LXV. Les enchères - (1/3)
Pendant la nuit, des bruits de chevaux et des cris apprirent à Brun que son interlocuteur était arrivé. Il avait du mal à croire que le roi d’Yrian se soit déplacé en personne. L’Orvbel, bien que riche, était un État si petit, si insignifiant. Un jour de voyage suffisait à un piéton pour le traverser d’est en ouest. Cet espace n’était occupé que par une grande ville et huit villages perdus au milieu d’une forêt. L’Yrian était à l’inverse un grand royaume avec deux métropoles et trois cités d’importance moyenne, une armée, et surtout des champs à perte de vue. C’était ce dernier point qui intéressait Brun. Il allait négocier pour fournir à l’Orvbel la nourriture qui allait lui permettre de tenir jusqu’à la fin de cette période de froid et des médicaments capable de vaincre la maladie.
Au réveil, il avait l’habitude de tenir un conseil avec les commandants de son escorte pour se tenir au courant des événements récents qui s’étaient déroulés pendant la nuit. Comme il enchaînait sur son entraînement à l’épée, il s’habillait avec son costume d’escrime, un pantalon lâche et une tunique molletonnée destinée à le protéger des blessures. Au palais, il finissait par une douche, ce camp était malheureusement dépourvu de ce genre de commodité et le lac était trop froid. Il se contentait d’une éponge. Il sentait sale et se demandait comment leur hôtesse faisait pour garder sa fraîcheur dans cet environnement frustre.
Quand il se présenta dans la pièce principale de la tente, les deux soldats l’y attendaient déjà.
— Capitaine Andrew, le salua-t-il, commandant… Mais qui êtes-vous ?
— Je suis le lieutenant Joques, répondit l’interpellé.
— Pourquoi n’est-ce pas le capitaine Vetas qui vient nous présenter son rapport ?
— Je l’ignore. Le capitaine est introuvable. Personne ne l’a vu ce matin.
Brun retint les phrases coléreuses qui lui traversèrent la tête. Ce soldat n’était pour rien dans les frasques de ses supérieurs. Il avait même osé paraître devant son lui en sachant qu’il risquait d’encourir son mécontentement. Il méritait peut-être plus que son capitaine de commander le détachement.
— Capitaine Joques…
— Lieutenant, corrigea le soldat.
— Capitaine Joques, répéta Brun. Je pense que vous trouverez votre soldat dans la taverne du village, sous une table ou une ruelle proche.
Le soldat esquissa un sourire, ce que Brun remarqua aussitôt. En revanche, il ne fit pas attention à l’air réjoui qui éclaira fugitivement le visage d’Anders.
— Seigneur lumineux, ce n’est qu’un petit village en dehors des routes commerciales, expliqua-t-il. Il n’y a pas de taverne. Elle ne serait pas assez achalandée.
— Les paysans doivent se distraire pourtant.
— Ils se débrouillent bien entre eux. Ils n’ont pas besoin d’un commerce qui leur vend de l’alcool, ils produisent le leur et il se laisse boire.
Le sourire du garde rouge lui indiqua qu’il y avait goûté lui-même. Ce qui ne l’empêchait pas d’être présent à son poste et de faire correctement son travail.
— Passons à l’ordre du jour, reprit Brun en s’asseyant. Que s’est-il passé depuis hier ?
— Le…
— La délégation attendue est arrivée, répondit Anders.
— Bien, bien, bien. Savez-vous quand la rencontre doit avoir lieu ?
— Au mit…, commença Joques.
— Une personne est encore attendue. Mais sa présence est annoncée. Elle devrait arriver au mitan. Son messager est déjà arrivé et il a déclaré que son maître voulait entamer les pourparlers sans attendre. L’entretien est donc prévu au septième monsihon. L’invitation officielle ne devrait pas tarder.
— Il y aura donc deux délégations, s’étonna Brun.
— En fait…
— Trois même.
— Savez-vous qui elles sont, je n’aime pas les surprises.
— Je ne saurais le dire. Mais je ne suis pas étonné. Pendant votre maladie, dame Serlen a envoyé des messagers dans toutes les directions. D’autres réponses ont dû arriver après notre départ de l’Orvbel.
— Vous avez peut-être raison. Je n’aime quand même pas ça. Quelle autre nouvelle ?
