LXV. Les enchères - (3/3)
La toile qui barrait la porte de la tente s’ouvrit, laissant entrer le vieux stoltzen et sa compagne plus jeune. Mais deux stoltzt de plus, un homme et une femme, l’accompagnaient. Brun, qui attendait patiemment allongé sur sa banquette que Serig vînt s’occuper de lui, se leva. Il s’avança aussi loin que le lui permettait la chaîne fixée à sa cheville. Il y avait une pénurie de métaux sur l’ensemble du continent, mais quand il s’agissait de contraindre ou de tuer, les humains arrivaient toujours à s’en procurer, pensa le stoltz.
— Qu’êtes-vous venu faire ? demanda Brun. Vous êtes venu me tuer ?
— C’était mon idée à l’origine, répondit-il. Puis j’ai découvert ce que Serig vous réservait et j’y ai renoncé. Je préfère sa méthode. Il m’a autorisé à vous parler avant de vous emmener en Nayt.
— C’est un tort, vous devriez mettre votre idée en application.
— Et vous offrir une mort propre et sans souffrance.
— Vous n’avez donc aucune pitié !
— Si, mais pas pour vous. Je n’ai pas mis tout cela en œuvre pour faire preuve de miséricorde au dernier moment.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Votre présence ici, votre jugement et votre mort prochaine, c’est mon œuvre.
— Votre œuvre ! Je croyais que c’était celle de Deirane.
— Disons que c’est un travail collaboratif. L’idée d’utiliser Saalyn pour retrouver la famille Farallon était d’elle, c’est moi qui ai mis Saalyn sur sa piste. Je n’ai pas eu grand-chose à faire d’ailleurs. Elle avait déjà découvert pas mal de choses par elle-même. Deirane a invité la famille de son amie Dovaren, que vous avez assassinée, mais c’est moi qui ai glissé devant ses yeux où la trouver. Et inviter Serig était mon idée aussi. La vente aux enchères, c’est elle. Vous faire payer en vous punissant ce par quoi vous avez péché, seule une femme pouvait imaginer cela.
— Comment avez-vous fait pour communiquer avec Serlen ? Elle n’a aucun contact avec l’extérieur hormis son commis et Maritza. Et je sais qu’aucune des deux n’a introduit de messages dans le palais.
— Je ne connais pas tous ses secrets. Mais vous avez raison, aucune de ces deux femmes n’était impliquée. Deirane ne les aurait jamais mis en danger.
— Vous avez eu de la chance. Sans la série de malheur qui a touché l’Orvbel, jamais je n’aurai quitté mon palais.
— Et vous croyez que ces catastrophes sont arrivées par hasard ? D’accord, la maladie et le froid, c’est bien le cas. Mais le reste, la pourriture qui a attaqué vos bateaux, êtes-vous sûr qu’elle n’a pas été déposée là. Comment est-elle passée d’une pièce abandonnée dans les caves du palais jusqu’au port si personne ne l’y a amenée ?
— La pourriture sèche ! C’était votre œuvre ?
— Pas la mienne non. Celle de Deirane.
— Deirane ! Mais comment a-t-elle fait ? Elle ne pouvait pas sortir du harem.
— Je l’ignore.
Il se tourna vers la jeune femme qui l’accompagnait.
— Je vous présente Ravtamin, ma dernière disciple. C’est elle qui s’est chargée de transporter les messages entre Deirane et moi.
Ravtamin. La tempête de feu, traduisit Brun. Pourtant la jeune fille semblait indolente, loin de mériter un tel qualificatif.
— Tami, comment t’y prenais-tu pour rencontrer Deirane ?
— Je ne l’ai jamais rencontré, répondit-elle. Sauf la première fois. Nous utilisions un village abandonné au nord-est du pays comme boîte aux lettres.
— Comme Deirane pouvait-elle y récupérer le courrier ?
— Je l’ignore, répondit le vieillard. Elle dispose de bien des secrets et je n’ai pas réussi à tous les découvrir. Elle a merveilleusement utilisé mes connaissances. Cette jeune femme est très intelligente. Par exemple, c’est moi qui ai eu l’idée d’un poison pour vous intoxiquer. Mais c’est elle qui a imaginé comment vous l’administrer. Je pensais juste le verser dans votre verre. Mais il y avait le risque qu’un goûteur découvre le danger. Elle a trouvé mieux, un moyen qui ne pouvait que vous cibler.
— Tous mes plats sont goûtés, objecta Brun.
— Vos plats oui. Mais qui goûte Deirane avant vous ?
Devant l’étonnement du souverain déchu, il continua.
