Interlude : Palais royal de Sernos, 14 ans plus tôt.
Seul !
Falcon II jeta un regard circulaire autour de lui.
Vide !
Il y aurait dû y avoir des nobles dans cette salle : des ducs, des contes, des barons, leurs femmes et des dizaines de domestiques. Mais il ne vit personne. Les seuls individus qu’il remarquait étaient les personnages des tapisseries et les statues de marbre qui donnaient à cet endroit son aspect royal.
Il se renfonça dans son trône. Ses vassaux l’avaient abandonné. Un instant, il envisagea les actions qu’il allait entreprendre pour les ramener à lui. Peut-être, en exécuter un ou deux et les remplacer par des hommes fidèles pour mettre au pas les autres. Mais pourrait-il leur faire confiance ? Non, il devait les éliminer tous. À l’idée des massacres qui s’annonçaient, il poussa un soupir de découragement. Et dire que son règne avait bien commencé. À sa montée sur le trône, il avait mis fin à la période de stagnation menée par son père qui avait permis à ces ducs du sud d’asseoir leur puissance. À la place, il avait repris la politique d’extension de son grand-père Falcon le conquérant. En cinq ans, il avait augmenté de moitié la taille du royaume et crée une province de plus. Maintenant, il se demandait comment il allait passer à la postérité. Il doutait que ce fût Falcon le sage. On se souviendrait plutôt de lui comme le fou ou l’assassin, voire les deux à la fois.
La porte s’ouvrit si brutalement que les battants claquèrent contre le mur. L’intrusion le tira de ses réflexions. Une femme s’avançait vers lui d’un air décidé. Elle était belle, athlétique et blonde. Son attention fut un instant retenue par sa poitrine qui tressautait à chaque pas tant ceux-ci étaient vifs. Il mit un moment à remarquer les détails importants. Du sang gouttait de sa main blessée, elle avait une lèvre fendue, son pantalon déchiré permettait d’entrevoir une traînée rouge sur la cuisse. Mais surtout, elle tenait une épée dégainée dans la main gauche. Comment ses gardes avaient-ils pu la laisser passer ? Vu son état, ils avaient dû s’opposer à son intrusion, mais ils ne s’étaient pas montrés trop insistants. D’ailleurs, son épée était immaculée. Elle n’avait blessé personne avec cette arme. Il se souvenait d’elle. C’était cette guerrière libre qui composait des chansons pendant son temps libre. Saalyn, ainsi qu’elle se faisait appeler. Il l’avait déjà remarquée. Il l’avait vue exaltée sur scène, totalement abandonnée entre les bras de ses partenaires de danse. Mais jamais il ne l’avait vue avec cet air décidé, le visage fermé à toute émotion.
Quand elle arriva à sa portée, elle tendit l’épée en avant. Par réflexe, Falcon recula dans son trône. Il ne pouvait aller bien loin. Elle appuya la pointe de la lame contre sa gorge, mais ne l’enfonça pas.
— Vous êtes venue me tuer ? demanda-t-il.
— Assassin ! cria-t-elle, c’est tout ce que tu mérites.
— Vous ne pouvez pas le faire, je suis le roi. Vous serez mise à mort. Même vos pentarques ne pourront pas vous protéger.
Au lieu de répondre, elle lui sourit. Pas le genre sympathique. Un de ceux qui exprimaient tout le mépris qu’elle éprouvait pour lui.
— Pour éliminer une pourriture telle que toi, je suis prête à courir ce risque.
La lame s’enfonça un peu dans la peau, faisant perler une goutte de sang.
— Il y avait soixante-trois personnes, dont huit enfants. Et sept mille habitants dans la ville, dont beaucoup étaient mes amis.
— Vous devriez mieux choisir vos fréquentations, répliqua-t-il.
Sans le réflexe salvateur qui le poussa à s’écarter, il aurait été égorgé.
— Assassin.
Un pas précipité derrière suspendit son geste.
— Attendez, cria quelqu’un.
Falcon leva le regard pour voir qui se joignait à eux. Il sourit en découvrant son fils.
— Tu arrives juste à temps, dit-il, cet assassin allait me tuer. Élimine-la.
— Non, répondit Menjir.
Il écarta les bras afin de dévoiler sa taille vierge de toute lame.
— Je n’ai pas l’intention de l’arrêter. Le destin va suivre son cours tel que le patriarche l’a décidé sans que je m’y oppose.
