LVI. L’assaut - (1/4)
Maintenant que la salle des tempêtes était sous leur contrôle, les assaillants ne savaient plus où aller. Tous comptaient sur Dursun pour reprendre le palais. Et cette dernière n’avait pas envisagé plus loin que l’introduction dans le palais.
L’ouverture de la porte de service mit fin à leur indécision. Daniel entra en compagnie de quelques eunuques. Loumäi, en le reconnaissant, se précipita vers lui. Il lui déposa un baiser rapide sur les lèvres puis l’écarta de lui, il avait du travail à faire.
— Nëjya, quelle surprise, la salua-t-il. Je ne t’attendais pas.
— Lætitia non plus, riposta-t-elle. Je m’attendais à ce que ce soit Chenlow qui vienne en personne. Il lui lui est arrivé quelque chose ?
— Chenlow a pris sa retraite, expliqua Loumäi.
Nëjya tapa rageusement du pied sur le sol.
— Au lieu de me donner les informations au compte goutte, si vous me disiez ce qui a changé depuis mon départ !
Ignorant sa remontrance, Daniel fit le tour de la salle. Il s’arrêta sur le cadavre d'Unidal.
— Une bonne chose de faite, fit-il remarquer, mais étiez-vous obligés la massacrer à ce point ?
Puis il rejoignit Dursun. Il examina d’un rapide coup d’œil le corps martyrisé de la stoltzin que la jeune femme tenait toujours dans ses bras. Elle s’en remettrait. Mais elle avait dû passer un moment particulièrement atroce.
— Voilà qui répond à ma question précédente.
Zakas s’avança vers l’eunuque.
— J’ai cru comprendre que vous êtes le chef du palais, dit-il.
— Du harem seulement, précisa Daniel. Et sur le moment, mon autorité se limite à cette seule salle. Et encore, grâce à vous. Qui êtes-vous ?
— Je suis Zakas. Nous sommes venus vous aider à reprendre le contrôle du pays et à placer sa reine légitime sur le trône.
— Toute aide sera la bienvenue. De quel endroit venez-vous ? Pas de l’Helaria, vous n’avez pas le bracelet.
À l’évocation du pays, Daniel crut voir un éclair de haine traverser le visage du stoltz, si bref qu’il se demanda s’il avait rêvé.
— Je suis d’ici. Je suis né en Orvbel.
Daniel fut un moment décontenancé. Il comprit très vite.
— Vous venez du quartier nord de la ville. Qu’est-ce qui vous a décidé à nous rejoindre ?
— Cette jeune femme nous a fait des promesses.
Il désigna Dursun du doigt.
— Je voulais savoir si vous pouviez les garantir.
— Moi non, je ne suis qu’un eunuque dont l’autorité ne s’exerce que sur le harem. Mais Dursun parle au nom de Deirane. Si elle a promis, Deirane honorera ses engagements.
— Nous aviserons le moment venu. Et si nous n’obtenons pas ce à quoi nous avons droit…
Daniel comprit la menace implicite. Mais il ne la releva pas. Ce serait à Deirane de se débrouiller avec.
Avec amusement, il se dit que dans l’esprit de tout le monde, la petite femme était déjà reine, alors que pour le moment elle était retenue prisonnière dans un cachot sombre et qu'officiellement le roi Brun était toujours sur le trône.
Zakas examina la pièce avec la piscine au centre, les colonnes en marbre ouvragé, le sol couvert de dalles blanches et noires et les riches tentures accrochées aux murs.
— Quand je vivais dans ce palais, cet endroit était bien différent, fit-il remarquer. C’était une salle d’entraînement.
— Est-ce le moment de s’occuper d’architecture ? le rabroua Dursun.
— Je me demandais si la rénovation avait aussi touché les passages secrets.
— Il y a des passages secrets ?
— Ceux que nous connaissons sont toujours utilisés. Nous n’avons fermé que ceux qui vont dans les appartements de Brun, intervint Daniel.
— Mais les connaissez-vous tous ?
— Quand vous avez quitté les lieux, vous ne nous avez pas laissé de plans. Nous en avons trouvé certains. Rien ne dit que notre exploration a été exhaustive. Toutefois, en presque soixante-dix ans, je doute que beaucoup nous aient échappé.
— Vos ennemis disposent des mêmes informations que vous. Or, ils ne vous ont pas pris à revers. Donc des passages secrets vous ont échappé.
Daniel ne sut que répondre.
— De quand date le quartier des eunuques ? demanda Dursun.
— Quand nous en avons été chassés, le palais se limitait à ce qui est aujourd’hui le harem et le bâtiment des eunuques. L’actuelle galerie de marbre et les pièces attenantes étaient occupés par une cour de manœuvre en terre battue. L’aile des domestiques, et la façade n’existaient pas. Des logements occupaient les terrains.