— Oui. Elle s’est elle-même empoisonnée. Elle s’est couvert les seins de céruse. Un composé à base de plomb qui déclenche des crises de folie. Une telle solution ne pouvait marcher qu’avec elle, sa particularité la protège contre les poisons de contact. Et pour marcher, cela est allé au-delà de mes espérances. Vous vous êtes comportée de façon si stupide et cruelle que le peuple de l’Orvbel vous a abandonné. Même votre favorite Mericia s’est retournée contre vous. Maintenant, vous voyez le résultat de notre travail. Vous êtes ici, devant moi, enchaîné, et bientôt mort.
— Qu’est ce que je vous ai fait pour que vous me poursuiviez ainsi de votre haine ! s’écria Brun. Je ne vous connais même pas.
— C’est vrai, nous ne nous sommes jamais rencontrés. Pourtant nous nous connaissons. Regardez-moi attentivement, mon visage ne vous dis rien ?
L’homme décrocha la torche qui éclairait les lieux et illumina sa face. Il n’avait pas tort. Les traits avaient un air familier. Mais il n’arrivait pas à se souvenir dans quelle circonstance il les avait vus. Un esclave qu’il avait vendu sur sa place de marché ? Ou une concubine qu’il retenait au harem ? Cela n’expliquait pas l’étendue du complot qu’il avait mis en œuvre pour l’abattre. Et puis, il ne possédait qu’une seule concubine stoltz. Et elle venait d’une contrée si lointaine que jamais sa famille ne pourrait venir la chercher.
— Il est possible que mes rides brouillent mes traits. Ceux de ma fille vous parleront davantage.
Brun reporta son attention sur la jeune disciple. Jeune, il n’en était pas sûr. Elle pouvait très bien être née avant l’arrivée des feythas.
— Non, pas elle, le détrompa le stoltz. Ravtamin n’est pas ma fille, contrairement à Falval.
Brun connaissait ce nom. Il l’avait rencontré dans un rapport, mais il ne se souvenait plus lequel.
Brun avait à peine regardé la stoltzin quand elle était rentrée tant elle lui avait paru quelconque. Quand la torche éclaira son visage, il éprouva un choc. Il avait déjà vu une telle femme qui lui ressemblait. Une femme chez qui ces mêmes traits lui paraissaient magnifiques et dont la silhouette athlétique attirait tous les regards. Une femme qui cinq ans plus tôt hurlait de souffrance dans une de ses arènes.
Sous la révélation, il recula contre le mur et dévisagea sa visiteuse avec horreur.
— Vous êtes la sœur de Saalyn ! murmura-t-il. Et vous, vous êtes son père.
— Larsen, en personne, confirma-t-il.
— Je ne comprends pas une telle haine. Je ne lui ai rien fait. C’est un de mes marchands. Il l’a maltraitée dans son sérail…
— Maltraité ! Il l’a torturé au point de presque la rendre folle ! cria Larsen.
Il se précipita sur le prisonnier, s’arrêtant si près que Brun ne put retenir un mouvement d’esquive.
— Il a tellement abusé d’elle qu’elle a mis plusieurs mois pour guérir de ses blessures. Il a fait d’elle une femme brisée et traumatisée qui se réveille la nuit en pleurs…
Larsen interrompit sa diatribe. Il respira un bon coup pour se calmer.
— Elle s’en remettra. Nous autres stoltzt nous remettons de tout. Malheureusement, cela prendra du temps. Et je suis trop vieux, ma vie aura pris fin avant. Je ne reverrais plus jamais cette femme sûre d’elle et pleine d’allant qu’elle était avant de vous rencontrer. Mais vous avez raison, elle est vivante. Ses frères et sœurs retrouveront un jour la Saalyn qu’ils adoraient. Mais Dercros lui, il est toujours mort. Et sur votre ordre.
Dercros. Qu’est-ce que Larsen avait à voir avec lui ?
— J’ignorais que Dercros était mort. En quoi la vie de cet homme vous importe-t-elle ? Ce n’est qu’un musicien. Très doué certes, mais un musicien.
— C’était mon fils. Le dernier de la famille. Il avait toute sa vie devant lui. Et vous y avez mis fin en commettant votre forfait pour vous emparer des sœurs Farallona.
— Vous faites erreur. Les sœurs ont disparu lors de la chute de Miles et Dercros a écrit son opéra bien après.
En réponse, Larsen lui renvoya un sourire carnassier.
— Deirane m’a parlé de votre admiration pour la compositrice Preven Dercros. Mais ce n’est qu’un pseudonyme d’auteur. Dercros est mort, mais Preven Dercros, elle, est bien vivante.
Cette nouvelle ne surprit pas Brun. Il se doutait depuis quelques instants déjà que le vieux stoltz parlait d’une autre personne. Elle ne le déconcentra pas. Ce qui lui permit de passer en revue tout ce qu’il savait sur Larsen. En tant que père de Saalyn, ses espions lui avaient fait un rapport sur lui. Et ça ne collait pas avec ce qu’il avait devant lui.
— Comment un simple joaillier a-t-il pu monter une telle cabale contre moi ?
