LX. L'Assaut - (4/4)
Daniel était caché juste à côté de la porte. Les envahisseurs du palais avaient anticipé l’attaque, il ignorait comment. Et après un début de progression rapide, une résistance inattendue avait bloqué sa troupe, ce qui les avait obligés à se réfugier dans les suites adjacentes. Les concubines s’étaient barricadées dans leur chambre, terrorisées. L’arrivée des eunuques, dont le rôle était de les protéger, les rassurait un peu. C’était d’ailleurs leur présence qui avait incité Daniel à s’occuper de ce couloir. Il n’avait qu’une confiance limitée dans les stoltzt de Zakas. Il avait préféré l’envoyer combattre dans l’aile des domestiques. Elles avaient pu s’enfermer au dernier étage, hors du passage prévu des pirates.
Une furie sombre entra précipitamment dans le salon. Aussitôt, Daniel et trois autres eunuques levèrent leur sabre. Heureusement, ce n’était que Calas, réfugié dans la suite d’en face, qui venait de les rejoindre. À la main, il tenait un petit objet.
— Qu’est-ce qui vous prend de vous élancer comme cela, le rabroua Daniel, ils disposent d’armes de jet.
— Justement, j’ai réussi à leur m’en emparer d’une.
— À qui ?
— À un soldat qui n’en aura plus besoin.
— Évidemment.
Il montra sa possession. C’était une arbalète de taille réduite. Elle sembla inefficace à Daniel sur un champ de bataille, trop petite pour montrer de la puissance.
— Ne vous y trompez pas, expliqua Calas. Elle n’a l’air de rien comme cela. Mais elle est plus puissante qu’il n’y paraît. La lame de tension n’est pas en métal. C’est feuilleté et pourtant ce n’est pas du bois. Et il peut tirer deux carreaux l’un après l’autre.
— Qui fabrique ça.
— Devinez.
Un matériau inconnu, une réalisation soignée et un fonctionnement révolutionnaire. La réponse à cette question était évidente.
— Je croyais que l’Helaria ne vendait plus d’armes aux étrangers depuis l’usage qu’en on fait certains.
— Même en Helaria il y a des trafiquants. La Pentarchie a beau se montrer sévère, le bénéfice est trop grand.
Calas inséra deux carreaux dans leur logement, la petite taille de l’arme rendait son chargement aisé. Puis fin prêt, il pencha la tête par la porte. Il la rentra promptement.
— Deux soldats à quinze perches et trois à dix-huit, annonça-t-il.
Il se pencha à nouveau et décocha ses deux traits avant de se remettre à l’abri.
— Un soldat à quinze perches et deux à dix-huit, corrigea-t-il.
Il examina l’arme, admiratif.
— Un bien beau joujou. Idéale pour des tirs à moyenne portée. Je ne voudrais pas me retrouver face à un adversaire qui en serait équipé.
— Il se trouve que c’est justement le cas, lui fit remarquer Daniel.
— Ce n’est pas faux.
Calas observa les positions ennemies une nouvelle fois.
— L’effet de surprise est passé, constata-t-il, maintenant ils ne s’exposent plus.
— Tant qu’on avait que des sabres, ils ne risquaient rien.
— On n’est pas plus avancé. On ne peut pourtant pas rester là.
Calas se dirigea vers la fenêtre. Il l’ouvrit et regarda à l’extérieur. Le sol n’était pas très bas, un athlète pourrait sauter facilement de cette hauteur. Malheureusement, peu d’eunuques l’étaient. Un miroitement sur le mur d’en face le prévint à temps. Il repoussa le battant juste avant qu’un carreau ne s’écrase contre. Comme il l’avait prévu, l’arme n’avait pas assez de puissance pour briser une vitre à une telle distance. Elle était loin de se montrer aussi dévastatrice que celles de taille normale.
— On ne peut pas passer par là, conclut-il.
— Donc Zakas n’a pas pu s’emparer du bâtiment, en déduisit Daniel.
