LXV. Les enchères - (2/3)

12 minutes de lecture

L’éclat d’Atlan fit enfin comprendre à Joques que son maître était en danger. Anders admira sa capacité de réflexion. Il avait mis presque un calsihon. Et dire que cet imbécile était lieutenant. La façon dont il avait pu atteindre ce grade restait un mystère pour le garde rouge.

— Seigneur lumineux, dit-il, c’est une trahison. Je vais vous sortir d’ici et vous ramener au milieu de vos soldats.

Anders ne put que sourire devant sa naïveté. Une armée étrangère avait pénétré sur le territoire de l’Helaria, ce qui pouvait être considéré comme une agression. La Pentarchie ne pouvait pas fermer les yeux. En cet instant, l’escorte de Brun devait déjà s’être rendue face à une légion plus nombreuse et mieux équipée. Néanmoins, il s’interposa entre les deux hommes et la porte.

— Que faites-vous ? demanda Brun. Vous me trahissez vous aussi ? Je vous croyais fidèle à ma personne.

— Je suis fidèle à l’Orvbel et à la lignée royale.

Mais pas à lui personnellement. Avec la naissance de Bruna, il n’était plus le seul représentant légitime de la lignée. Brun saisit la nuance.

— Ai-je été un tel monstre que vous vous rangiez du côté de mes adversaires ?

Anders sourit.

— Posez la question à Salomé, répondit-il.

— Salomé est morte…

Juste après avoir prononcé ces mots, Brun comprit qu’il avait commis une bêtise. Mais il était trop tard. Il ne pouvait pas retirer ses paroles.

— Venez mon Seigneur, répéta Joques

Il attrapa Brun par le bras et se dirigea vers la sortie. Anders interrompit son mouvement en levant le bras, paume dirigée vers lui.

— Vous ne passerez pas, annonça-t-il.

— Je ne vois pas comment tu m’en empêcheras, tu n’es pas armé.

Le soldat tira un glaive de sous sa tunique et fit face à Anders.

Aussitôt un brouhaha s’éleva dans la salle.

— Une arme. Un étranger a introduit une arme dans l’enceinte sacrée ! s’écria un Sangären.

Des nomades s’interposèrent aussitôt entre les deux hommes et leur matriarche. Des naytains firent de même avec leur archiprélat. Seules les deux jumelles n’avaient pas réagi. En apparence uniquement, parce que leur air réjoui indiquait clairement qu’elles se délectaient du spectacle.

— Capitaine, l’interpella l’une d’elles.

Il tourna la tête. Il leva le bras juste à temps pour attraper l’épée qu’elle lui envoyait. Anders la sortit du fourreau. Et se plaça face à son adversaire, sans toutefois se mettre en position.

Ciarma se dégagea de ses protecteurs et s’avança jusqu’au centre de la salle.

— Les armes ont été tirées dans l’enceinte sacrée. Le défi doit être lavé dans le sang, déclara-t-elle.

— Elle porte une épée ici et vous ne lui dites rien ! objecta Brun en désignant la pentarque.

— Elle n’est pas une étrangère puisqu’elle est du côté helarieal de la salle, riposta Ciarma.

Elle fit un pas de plus.

— Que les deux adversaires prennent place au centre du cercle. Toute personne qui franchira la ligne sera déclarée perdante. Et c’est un combat à mort. Le vaincu sera exécuté, quoi qu’il advienne.

Elle s’écarta.

— Puisque les deux adversaires sont à armes égales, qu’ils prennent place.

— Je proteste, objecta Anders. Nous ne sommes pas à armes égales. Il n’a qu’une dague alors que je dispose d’une vraie épée.

Ciarma hocha la tête.

— Que quelqu’un passe une épée à cet homme.

Les membres de l’assemblée se regardèrent les uns les autres. Aucun ne voulait confier la sienne à un ennemi.

— Je crois que possède l’arme qui vous convient, annonça Ciarma.

Elle retourna à son trône. Elle disparut dans une petite salle qui se situait juste derrière. Elle ressortit avec un fourreau métallique dont le gainage de cuir avait connu des jours meilleurs. Elle le tendit au soldat orvbelian.

— Les Helariaseny ont récupéré cette arme sur le lieu de la mort de ma mère parce qu’ils croyaient qu’elle appartenait à Dercros. Mais en réalité, c’est celle du mercenaire qui l’assassinée.

— Vous m’accusez du meurtre de cet homme, protesta Brun. Mais jamais un Orvbelian n’aurait abandonné son arme sans chercher à la récupérer. Ce n’est pas moi qui l’ai fait tuer. Je suis innocent de toutes ces calomnies. Il serait temps de mettre fin à cette mascarade.