Le roi, surpris de cette défection, ouvrit en grand ses yeux d’étonnement.
— Tu vas laisser cette femme m’assassiner ? Toi, mon fils. Mon propre sang.
— Si c’est ainsi que le patriarche a écrit nos destinées, qui suis-je pour m’y opposer ?
Saalyn tremblait. Son bras vibrait sous le dilemme qui la torturait. Cette ordure devait mourir, mais elle n’était pas une meurtrière. Elle ne pouvait pas tuer un homme ainsi, de sang-froid, sans qu’il puisse se défendre. Soudain, elle lança son épée loin d’elle. Puis elle tomba assise. Elle prit son visage dans ses mains. Ses épaules tremblèrent, elle pleurait.
Falcon la regardait, surpris d’être encore en vie.
— Profites-en, mon fils. Elle est sans défense. Maîtrise-la.
Menjir ne tint pas compte de l’ordre de son père.
— Le royaume est au bord de la ruine, déclara-t-il, par votre faute.
— Au bord de la ruine, se protesta Falcon. Jamais il n’a été aussi puissant. Il est uni sous mon contrôle comme il ne l’a jamais été. Je n’ai plus aucune contestation de mon pouvoir. Le seul duc qui s’opposait à moi n’est plus. Quand tu hériteras du trône à ma mort, tu auras un royaume grand et respecté.
— Uni ? Puissant ? Un quart du royaume est en flamme. La plus belle ville du pays n’existe plus. Vos soldats pillent et tuent sans discernement. Déjà, les territoires que nous avions conquis ces dix dernières années ont annoncé leur indépendance. Il faudra des années pour réparer les dégâts. Sans compter les dédommagements que nous devrons payer aux Naytains pour qu’ils oublient leurs morts.
— Ah ! s’exclama Falcon. Toi aussi tu considères l’Helaria comme quantité négligeable.
— Non, le détrompa Menjir. Ils se montreront tout aussi implacables que la Nayt. Mais eux ne se contenteront pas de quelques piécettes pour se calmer. Ils voudront les responsables. Et j’ai bien l’intention de les leur donner.
— Leur donner ? Mon fils, tu n’es pas encore roi.
— Pas encore en effet.
Menjir s’avança d’un pas.
— Vous ne pouvez plus continuer à régner.
— Tu comptes me tuer ?
— Je préférerais ne pas en arriver là. Mais s’il le faut, je n’hésiterais pas. Renoncez au trône. Abdiquez, père. Puis retirez-vous sur vos terres. Vous ne serez plus roi, mais vous resterez duc d’Elmin.
Les deux hommes se toisèrent du regard. Menjir éprouvait de la crainte pour ce qu’il était en train de faire. Il voulait arrêter tant cet acte le révoltait. Mais il résista.
— Jamais ! dit enfin Falcon. Jamais je ne renoncerai au trône pour faire plaisir à ces maudits serpents. Qu’ils envoient leur armée, je saurais les recevoir. Qu’ils crèvent tous autant qu’ils sont ! Le monde se porterait bien mieux s’ils disparaissaient.
Les paroles du roi tirèrent Saalyn de sa torpeur. Elle tourna son visage baigné de larmes vers le souverain d’Yrian. La rage gagnait du terrain face à sa tristesse. Le sourire narquois de Falcon déclencha sa réaction. Elle se précipita vers son arme pour la ramasser. Elle allait la prendre quand une poigne solide lui immobilisa le bras. Surprise, elle leva les yeux vers son assaillant. C’était un homme, tout de noir vêtu. Même son visage était masqué par une cagoule noire. Seuls ses yeux étaient visibles, des yeux verts de stoltzt, semblables aux siens. Une légende, elle avait affaire à une légende, un de ces assassins mystérieux et terriblement efficace. Elle connaissait leur réputation depuis longtemps. Elle les avait rencontrés et constaté alors qu’elle n’était pas usurpée. Ces hommes et ces femmes étaient entraînés à tuer. Jamais aucun n’avait été pris ni n’avait échoué. Elle ne pouvait opposer que son expérience de guerrier libre, insuffisante contre un tel individu. Si elle tentait de le combattre, elle n’aurait aucune chance.