— La matriarche a donné des consignes. Le camp des arrivants est aussi sacré pour eux que le nôtre pour nous. En clair, nous ne devons pas essayer d’y pénétrer.
— Cela va de soi.
— Et pour éviter les heurts, elle nous demande de rester au sud du lac et de la rivière.
Brun réfléchit longuement à cette requête.
— Elle veut nous interdire la moitié de la zone, objecta-t-il.
— Nous sommes chez elle et nous devons nous plier à ses règles. Sans compter que les mêmes restrictions s’appliquent aux autres. Ils demeureront cantonnés dans la partie nord. Et j’ai cru comprendre qu’une fois le contact établi, ces restrictions cesseront de s’appliquer.
Un sourire éclaira le visage du garde.
— Je crois qu’elle n’a pas envie que des soldats turbulents ne se disputent et ravagent son camp.
— Je ne peux que l’approuver. Autre chose.
— Non, répondit Anders.
— Vous pouvez disposer.
Constamment interrompu par Anders, Joques n’essaya même plus de répondre. Il se contenta de saluer son roi quand il le congédia. Aussi fut-il surpris lorsque Brun l’interpella.
— Capitaine Joques !
— Seigneur lumineux.
— Trouvez Vetas, dessaoulez-le et consignez-le dans son cantonnement jusqu’à demain ! Je ne veux pas qu’un ivrogne perturbe ces négociations.
— Il sera fait selon vos ordres.
Le soldat quitta la tente à la suite de son homologue des gardes rouges.
À l’heure dite, un Sangären vint chercher Brun. Il ignorait le rang de son guide ; en tout cas, il s’était mis sur son trente-et-un. Ses chaussures – pour une fois, pas des bottes – et les boucles de son équipement étaient astiquées et brillaient au soleil et il portait un gilet de cuir brodé qui avait dû demander des journées de travail. Brun aussi s’était préparé. Il avait revêtu une longue robe blanche, richement ornée et portait bien en évidence le pendentif taillé dans un saphir jaune à l’instar de l’astre solaire, les armes de la maison royale d’Orvbel. La rareté de cette pierre lui donnait une grande valeur, ce qui avait l’avantage de promouvoir la fortune du roi. Il constata avec satisfaction que les deux officiers de son escorte avaient aussi pris soin de leur apparence. Mais il avait affaire à des militaires, il n’avait éprouvé aucune inquiétude là-dessus.
Le Sangären guida le roi et sa suite jusqu’au seul bâtiment permanent du camp, cette maison qui faisait face au lac. Il n’avait vu personne y loger, et se demandait quelle pouvait être son rôle exact. Le premier soir, c’était là que la matriarche l’avait reçu, mais il n’avait plus jamais eu l’occasion d’y entrer.
Dès le seuil, il remarqua le changement. Un grand cercle qui occupait tout la pièce avait été tracé ; l’un de ses diamètres, courant d’est en ouest, était matérialisé par une ligne qui se prolongeait jusqu’au mur. Le trône de la matriarche chevauchait cette ligne. En périphérie de ce dessin se tenaient divers petits groupes, trois à sa gauche composée de Naytains et de Sangären et deux à sa droite. Aucun n’était Yriani. L’un de ceux à sa droite l’intrigua. Il était constitué de deux stoltzt aussi différents que deux êtres du même peuple pouvaient l’être. La femme était dans la force de l’âge et de petite stature, alors que celui qui l’accompagnait était vieux. Les représentants de ce peuple ne vieillissaient pas jusqu’à la fin de leur longue vie, puis déclinaient en très peu de temps. Celui-là n’en avait plus que pour une dizaine d’années au maximum. Les stoltzt affichant leur âge étaient très rares, il en voyait un pour la première fois. Au point qu’il n’accorda qu’un regard discret à sa compagne, malgré son extrême beauté. Ce fut ce qui retarda sa découverte de la dernière délégation.
La silhouette menue et les longs cheveux roux flamboyant des deux stoltzint alertèrent aussitôt Brun.
— Les pentarques de l’Helaria ! s’écria-t-il. Qu’est-ce que cela veut dire ?
— L’Helaria fait partie des États contactés par la reine d’Orvbel. Et elle a de la nourriture à offrir. Leur place à ces négociations se justifie, répondit la matriarche. Et mes renseignements me disent que l’Orvbel et l’Helaria ont signé un accord d’assistance dernièrement.