— Quel intérêt ? intervint Nëjya.
— Nous savons que le sous-sol du palais est aménagé. Tous ces couloirs sont connus et surveillés. Mais s’il en existe certains que personne ne connaît, nous pourrions surprendre nos adversaires.
— Si nous ne les connaissons pas, comment pouvons-nous les emprunter ?
— En ne disant personne, je suppose que cette demoiselle parle des humains. Je suis un stoltz, j’étais vivant pendant la guerre contre les feythas. J’ai été soldat dans la caserne qui occupait autrefois ce palais. Je connais ces passages secrets. Si vous avez un plan, je pourrais vous les montrer.
Daniel n’eut aucune hésitation. Il donna quelques ordres, chargea deux immortels de surveiller la salle, puis il invita Zakas et toute son escouade à le suivre.
Dursun n’était jamais entrée dans l’aile des eunuques. Seul bâtiment à se situer à l’extérieur du couloir de service, il constituait une excroissance sur les bords du palais, côtoyant d’un côté un jardin et de l’autre une cour. Elle examinait tout avec curiosité. Même si les lieux ne présentaient pas le luxe des zones réservées aux concubines, ils étaient bien installés. Toutefois, les eunuques qu’ils croisaient n’affichaient pas leur air affable habituel. Ils étaient chargés de la protection des concubines. Et ils avaient failli à leur tâche. Pire ! Certains, peu nombreux heureusement, étaient passés à l’ennemi. Il était clair qu’ils avaient bien l’intention de reprendre les choses en main et de chasser ceux qui avaient envahi leur domaine, quoi qu’il leur en coûte. Ils avaient troqué leur habituelle tunique en soie contre une sorte de veste molletonnée, capable d’amortir les coups de taille et portaient tous un sabre rutilant à leur ceinture ; leur expression, elle annonçait explicitement qu’ils n’hésiteraient pas à s’en servir.
En tant que chef des eunuques, Daniel bénéficiait d’une cellule d’assez grande dimension qu’il avait héritée de Chenlow. Il y conduisit Zakas, Dursun et les autres membres importants de la résistance.
— L’entretien courant des bâtiments est confié aux eunuques. Afin de nous organiser au mieux, nous disposons donc de plans détaillés du palais.
D’une armoire, il tira un rouleau qu’il étala sur la table et maintint avec des pinces.
— Voici le rez-de-chaussée dans son état actuel.
Zakas examina longuement le document.
— Les choses ont beaucoup changé, fit-il remarquer. Ces deux cours n’existaient pas de mon temps.
Il désigna les deux halls, le privé et le public du harem.
— Le centre des deux ailes originelles a été détruit afin d’ouvrir ces halls, confirma Daniel.
— La galerie que j’envisageai passait par ces endroits. Il n’existe donc plus. Dommage, c’est une belle idée qui s’envole.
Dursun regardait le plan. Elle ne s’était jamais doutée de l’ampleur des aménagements qui avaient conduit de la forteresse feytha jusqu’au harem moderne.
Un stoltz que Dursun n’avait jusqu’à présent pas remarqué intervint.
— Vous avez un plan des sous-sols.
— Bien sûr…
— Alstor.
Daniel alla chercher un nouveau rouleau dans l’armoire. Le stoltz n’eut qu’à jeter un simple coup d’œil pour se faire un avis. Les couloirs souterrains dessinaient encore la forme ancienne des bâtiments.
Curieuse, Dursun se pencha sur le plan.
— Avec tant de tunnels, comment avez-vous pu résister alors qu’ils sont supérieurs en nombre ? s’exclama-t-elle.
— Ils ne sont pas supérieurs en nombre. Ils sont juste mieux équipés, répliqua Chenlow.
— Normal pour des militaires. Mais ça ne répond pas à la question.
— Avant que le poste de garde ne tombe, le garde rouge de faction a pu verrouiller toutes les portes, les souterrains sont impraticables.
— À propos de garde rouge, où sont mes compagnons ? s’enquit Calas.
— Ceux qui étaient à l’extérieur ont été capturés au fur et à mesure de leur retour et emprisonnés dans les cellules de la caserne. Ceux qui dormaient sur place ont été enfermés dans leur chambre.
— Nous n’avions jamais failli à notre mission depuis la création du corps.
— C’est toujours le cas, fit remarquer Daniel. Avec le départ de Brun, vous n’étiez plus en mission.
Alstor leva le bras pour requérir leur attention. Dursun interrompit ses questions.
— Vous n’avez pas trop changé les sous-sols, expliqua Alstor. Je vois quelques tunnels en plus, la plupart sous les nouvelles ailes. Le passage auquel je pense est certainement toujours là.
Il posa son doigt sur le bâtiment des eunuques et le promena le long du feuillet dans une zone dépourvue de tout tracé.