Elle tenta de se dégager. Mais malgré sa résistance, elle se retrouva rapidement immobilisée, le dos plaqué contre la poitrine de l’assassin. Elle essaya de lui donner des coups de pied dans les tibias, sans succès. Il appuya quelque chose contre le nez. Elle reconnut aussitôt l’odeur. Il cherchait à la droguer. Elle se débattit de plus belle. Sur un humain, une telle technique se serait montrée inefficace. Mais sur un stoltz et leur système respiratoire perfectionné, la substance fit son effet. Ses gestes se firent de plus en plus difficiles, maladroits. Enfin, elle s’effondra. La légende la souleva pour la prendre dans ses bras. Puis il rejoignit les deux hommes. Ces derniers avaient assisté à la lutte sans réagir.
— Vous êtes venu nous tuer ? demanda Menjir.
— Non, pas vous, répondit la légende.
Son regard se tourna vers Falcon.
— Moi ? Vous n’avez pas le droit.
— Je suis au-dessus du droit. Mon rôle est de protéger Uv-Polin. Je dois maintenir l’équilibre. Vous l’avez rompu. Les armées de la Nayt se sont mises en route. L’Helaria mobilise. Bientôt, ils seront là.
— L’Yrian est le plus puissant royaume du monde. Je n’ai pas peur.
— Alors vous êtes inconscient. Peut-être êtes-vous plus fort que chacun d’eux séparément, mais contre les deux vous perdrez. Vos ducs ne vous soutiendront pas. Ils sont plus effrayés par vous que par vos ennemis. Ce que vous avez fait à l’un d’eux, vous pourriez le refaire à d’autres. Beaucoup profiteront de votre défaite pour faire de leur fief un État indépendant. Ce sera la fin de l’Yrian. Et ça, je ne peux pas le permettre. Vous devez partir.
— Si je suis si indésirable, pourquoi n’avoir pas laissé cette guerrière libre me tuer ?
— Parce qu’elle n’est pas une meurtrière et qu’elle ne doit pas le devenir. C’est mon rôle de tuer, pas le sien.
La légende recula d’un pas.
— Alors qu’attendez-vous ? s’écria Falcon.
— La décision aurait plus de poids si l’affaire était réglée par les Yrianis eux-mêmes.
L’assassin détacha un poignard de sa ceinture et le jeta aux pieds de Menjir. Ce dernier le ramassa. C’était une bien belle arme, sobre, sans fioritures, une lame effilée, un manche qui tenait bien en main. Une arme conçue pour tuer avec efficacité et discrétion. Puis il se détourna des deux hommes en direction de l’épée toujours abandonnée sur le sol.
— La lame est nue, fit remarquer Menjir.
— En effet, confirma la légende.
Falcon ne s’occupa pas du nouveau centre d’intérêt de son fils.
— Et Saalyn, qu’allez-vous en faire ? demanda Menjir. La tuer ?
La légende lâcha un petit rire sarcastique.
— Certes non. Cela fait plus d’un siècle que nous collaborons. J’ai l’intention de continuer encore autant.
— Les légendes et les guerriers libres travaillent ensemble, je l’ignorai.
— Eux aussi.
Arrivé à sa cible, l’assassin balança Saalyn toujours évanouie sur son épaule. Il l’assura en lui immobilisant les jambes avec la corde qui lui servait de ceinture. Puis il ramassa l’arme. Il n’avait pas de fourreau pour la ranger. Il la garda donc à la main en se dirigeant vers la sortie. Il referma les portes derrière lui.
Menjir fixa les lourds battants de bois sculpté, comme si l’assassin allait revenir. Ce fut la voix de Falcon qui le fit retourner à la réalité.
— Montre-moi ce poignard ! ordonna-t-il.
Le prince retira son bras juste avant que son père, debout devant lui, ne lui arrache l’arme. Il la cacha dans son dos.
— Pourquoi le voulez-vous ? demanda-t-il. Ce n’est qu’un poignard.
— Nous détenons une arme appartenant à une légende. Nous pourrions tuer qui nous désirons, et leur mettre le meurtre sur le dos.
— Vous avez raison. Mais ce n’est pas vous qui en profiterez. Votre règne touche à sa fin.
— Comment oses-tu ? hurla Falcon. Tant que je suis roi, tu me dois obéissance. J’ai droit de vie et de mort sur toi.
Il se tourna vers la porte.
— Garde, à l’aide, à l’assassin.
— Personne ne viendra, père.
Le roi comprit la menace. Il était seul avec son héritier qui n’attendait qu’un prétexte pour lui voler son trône. Il se tourna vers lui.
Menjir reprit les paroles de la légende.
— La lame est nue.
— Et alors ?