— Seigneur lumineux, le salua l’une des deux jumelles.
Le fait qu’elle respecte les formes le rassura. Elles étaient ici en tant que chef d’État, elles agiraient donc en tant que telles.
Ciarma leva la main. Aussitôt, le silence se fit dans les rangs des Sangärens. Les autres assistants ne tardèrent pas à les imiter.
— La tradition veut que dans ce genre de cérémonie, la matriarche préside les débats. Toutefois, il se trouve que je suis partie prenante dans cette affaire. Aussi je me dois de transmettre mon rôle pour la durée des délibérations. Je demande au fils de Mudjin, le seigneur Atlan, de venir me remplacer.
Le temps qu’elle échangeât sa place avec son frère adoptif, une agitation se fit ressentir au sein des nomades. Cette démarche ne me semble pas orthodoxe. Mais ils se calmèrent aussitôt qu’Atlan prit place sur le trône.
— Je sais qu’une telle procédure est inhabituelle, commença-t-il. Toutefois, les circonstances elles mêmes sont inhabituelles et nous pouvons commettre une entorse à la tradition. Une tradition qui, je le rappelle, n’existe que depuis moins d’une vingtaine d’années puisque ce n’est qu’à cette époque que Mudjin a pris le contrôle de l’ouest du Sangär. Sans compter que mon rôle est purement arbitral, aucune des décisions qui seront prises aujourd’hui ne sera de mon fait.
Son introduction sembla satisfaire ses compatriotes puisqu’aucun ne contesta sa place comme arbitre des débats.
— Puisque tout le monde est arrivé, nous allons pouvoir commencer, reprit-il. Chacun de vous va se présenter, donner ses doléances et annoncer ce qu’il a à offrir.
— C’est une façon peu orthodoxe de négocier, fit remarquer Brun.
— Elle convient parfaitement en la circonstance.
Il tendit la main en direction du premier groupe, l’invitant à parler. Son porte-parole s’avança.
— Je suis l’éparque de Lynn. Je m’exprime au nom de la Nayt.
Mais l’homme âgé qui se tenait à sa gauche repoussa son subordonné et prit sa place.
— Merci, mais je peux parler par moi-même. Mon nom est Serig Rohan, archiprélat de la Nayt.
— Exposez vos doléances, l’invita Atlan.
— Cet homme a donné l’ordre d’assassiner ma fille et de déporter ses enfants. Sa vie m’appartient.
— Qu’offrez-vous pour l’obtenir ?
— Je propose sept cents boisseaux de blé.
— Qu’est ce que c’est que cette histoire ! s’écria Brun sous le coup de la colère. Un piège ?
— C’est une vente, répondit calmement Atlan. Après avoir négocié tant de vie, votre reine Deirane a estimé bénéfique que vous connaissiez l’autre côté de ce trafic.
— C’est un coup d’État et vous vous prêtez au jeu. Vous avez trahi votre parole.
— Non. Vous pouvez facilement vous soustraire à cette vente. Il vous suffit de passer au sud de cette ligne.
Et se rapprocher des jumelles, remarqua Brun.
— Quel est le piège ? demanda-t-il. Quel coup fourré avez-vous prévu ?
— Aucun. Au sud de cette ligne, l’autorité de Mudjin n’a plus cours et une autre prend le relais, répondit calmement Atlan.
— Viens avec nous Brun, l’invita une jumelle. On s’occupera bien de toi.
Soudain Brun comprit. Cette ligne n’était pas tracée au hasard. Elle matérialisait une frontière. La frontière entre le Sangär et l’Helaria. Il se trouvait au nord de la province de Kushan et cette rivière était le Kush.
Il se tourna vers Atlan.
— Vous aviez donné votre parole. Comment pouvez-vous me trahir ?
— Ma parole était valable aussi longtemps que vous demeureriez dans le Sangär et les royaumes edorians. Mais vous en êtes sortis, cela fait presque un douzain que vous vivez en Helaria.
Un instant, Brun resta estomaqué par cette annonce. Il se reprit vite. Ce jeune homme l’avait piégé. S’il s’en tenait à la lettre de l’accord, il avait raison. Sur le moment, il n’avait pas fait attention aux restrictions, pour lui synonyme du trajet qu’il devait effectuer.