— Bien essayé. Malheureusement pour vous, elle porte votre signature. Vous voyez ces petites pierres qui ornent sa garde. Il y en a très peu dans le monde. J’ai appris dernièrement qu’elles proviennent des éclats résultant de la taille d’un joyau bien plus gros. Il est aujourd’hui le symbole du pouvoir d’un individu. Sa clarté a valu à son possesseur le qualificatif de « lumineux ». Rien que cela, si je l’avais su, aurait pu me mettre sur la piste du ravisseur de ma sœur.

Elle dévisagea Brun qui resta impassible.

— J’ignore comment mon père adoptif est entré en sa possession, reprit-elle, mais il me l’a remise, pensant que je saurai lui trouver un usage le moment venu. Depuis ce temps, je la garde dans l’espoir de la planter dans le corps de celui qui m’a faite orpheline. En grandissant, j’ai compris qu’elle ne pouvait remplir ce rôle. L’épée d’un assassin ne pourra jamais laver le sang de ma mère. Mais elle convient parfaitement pour défendre la vie d’un meurtrier.

Le soldat orvbelian tira l’épée de son fourreau et l’examina. Elle était simple, sans fioriture, une lame droite sans décoration, purement fonctionnelle. Son seul ornement consistait en ces multiples pierres jaunes qui décoraient la garde. Il la fit tournoyer, légère et bien équilibrée, c’était l’arme parfaite pour un champ de bataille.

Un rictus déforma la bouche de Brun.

— Et en face, une épée adéquate pour un traître, cracha-t-il.

Anders jeta un rapide coup d’œil sur son arme. Il n’avait pas fait attention en la prenant, occupé à surveiller les mouvements de son adversaire, mais le pommeau plat était constitué d’un disque bleu décoré d’une licorne blanche tenant une branche de laurier dans sa bouche. Le symbole de l’Helaria qui figurait sur tous leurs étendards. Celle-là s’ornait en plus de quatre barres verticales rouges. La pentarque lui avait confié son épée personnelle.

— Je ne déshonorerai pas une telle arme, répliqua-t-il.

— Vous avez raison, renvoya Brun, déshonorer votre pays suffit largement.

Les deux adversaires se mirent en garde. Ciarma frappa dans ses mains et le combat s’engagea.

Joques était un excellent combattant. Il savait se servir de son épée. Il lança plusieurs attaques qu’Anders para mollement, se contentant d’écarter la lame de son adversaire. Il était censé faire partie d’une troupe d’élite, tellement réputée que même les guerriers libres avaient évité le palais lors de l’opération qui avait délivré Saalyn quelques années plus tôt. Et pour le moment, cela ne se remarquait pas. Les quelques attaques qu’il initia furent sans vigueur. Joques voyait la victoire à sa portée.

Soudain, Anders se déchaîna. Il lança une succession de feintes fulgurantes que Joques eut du mal à intercepter. Les rares fois où il parvenait à prendre l’avantage, Anders anticipait ses mouvements et le bloquait. Il comprit que dans les premiers temps de leur duel, le garde rouge l’avait étudié, analysé et tout compris de lui, tout en ne lui révélant rien. Joques sut alors qu’il allait mourir.

Soudain, il poussa un hurlement de souffrance. L’épée vola à travers la salle la main du soldat toujours refermée autour de la poignée. Anders ne ralentit pas son attaque, il planta son arme dans le cœur de son adversaire. Le cri que Joque poussait se figea dans sa bouche. Le garde rouge dégagea son épée avant que le corps ne l’entraînât en basculant.

Le combat était terminé, il était vainqueur. Des yeux, il chercha l’épée de son adversaire. Brun aurait pu s’en emparer. Elle était allée s’écraser au pied du vieux stoltz qui l’avait ramassée. Il l’examinait comme si c’était le plus précieux objet du monde.

— Cette arme a ôté suffisamment de vies innocentes, déclara-t-il soudain.

Il la frappa sur le dallage à plusieurs reprises, jusqu’à ce que la lame se brisât. Puis il jeta par terre le morceau qui lui restait en main.

Satisfait, Anders se dirigea vers la pentarque. Il lui tendit l’arme à plat sur la paume des deux mains.

— C’est un grand honneur que vous m’avez accordé en me confiant cette épée. Mais il est temps que je vous la rende.

— Gardez-la, répondit la stoltzin. Je vous l’offre. Vous en faites un meilleur usage que moi.