— Il part d’ici, parcourt toute l’aile ouest et se termine dans ce bâtiment
— L’aile des ministres, précisa Daniel.
— Je ne vois rien, fit remarquer Zakas.
— C’est normal, il est secret, riposta son compagnon. Les humains n’ont reporté que les chemins qu’ils connaissaient. Celui-là leur a échappé. Il a été prévu pour être difficile à trouver. Il devait permettre au roi de s’enfuir de son palais afin de trouver refuge au sein de son armée. Ça n’a servi à rien.
— D’où part-il ? s’enquit Daniel.
— D’ici, au sous-sol.
— Ce bâtiment ne comporte pas de sous-sols, objecta-t-il.
— Vous êtes sûr ? L’escalier au fond du couloir, où mène-t-il ?
— Il descend au niveau du sol et se termine à la porte du jardin.
— Demandez à un de vos hommes de nous y rejoindre avec une masse. Vous verrez.
Daniel donna quelques ordres.
Un instant plus tard, Zakas, Daniel, Calas, Dursun, Nëjya et un eunuque bien musclé se retrouvaient au pied de l’escalier. Il aboutissait dans une pièce minuscule aménagée dans le vide sanitaire. Une seule porte s’ouvrait, à travers le mur extérieur. Alstor désigna la cloison de briques qui lui faisait face.
— Abattez ce mur, ordonna-t-il.
L’eunuque brandit sa masse et l’envoya dans le mur en y mettant toute sa force. La paroi céda si facilement qu’emporté par son élan, il faillit lâcher son outil. En agrandissant le passage, il comprit pourquoi. La brique n’était pas scellée sur toute sa largeur, mais juste sur l’épaisseur d’un doigt. Un coup d’épaule aurait suffi à l’abattre.
Daniel s’avança, une lampe à huile à la main. Il éclaira l’espace qu’il venait de découvrir, tout en restant prudemment à l’extérieur. L’air, enfermé depuis des décennies, avait une odeur méphitique. Il enflamma un chiffon imbibé d’huile qu’il balança à l’intérieur afin de détruire les miasmes. Quand l’atmosphère fut purifiée, il entra.
La salle révélée occupait tout le vide sanitaire du bâtiment. Au fond en direction du harem, un passage étroit s’ouvrait.
— Ce n’est pas large, fit-il remarquer.
— C’est volontaire, il ne fallait pas qu’une éventuelle résonnance dévoile sa présence.
— Je ne pourrais jamais passer par là, ni aucun autre eunuque.
— Moi non plus, déplora Zakas, mais toi tu peux. Tu es assez malingre pour l’emprunter.
Il posa sa main sur l’épaule d’Alstor.
— Je ne suis pas sûr, tempéra Alstor. Je le croyais plus large. Et puis quel intérêt ? Nous ne pourrons jamais envoyer par là une force suffisante pour présenter un avantage.
— Non, mais une attaque des forces de Chenlow au bon moment, détournera assez l’attention de l’ennemi pour que nous puissions atteindre la caserne des gardes rouges et délivrer ceux qui y sont prisonniers, suggéra Dursun.
— Nous aurons un long parcours à faire dans une zone hostile, objecta Alstor.
— Moi j’y vais, intervint Dursun, avec mes camarades si vous ne venez pas. Si nous restons là à cause du danger, nous n’arriverons à rien.
Zakas éclata de rire en balançant une grande claque dans le dos de son compagnon.
— Alors, tu vas te laisser doubler par une faible femme ? Elle est toute petite, mais elle en a de plus grosses que toi on dirait.
— Si nous y allons, comment saurez-vous que nous sommes prêts à prendre l’ennemi à revers ? Si vous attaquez trop tôt, vous serez massacrés. Trop tard, c’est nous qui serons en danger.
— Je vais vous confier un sort, proposa Chenlow. Quand vous le briserez, il m’enverra un signal lumineux.
À court d’objections, Alstor lâcha du bout des dents :
— J’y vais.
— Remontons chercher des équipiers, proposa Dursun.
Les résistants retournèrent dans la salle d’entraînement des eunuques où les attendaient leurs compagnons.
— Le passage existe, mais il est étroit, expliqua Dursun. Nous aurions besoin de quelques personnes minces pour m’accompagner.
Dënea ouvrit la bouche. Nëjya se montra plus rapide.
— Je viens bien sûr.
— Je n’en doutais pas, répondit Dursun.
Elle tourna la tête vers la jeune femme et lui déposa un léger baiser sur les lèvres. Interrompue dans son élan, Dënea les regarda. Un air triste assombrit son visage. Puis elle referma la bouche, sans proférer un son. Elle venait de comprendre qu’elle avait perdu Dursun. Elle avait représenté un interlude plaisant, mais elle ne pouvait pas rivaliser avec Nëjya.
Annotations
Versions