— Je constate que vous vous étiez placé du côté de mes accusateurs avant d’échanger votre rôle avec votre sœur. Avez-vous quelque chose à me reprocher ?
— Ma sœur adoptive, corrigea-t-il. Les griefs que je manifeste contre vous sont de nature à se régler sur un ring, pas dans un tribunal. Ce n’est pas le cas de Ciarma. Je pense que la meilleure solution est de la laisser s’exprimer.
Pendant que Ciarma s’avançait d’un pas, Brun se remémora le match de boxe pendant le voyage. Il comprit soudain que le but d’Atlan n’était pas de se mesurer à lui, mais de lui flanquer une raclée. S’il avait concédé si facilement sa défaite, c’était parce qu’il avait atteint son objectif. Mais pourquoi ?
— Ciarma, présente-toi et annonce tes griefs.
— Mon nom est Ciarma Farallona, fille du duc Ridimel de Miles et comtesse de Miles. Autrefois, j’avais une sœur jumelle Anastasia qui comme vous pouvez le constater n’est pas présente ici.
— Farallona ! s’écria Brun. J’ignorai qu’une sœur avait survécu.
— Est-ce vraiment la vérité ?
— Comment ça ? Qu’essayez-vous de me faire comprendre ?
— Vous ignoriez que les deux sœurs étaient vivantes. En revanche, vous saviez que l’une des sœurs avait survécu. Vous étiez bien placé pour le savoir puisque c’est vous qui la possédiez dans votre harem.
— Je comprends ce que vous essayez de faire. Vous cherchez à me mettre le naufrage de votre famille sur le dos, mais je ne suis en rien responsable de ce qui s’est passé il y a quinze ans. C’est Falcon qui a déclaré la guerre et a massacré la ville. Il n’y a jamais eu la moindre interaction entre votre famille et moi. D’ailleurs, je venais de monter sur le trône depuis peu de temps quand vous avez disparu. Pourquoi m’accusez-vous de cela ?
— Comme si vous l’ignoriez, rétorqua Ciarma. Je vous accuse d’avoir fait assassiner la duchesse de Miles, ma mère, et de nous avoir fait enlever ma sœur et moi. Je vous accuse de détenir dans votre harem Anastasia Farallona, comtesse de Miles, ma sœur jumelle.
— Vous m’accablez sans preuve ! s’écria Brun.
— Vous faites erreur, j’ai des preuves. En particulier, l’opération a été montée par le mercenaire Jevin. Ou devrais-je dire, le prince Jevin d’Orvbel.
L’attitude de Brun demeura parfaitement impassible, comme si une telle nouvelle était de peu d’importance.
— Ton offre, l’encouragea Atlan.
— Je ne suis pas riche et je n’ai rien à proposer en dehors de moi-même.
— Ton offre est généreuse, dit Atlan. Mais le fonctionnement de ces enchères est très précis. Le paiement doit se faire sous forme de nourriture uniquement.
— Vous avez monté toute cette opération pour me piéger ? objecta Brun. Votre accusation ressemble étrangement à celle de l’archiprélat.
— Non, nous n’avons rien monté du tout, le contredit Ciarma. On nous l’a proposée et j’ai accepté. Pendant longtemps, le roi d’Yrian avait été tenu pour responsable du malheur qui avait touché la famille régnante de Miles. Mais avec sa mort, se venger n’avait plus d’objet. Nous ignorions le rôle que vous y aviez joué. Quand je l’ai appris, je n’ai pas hésité.
— Qui vous a fait cette proposition ? Qui a monté toute cette mascarade ?
— Vous ne voyez pas ? C’est une femme dont vous avez assassiné le fils et le fiancé, que vous avez arrachée à sa vie et que vous retenez prisonnière depuis plus de quatre ans. Une femme dont le front s’orne d’un rubis.
La nouvelle étonna Brun. Elle ne le mit pas en colère, ne l’atterra pas. Elle l’étonna.
— Serlen ! Mais elle n’a aucune volonté. Ce n’est qu’une jolie fille sans caractère. Elle passe son temps à me provoquer, mais de là à monter un tel complot.
— Deirane ! Elle s’appelle Deirane ! s’écria Atlan.
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