Ils avaient raison de se méfier. Une concubine montait la garde. Toutefois, ne prévoyant aucune attaque de ce côté, elle était seule. Sur la margelle de la piscine, elle en vit une autre, étendue sur le sol, un bras plongeant dans l’eau. Elle ne bougeait pas, était-elle morte ? Le seul moyen de le savoir était d’investir la salle. Pour redescendre, elle se contenta de se lâcher, laissant la neige amortir sa chute. Elle ramassa ses affaires avant de courir retourner à l’abri.
— Unadel monte la garde seule, expliqua-t-elle en se rechaussant. La porte vers l’aile des chanceuses est ouverte. Je pense que son rôle est juste de donner l’alerte si les eunuques attaquent.
— Elle est dangereuse, intervint Loumäi. C’est elle qui a rasé Terel. Elle s’est vantée pour Sarin. Je l’ai entendue.
— Sarin ? Qu’a-t-elle fait à Sarin ? demanda Nëjya.
Dursun s’avança vers son amante. Sa fiancée maintenant.
— Tu n’es pas au courant, bien sûr ! Tu es absente depuis longtemps. Sarin a été… assassinée.
— Et c’est Mericia qui a été accusée, gronda Calas. Elle a payé à la place de cette salope. Je vais me la faire.
Nëjya regarda l’homme en train de serrer les poings de colère.
— Dites, vous… commença-t-elle avec véhémence.
Elle s’interrompit, jeta un coup d’œil vers son père, puis reprit avec plus de calme dans ses paroles.
— Il s’en est passé des choses pendant mon absence. Mericia a pris cher ?
— Elle a perdu une main.
La Samborren mit un moment avant de répondre.
— Je n’aimais pas beaucoup Mericia, mais elle ne méritait pas ça. Je m’en occupe.
— Ne la touche pas, menaça Calas, elle m’appartient.
— Je te la laisse. Mais je t’accompagne.
— Tu en as assez fait ma fille, intervint Jaxtal. C’est mon tour.
Nëjya hocha la tête.
— L’escalier à gauche permet d’accéder à la salle. La porte n’est pas sécurisée, elle s’ouvre par une simple poignée. Elle est bien huilée et tourne sans grincer. Mais si on ne fait pas attention, elle risque de s’échapper et d’aller battre contre le mur.
— J’y penserai.
Jaxtal et Calas s’élancèrent vers leur cible. En arrivant à l’escalier, ils ralentirent, montant prudemment. Calas ouvrit délicatement la porte et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Comme ils l’avaient prévu, Unadel surveillait le passage menant à l’aile des eunuques et pas celui, dans son dos, donnant sur les jardins d’où aucune menace ne pouvait survenir. Silencieusement, il se glissa dans la salle. Jaxtal, juste derrière, put constater avec satisfaction la fluidité de mouvement avec lequel le garde rouge se déplaçait. La réputation de cette troupe d’élite s’était répandue à travers le monde, la voir en action était une autre chose.
Pendant que le Samborren se dirigeait vers la porte qui conduisait vers l’intérieur du palais, pour la fermer, Calas s’approcha de sa cible. Encore plus silencieux qu’un serpent, elle ne l’avait pas repéré.
Le bruit des battants qui se refermèrent fit sursauter Unadel qui se retourna. En découvrant les deux hommes qui avaient investi la salle, elle ouvrit la bouche et se cria un appel au secours. Calas se mit à courir. En un instant, il l’atteignit. Il lui balança un direct en plein visage et un coup de pied dans le ventre. La concubine s’effondra, le visage en sang. Elle tenta de s’enfuir à quatre pattes. Impitoyable, Calas lui balaya les bras d’une balayette. Son visage s’écrasa sur le sol. On entendit nettement le nez craquer. Elle se mit à hurler sous la souffrance. Unadel se mit à genoux. Il la releva, l’immobilisant d’une prise autour du cou.
— Pourquoi ? geignit-elle.
— Œil ou œil, dent pour dent. Tu connais ?
Avec hésitation, elle hocha la tête.
— Eh bien je suis l’amant de Mericia, lui murmura-t-il.
— J’lui ai rien fait, protesta-t-elle.
— À cause de toi, aujourd’hui, elle est handicapée.