Venant de la part d’une personne considérée comme le meilleur guerrier du monde, ce compliment toucha profondément le garde rouge.

— Vous ne pouvez pas rester sans armes.

— Ne vous inquiétez pas pour moi. J’en possède d’autres. Et puis, même sans épée, puis-je être considérée comme désarmée ?

Comme tout le monde, il connaissait la réputation des jumelles. Entre leur aptitude à la lutte à mains nues et leur maîtrise de la magie, elles étaient parmi les combattantes les plus puissante d’Uv Polin. Et puis, elle pouvait faire une arme à partir de n’importe quoi. Une anecdote courrait dans les casernes qu’une fois Wuq aurait tué un agresseur en utilisant une simple savonnette. Il ne voyait pas comment transformer un objet aussi inoffensif en arme, mais il avait eu confirmation il y a peu de cette histoire. Entre leurs mains, même l’ustensile le plus anodin devenait une arme.

Anders la salua pour la remercier de son présent. Il ne voulait pas la remettre au fourreau sans la nettoyer. Mais il n’avait rien pour essuyer la lame. Aussi il la garda à la main en s’éloignant. Il passa à côté de Brun qui regardait, en état de choc, le cadavre. Les Sangärens évacuaient le corps de son seul soutien dans cette assemblée. Mais Anders ne s’arrêta pas à la place qu’il occupait près de son seigneur jusqu’à présent, il continua et s’installa entre le second groupe de Naytains et celui de Ciarma. Brun leva la tête vers lui.

— L’officier commandant la garde rouge porte sa nouvelle allégeance sur son arme, l’accusa-t-il.

— Cela fait plusieurs jours que vous vivez en Helaria, et vous n’avez pas été appréhendé. L’Helaria a respecté votre souveraineté, lui renvoya Anders. Elle aurait pu y mettre fin n’importe quand, mais elle ne l’a pas fait. Parce qu’eux, ils sont honnêtes.

— Vous aussi vous m’accusez de quelque chose, murmura-t-il.

Atlan fit signe au garde d’énoncer ses griefs.

— J’accuse l’homme ici d’avoir, malgré son innocence, enfermé et obligé à se prostituer, Umbria fille de Grans. Quand elle a été rachetée, il l’a reprise, l’a remise dans sa maison close et gardé pour lui l’argent du rachat.

— Mais en quoi le sort de cette fille peut bien vous importer. Grans m’a trahi…

— Vous croyiez qu’il vous a trahi. Ce n’était pas le cas, il vous était fidèle. Personne ne vous avait trahi à l’époque. Vous l’avez accusé sans preuve d’une erreur que Dayan lui-même avait commise.

— Et vous êtes là pour redresser mes torts.

— Je suis là parce qu’Umbria était ma fiancée. La date de notre mariage était déjà choisie quand vous l’avez enfermée.

— Je l’ignorais, répondit Brun.

— Deirane le savait, elle ! C’est elle qui m’a donné l’argent pour la reprendre à son souteneur. Mais vous m’avez fait comprendre que tant que vous seriez vivant, il n’y aurait pas de rachat possible.

Lors de sa visite, un an plus tôt, Calen ne lui avait elle pas dit de s’intéresser davantage à son entourage ? Sa prédiction se révélait malencontreusement exacte. Si Brun avait connu les liens entre le capitaine de sa garde et cette fille, jamais il ne se serait laissé entraîner dans ce piège.

— Et vous, que me reprochez-vous ? demanda-t-il au second groupe de Naytains.

Un jeune adulte, certainement de moins de quinze ans, s’avança d’un pas.

— Je suis Parjal, de Naerre. Je suis commerçant. Je dirige actuellement la maison de négoce familiale.

— Vous me paraissez bien jeune pour une telle responsabilité, fit remarquer Brun.

— À cause de vous ! Je vous accuse d’avoir assassiné mes frères et ma sœur aînée, d’avoir poussé mon autre sœur, Dovaren, au suicide et de détenir illégalement mes nièces au sein de votre harem alors qu’elles sont à peine âgées de six ans.

— Mais il n’y a aucune chanceuse aussi jeune dans le harem, pas depuis…

Il allait dire Mericia. Mais il se souvint à temps que la sœur de cette géante naytaine avait quatre ans à peine quand il l’avait autorisée à demeurer au harem, et que les filles de cette commerçante si belle vivaient aussi dans le harem. Comment s’appelait-elle déjà ? Le nom lui échappait. Et quel âge avaient les deux fillettes ?