Larsen se tourna vers ses enfants.
— Laissez-moi seul avec lui, je vous rejoins dans un instant.
— Père… commença Falval.
— Ne t’inquiète pas. Je ne lui ferais pas de mal.
À l’expression de la stoltzin, il comprit qu’elle pensait le contraire. Mais elle n’ajouta rien et sortit juste après son frère. Ravtamin demeura auprès de son maître. Apparemment, elle connaissait les secrets qu’il allait lui révéler.
— Si j’ai pu monter cette cabale, c’est parce que vous avez commis une erreur. Une seule. Mais décisive. Vous avez retiré sa fille à Deirane et vous l’avez confiée à un institut en dehors du harem. Je pouvais contacter Maritza. J’ai d’ailleurs eu une correspondance très fournie avec elle.
— Tu mens. Jamais Maritza ne me trahirait. J’ai toujours respecté ma parole la concernant.
— Tiens, j’avais oublié ce détail. L’âge sans doute. Je reprend. En fait, tu as commis deux erreurs, corrigea le stoltz. En récupérant cette prostituée réfugiée chez elle et en la renvoyant à son proxénète, tu as violé le traité que vous aviez établi. Un dangereux précédent qui pouvait réduire l’œuvre de sa vie à néant. Tu t’es ainsi fait une ennemie. Mais tu as raison, elle ne t’a pas trahi. Quand elle donne sa parole, elle la tient, elle.
— Comment avez-vous pu monter tout cela ? redemanda Brun.
— Pour mes enfants, je ferai n’importe quoi. Jusqu’à aujourd’hui en tout cas. Maintenant, je suis trop vieux. Il est temps de passer la main. Je transmets le flambeau familial à Fralon, mon fils aîné. Je vais consacrer mes dernières années à profiter de ma famille.
Le regard du stoltz se porta sur le pendentif accroché au cou de Brun. En saphir jaune, il symbolisait le trône d’Orvbel. Il était à l’origine du titre des Seigneurs lumineux. Par réflexe, Brun y porta la main.
— Pendant que j’y pense, je dois récupèrer ce bijou pour le restituer à la souveraine légitime de l’Orvbel.
Il tendit la main. Brun recula.
— Je demanderai à Serig de le prendre. Ses soldats sauront vous convaincre.
Face à cette menace, Brun n’hésita pas. L’intervention de Serig serait humiliante et il obtiendrait malgré tout ce qu’il veut. Il décrocha la chaînette qui soutenait la pierre et tendit le tout à Larsen. Le stoltz la prit, il l’examina longuement.
— Je me souviens de la première fois que j’ai tenu cette pierre entre les mains. Un jeune homme me l’a donnée. Il voulait savoir si je pouvais la tailler, pour l’offrir à une femme. Comme il était désargenté, je l’ai fait gratuitement. Je me suis contenté de garder un éclat, un seul, qui décore aujourd’hui le majeur droit de Saalyn. Il ignorait à ce moment la fortune qu’il avait en main. Et cette femme c’était ton ancêtre, Brune. Je ne comprends pas ce qui a mal tourné dans votre lignée. Ça avait bien commencé pourtant.
Il le rangea finalement dans une poche.
— Nous n’avons plus rien à nous dire. Je regrette juste de ne pas pouvoir assister à votre supplice. Un dernier point cependant. Votre menace, concernant la fille de Deirane, vous avez compris qu’elle est sans objet. Je ne sais pas quel coup fourré vous avez imaginé. Je vais consacrer mes dernières années à le contrer. Alors, autant me révéler votre plan. Je pourrais parler à Serig pour atténuer vos souffrances.
— Cela m’importe peu, répliqua Brun. Malgré tous vos efforts, vous ne pourrez rien y changer. Avec l’éducation que j’ai prévue pour elle, elle apprendra à voir en Deirane, non pas sa mère, mais la meurtrière de son père. Elle la haïra pour cela. Et cela détruira Deirane plus sûrement qu’un poignard planté dans son cœur. Je vais peut-être mourir, mais en fin de compte je suis le gagnant.
— Dans ce cas, j’agirai vite.
Larsen s’écarta de Brun.
— J’ai juste un dernier détail à vous révéler. La compositrice qui se cache derrière Preven Dercros, vous le connaissez. C’est ma fille Saalyn qui a composé cet opéra en hommage à son frère. Et toujours en sa mémoire, elle a pris son nom.
Cette nouvelle acheva Brun. Cet artiste qui avait exprimé un tel talent au point qu’il recherchait la moindre de ses créations et désirait l’inviter à se produire dans l’opéra d’Orvbel était en réalité la personne qu’il haïssait le plus. Larsen venait de lui ôter la dernière joie qui lui restait.
Détournant le regard du prisonnier, Larsen sortit de la tente, laissant Brun, seul, face à son destin.
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