De son bras libre, Calas dégagea la main gauche de Unadel coincée entre leurs deux corps. Comprenant le but du garde rouge, elle se mit à hurler de terreur et rua pour se libérer. Elle échappa à l’étreinte de Calas. Le garde rouge la rattrapa. Il lui envoya un coup de chaussure en plein visage. La mâchoire brisée, son cri s’arrêta net. Calas la retourna sur le dos. Il l’immobilisa d’un pied posé sur sa poitrine. Puis il sortit son sabre du fourreau. La concubine roulait des yeux affolés. Quand il prit appui sur son corps pour dégager son bras avec l’autre pied, elle émit des borborygmes de souffrance. Finalement, il posa sa chaussure sur sa main. Une main fine et délicate, remarqua-t-il.
Un moment, Unadel retrouva un semblant d’espoir quand les coups contre la porte ébranlèrent les battants. Mais Jaxtal avait passé un objet métallique – un poignard – dans les poignées et renforcé la porte en tirant une table devant. Cela ne retiendrait pas ses alliés. Mais quand ils passeraient, elle sera déjà morte. À moins d’un miracle.
Le miracle se manifesta sous la forme de Jaxtal. Au moment où Calas abaissait son arme, il lui retint le bras.
— Je ne peux concevoir une telle violence, déclara-t-il.
— Pourquoi ? Parce que c’est une femme, mignonne et délicate. C’est une meurtrière avant tout !
— Parce que c’est un être humain. Et qu’aucun ne doit être traité comme cela. Tuez-la proprement ou faites-la prisonnière, mais la torture déshonore votre uniforme.
Calas et Jaxtal se défièrent longtemps du regard. Le Samborren tint bon, Calas céda. Il baissa lentement son sabre jusqu’à appliquer la pointe contre la gorge de la jeune femme. Elle n’émettait plus le moindre son. Maintenant que le déchaînement de violence à son encontre s’était calmé, elle semblait apaisée. Les tremblements qui agitaient ses membres indiquaient le contraire.
— Je devrais te tuer pour tout le mal que tu as fait, dit-il enfin. Mais je ne peux pas. Je suis un garde rouge. Je ne peux rendre la justice, c’est un privilège royal. Je ne commettrais pas un crime de lèse-majesté.
Il abattit brutalement le talon sur les doigts étalés.
— Pour Mericia !
Il laissa la jeune femme au milieu de la salle. Jaxtal lui posa la main sur l’épaule.
— Merci de m’avoir fait retrouver mes esprits, le remercia le garde rouge.
— Qu’allons-nous en faire ?
Calas jeta un coup d’œil sur la concubine qui s’était recroquevillée pour protéger sa main brisée en son sein.
— Nous la déposerons à l’infirmerie. Deirane décidera de son sort. Privilège royal.
— Si ce que m’a dit ma fille sur elle est vrai, elle va l’épargner.
— La grâce aussi est un privilège royal.
Jaxtal hocha la tête. Puis du menton, il désigna la deuxième femme près de la piscine, allongée sur le sol.
— Et elle ?
— Je m’en occupe, intervint Nëjya.
La jeune fille n’avait pu attendre le signal des deux hommes. Elle s’était finalement lancée à leur poursuite, attendant juste derrière la porte qu’ils aient dégagé la voie. Elle s’accroupit près du corps. Elle n’eut pas besoin de voir le visage pour la reconnaître : cette chevelure dorée qu’elle enviait, cette silhouette sublime qu’elle avait souvent admirée, ces jambes délicatement galbées qu’elle aurait bien caressées. Arsanvanague.
Au bord de la panique. Elle la souleva dans ses bras et tourna le visage tuméfié vers elle. Elle posa la main sur sa poitrine. Rien. Aucun battement.
— Je ne sens rien, s’écria-t-elle au bord de la panique.
— À droite, signala Calas.
Bien sûr à droite. Il avait raison. Les stoltzt avaient le cœur à droite. Elle déplaça sa main. Et elle le sentit. Soulagée de la savoir vivante, elle ne put empêcher les larmes de couler. Elle ressentit la main de son père se poser sur son épaule.
— C’est une stoltzin, dit-il, si elle survit, elle s’en remettra.
— Elle survivra, affirma Nëjya avec force.
Comme pour confirmer ses dires. Un œil s’entrouvrit. En reconnaissant la propriétaire des bras qui l’enlaçait, elle se détendit. Soudain, son corps s’amollit.
— Papa ! s’écria Nëjya paniquée.
Jaxtal posa un doigt contre le cou, sur l’artère. Elle palpitait toujours.
— Elle a perdu connaissance, mais elle vit toujours, annonça-t-il. C’est le mieux qu’il pouvait lui arriver. Quand elle se réveillera, nous aurons pu la soigner.
Une personne s’immobilisa juste à côté d’elle. Un bref mouvement de tête lui apprit que c’était Dursun. Le reste du groupe venait de les rejoindre. Maintenant, même si les révoltés parvenaient à forcer la porte, ils seraient face à une troupe nombreuse et entraînée.