— Elles ne sont pas chanceuses et ne font pas partie du harem. Elles ne font qu’y loger parce qu’une de mes concubines l’a décidée et que je ne me suis pas opposée à sa lubie. Je peux vous les rendre quand vous voudrez.

Personne ne fut dupe dans l’assistance. Aucun de ceux en tout cas qui avaient connu leur mère. Si les filles avaient hérité ne serait-ce que de la moitié de sa beauté – et celle de leur tante – elles constitueraient un ornement unique pour son harem une fois adultes. En plus, des jumelles. Elles valaient la peine d’être logées, nourries, éduquées à ses frais.

— Votre offre ? s’enquit Atlan.

— Mille boisseaux de blé.

Il se tourna vers les stoltzt.

— Et vous, qu’avez-vous à offrir ?

— Notre pays ne pratique pas l’esclavage, expliqua Wuq. Mais nous offrons des récompenses pour capturer les criminels. Je suis prêt à verser l’équivalent en farine de fougère et en riz pour sa capture. Mais ce n’est pas une négociation, le prix est fixe.

— Annoncez la quantité !

— Quatre cents boisseaux de farine de fougère et six cents boisseaux de riz rouge.

— Donc la même chose que la précédente enchère.

— Mais livrable en un demi-douzain, si cela a de l’importance.

— Pour départager en cas d’égalité uniquement. Et vous.

Il s’était adressé au vieux stoltz.

— Je ne veux pas l’acheter, répondit-il. Je suis ici en observateur. De toute façon, je suis loin de disposer d’autant de bien que les offres qui ont été proposées. Je veux seulement m’assurer que la justice sera faite. Je demanderai juste à celui qui l’acquerra de me laisser lui parler avant de l’emmener.

— Vous verrez cela avec son acheteur. L’offre la plus élevée provient de la Pentarchie. Quelqu’un désire-t-il surenchérir ?

— Mille cent boisseaux ! s’écria Parjal.

— Mille deux cents, renchérit Serig.

— Excusez-moi (Parjal se tourna vers Serig). Que désirez-vous faire de lui une fois que vous l’aurez acquis ? demanda le jeune homme.

— Ma famille possède des mines près de Pers, dans le désert empoisonné. On y extrait du phosphate, du soufre et de la soude. Je compte l’y envoyer.

Le rictus de Parjal était tout sauf rassurant.

— Je retire mon offre, annonça-t-il.

— Mais on ne peut pas vivre dans le désert empoisonné ! s’écria Brun.

— Oh si, on peut, répliqua Serig. Pas longtemps, mais on peut.

— Pour le moment, la meilleure offre provient de l’archiprélat Serig de Nayt. Mesdames ?

— Nous retirons notre offre. Et puisque le seigneur Serig livrera le criminel Brun à la justice, nous lui verserons la récompense, répondit Wuq. Il pourra en disposer comme il le désirera.

— Récompense que vous délivrez à la reine Deirane lorsque ce criminel sera remis en ma possession, déclara Serig.

— Brun appartient donc à Serig Rohan, archiprélat de Nayt.

Atlan claqua dans ses mains pour signifier la fin des enchères.

— Avez-vous quelque chose à ajouter ? demanda-t-il à Brun.

— J’étais venu pour sauver l’Orvbel de la famine. J’ai réussi ma mission, déclara-t-il cyniquement. J’ai trouvé deux mille boisseaux de nourriture.

— Deux mille boisseaux, il n’y a pas de quoi pavoiser, le contredit Atlan. Avec une telle quantité, on pourra nourrir la ville pendant une dizaine de jours au maximum.

Brun ne releva pas la pique. Il continua sur sa lancée.

— Je sais que je vais mourir. Personne ne survit longtemps au désert empoisonné. Cependant, souvenez-vous que j’ai une fille, et qu’elle saura comment vous m’avez traité. Et un jour, elle me vengera.

— Élevée par Deirane, j’en doute, objecta Atlan.

— Je n’ai pas confié l’éducation de Bruna à Deirane.

Laissant le jeune homme et sa famille dans l’expectative, il se dirigea vers la délégation naytaine. Il se tourna une dernière fois vers Atlan.

— Ce sont bien des enchères officielles, dont les minutes seront consignées ?

— Bien entendu, répondit-il machinalement. Nous sommes des nomades, pas des barbares.

— Dans ce cas, Serig de Nayt, je suis à votre disposition.

Il lança un dernier regard vers Ciarma.

— Toutes mes condoléances pour votre sœur, ajouta-t-il.

Puis il n’accorda plus un regard au reste de l’assistance.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0