— On ne peut pas remettre une lame au fourreau sans l’avoir utilisé avant.
Menjir fouilla dans sa mémoire. La légende la portait-elle nue ou dans un fourreau avant de la leur donner ? Dans le doute, il imagina la situation la plus défavorable. Son ton devint plus calme, plus enjôleur.
— Mon fils, je sais que je n’ai pas été un père parfait. Mais je reste quand même ton père. Je t’ai donné la meilleure éducation qui soit, les meilleurs précepteurs que j’ai pu payer. Parce que j’avais de grandes ambitions pour toi. Je voulais que tu sois un grand roi, comme Palav.
— Palav n’était qu’un brigand qui a eu la chance que son repaire se situe au cœur de Sernos, ce qui lui a permis de se faire appeler roi.
Falcon envoya une gifle retentissante à son fils.
— Comment oses-tu ?
Menjir s’y attendait. Il connaissait l’admiration de son père pour son ancêtre, le troisième roi, au point qu’il lui avait attribué les hauts faits de son prédécesseur Zande. Faisant de son ancêtre un modèle, Falcon avait annexé le nord inhabité et fondé la province d’Ortuin. Mais pourquoi avait-il fallu qu’il se montre si impitoyable dans cette guerre civile ? Il avait détruit tous les acquis de son règne, cinq ans à peine après son intronisation, il était le plus détesté des rois d’Yrian.
— J’ose, père, parce que si je ne fais rien, je n’hériterais jamais du royaume. Je dois arrêter les armées de la Nayt avant qu’elles arrivent et calmer les pentarques. Il n’y a qu’un seul moyen. Et vous le connaissez.
— Tu ne le feras pas, je suis ton père et ton roi. Tu dois…
Les paroles du roi moururent dans sa gorge. Il leva de grands yeux étonnés sur son fils.
— Je suis désolé, père. Il le fallait.
Il passa un bras autour des épaules de son père et le serra contre lui pendant que de son autre main, le couteau fouaillait les chairs à la recherche de l’aorte.
Falcon se dégagea et recula. Il s’éloigna en titubant vers son trône. Mais jamais il ne l’atteignit. Il s’effondra avant. Menjir le retourna sur le dos. Le roi n’était pas encore mort. Il posa ses yeux vers son assassin. Ses lèvres bougeaient, mais le son qui en sortait était trop faible. Menjir s’accroupit. Il approcha son oreille de la bouche.
— Soit… maudit, murmura Falcon.
— N’ayez crainte père, j’ai déjà une place réservée chez le Porteur de lumière, à côté de la vôtre.
— Miles est morte, j’ai gagné la guerre.
Les gestes du roi se firent plus lents, ses yeux devinrent vitreux. Sa tête bascula sur le côté.
Menjir ferma les paupières du mort. Puis il se releva et se dirigea vers le trône. Il tira le cordon que dans sa folie Falcon avait oublié. Presque aussitôt, les portes s’ouvrirent et une escouade de la garde du palais se déversa dans la salle. Leur capitaine en découvrant leur roi mort et le prince juste au-dessus de lui, l’arme du crime à la main, hésita. Se décidant soudain, il posa un genou à terre, inclina la tête vers le sol.
— Longue vie au roi, Menjir, déclara-t-il d’une voix forte.
Les autres gardes imitèrent leur officier. Et bientôt, une ovation se répandait dans tout le palais à la gloire du nouveau souverain.
Menjir, deuxième du nom, laissa les soldats lui rendre hommage un moment avant de venir taper sur l’épaule du capitaine pour l’inciter à se relever.
— Nous avons des affaires urgentes à régler, dit-il, quelle est la situation à Miles.
— La ville est tombée, notre armée est en train de la sécuriser.
Sécuriser. C’était donc le terme utilisé par l’armée pour piller, voler, violer et tuer tout à la fois.
— Et le palais.
— Les ordres du roi Falcon étaient clairs. Tout le monde a été exécuté, même les domestiques. Personne n’a survécu.
Menjir soupira. Au moins aucun héritier des ducs ne reviendra pour réclamer vengeance, pensa-t-il.
Ainsi s’acheva le règne de Falcon II, quatrième roi d’Yrian, qui restera dans la postérité sous le nom de Falcon le fou. Mais au moment où le roi Falcon avait cessé de respirer, au fond d’une ruine dans une ville en flamme, en proie au pillage, un enfant poussait son premier cri. Une fille qui mettrait un jour lointain fin à sa lignée.
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