— Pourquoi lui ont-ils fait ça ? demanda Dursun.
— Ce n’est pas compliqué, expliqua Lavina. Mericia déteste les stoltzt. Elle les considère comme des animaux. Et cette salope partage son opinion.
— Cela ne l’excuse pas, intervint Jaxtal. Je n’aime pas tous les animaux. Je ne les torture pas pour autant.
Nëjya tourna la tête vers Unadel qui n’avait pas bougé depuis son arrivée. Contrairement à Arsanvanague, elle n’aurait pas la chance de guérir. En tant qu’humaine, elle en garderait des séquelles.
— Dursun, veux-tu la prendre dans tes bras ?
— Bien sûr.
L’Aclanli s’accroupit. Avec son genou blessé, cette posture devait être douloureuse, pensa Nëjya. Dursun ne semblait y prendre garde. Elle transféra le corps abandonné entre les bras de son aimée. Puis elle se leva et d’un pas décidé, elle se dirigea vers Unadel.
— Toi, il faut qu’on parle, aboya-t-elle.
Du pied, elle remit Unadel sur le dos puis s’agenouilla juste à côté d’elle.
— Que vas-tu faire ? s’inquiéta Jaxtal.
Pour une fois, Nëjya n’écouta pas son père.
— Arsanvanague est une stoltzin. Elle guérira et redeviendra aussi magnifique qu’avant. Toi, qui étais si belle, tu resteras défigurée jusqu’à ton dernier jour. Tu vivras toute ta vie dans le souvenir de ce que tu étais et que tu ne seras plus jamais. Cette vengeance devrait me suffire. Ce n’est pas le cas. Tu vivras ; Sarin n’aura pas cette chance. Et c’est ta main qui a abrégé sa vie. Qui a mis fin à tous ses espoirs et à tous ces tableaux qu’elle avait encore à peindre. Sarin était mon amie.
Sur ces derniers mots, elle enfonça son poignard dans la gorge de la concubine. Elle la laissa agoniser se noyant dans son propre sang.
— Qu’as-tu fait ma fille ! s’écria Jaxtal.
— Je ne l’ai pas torturée, riposta-t-elle.
Puis elle se tourna vers le reste de la salle, face à toutes les concubines.
— Parce que je suis petite et menue, vous m’avez toujours considérée comme faible. Je suis faible physiquement, c’est vrai. Mais je suis une Samborren. Vous avez entendu parler de nous, de notre intransigeance, de nos vengeances. Vous ne les aviez jamais vus. Maintenant, c’est fait. Vous savez de quoi je suis capable. À partir d’aujourd’hui, c’est comme ça que je traiterais mes ennemis. Si quelqu’un n’est pas d’accord avec ça, qu’il le dise tout de suite.
Elle rangea son arme dans son fourreau, sans l’essuyer faute de chiffon. Personne ne prononça le moindre mot. Même Calas était effaré par l’acte et les paroles d’une femme qu’il considérait jusqu’à présent comme insignifiante. Elle releva la tête et fit le tour de l’assistance du regard.
— Quand on mettra la main sur cette salope de Lætitia, il vaudrait mieux que ce ne soit pas moi qui la trouve, si vous voulez qu’elle passe en jugement.
Ce fut Lavina qui rompit le silence.
— Je ne suis pas d’accord avec tes dernières paroles, dit-elle. Moi je veux que ce soit toi qui la trouves. Je veux que le problème soit réglé une fois pour toutes. Si c’est Deirane qui s’en charge, elle va lui pardonner. Mais ce qu’elle a fait à Terel, à Sarin, à Mericia, à Arsanvanague et à Dursun, sans compter tout ce qu’on ignore et qu’on a attribué à tort à Larein, est impardonnable. Je ne veux pas qu’elle s’en sorte.
Jaxtal rejoignit sa fille et la prit par les épaules. Et c’est Dursun qui reprit la parole.
— Je ne parierais pas sur la clémence de Deirane. Elle n’en a pas eu pour Biluan ni pour Dayan. Et elle n’en aura pas pour Brun. Lætitia, elle a assassiné Sarin en faisant accuser Mericia qui l’a payé au prix fort, elle a voulu me tuer en trompant Terel. Elle a essayé de nous diviser, elle a fait du harem une zone de combat pour asseoir son pouvoir. Si on désire la paix, elle ne peut plus rester ici.
Nëjya était surprise de la virulence de sa si douce amante. Elle n’était pas la seule à en juger par les regards effarés que s’échangeaient les concubines.
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