— Pas du deuxième étage en tout cas.
Calas rechargea son arbalète.
— Il ne reste plus qu’à espérer que Dursun réussisse son coup.
— Et si elle échoue ?
— Nous trouverons autre chose. En attendant, j’ai une autre question. Brun a emporté la moitié de l’armée avec lui et la moitié du restant ne prend pas part à cette révolution. On doit donc avoir à tout casser soixante hommes face à nous.
— Je me suis fait cette réflexion.
— Avec les renforts de Zakas, nous sommes donc trois fois plus nombreux. Alors comment parviennent-ils à nous bloquer ici ?
— Si la marine participe dans les mêmes proportions, ils triplent leurs effectifs.
— Ce qui nous amène à deux cents ennemis. C’est beaucoup, même si Dursun arrive à rassembler mes compagnons d’armes et à les prendre à revers.
— Dans ce cas, il ne reste qu’à espérer que Matak nous entende et nous vienne en aide.
Les gardes rouges progressaient rapidement dans les couloirs. Cette partie du palais n’était presque pas surveillée. Les révoltés ne s’attendaient pas à une attaque par là. De temps en temps, ils croisaient une sentinelle. De son pas silencieux, Blaid s’élançait alors, et avant que la cible ne comprît ce qui lui arrivait, le loup la neutralisait d’un coup de dent bien placé.
— Efficace ce petit auxiliaire, glissa Simian à Deirane.
— Il tue des humains, objecta Deirane, je ne veux pas qu’il y prenne goût.
— Non, il ne les tue pas. Il se contente de les endormir.
Il étendit la dernière victime sur le sol et lui montra la blessure laissée par la mâchoire sur le cou. Aucune marque de sang n’était visible. Mais une trace d’abrasion égratignait la carotide. L’animal privait de sang le cerveau de sa cible le temps qu’elle perdit connaissance, sans la tuer. Cette constatation rassura Deirane. Blaid n’était pas devenu un tueur comme ses ancêtres.
Lætitia avait établi son quartier général dans l’aile des ministres. Jusqu’au quartier des invités, ils rencontrèrent peu de résistance. Mais une fois cet endroit atteint, les choses changèrent. Une escouade au complet défendait l’accès à la passerelle reliant les deux bâtiments. Si les gardes rouges avaient pu s’approcher, cette quarantaine d’hommes n’aurait représenté qu’un obstacle mineur. Malheureusement, les insurgés étaient équipés d’armes de jet et pas les gardes.
Une fois de plus, Blaid changea la donne. En quelques bonds, il traversa la passerelle sur toute sa longueur. Et bien que Simian ait cru voir le contraire, aucun carreau ne l’atteignit.
Quand trois des leurs furent à terre, les autres s’enfuirent, sans oublier de barricader la porte d’accès derrière eux. Simian et ses hommes rejoignirent le loup victorieux.
— Brave toutou, s’écria le garde.
Il s’accroupit et fourragea vigoureusement dans la fourrure de l’animal. Blaid aboya joyeusement, s’écartant un peu de son rôle lupin.
— Aucune blessure, annonça Simian en se relevant.
— Merci de prendre soin de mon loup.
— Jusqu’à présent, il est notre élément le plus efficace.
— C’est ce que je constate, ironisa Terel.
Vistrol s’était emparé de quelques-unes de ces armes qui les avaient si bien retardées et les distribua à ses compagnons.
— Il y en a plus que de soldats à terre, fit remarquer Deirane.
En effet, sept gardes possédaient maintenant une arbalète.
— Certains se sont enfuis en la laissant derrière eux, expliqua Simian.
— Qu’attendre d’autre de marins ? conclut un de ces compagnons. En plus, ils sont mal équipés. S’ils n’avaient eu qu’un simple gorgerin, le loup n’aurait jamais pu les mordre au cou comme il l’a fait.
Simian ne lui fit pas remarquer qu’ils n’en possédaient pas non plus. Après tout, ce n’était pas son rôle, il n’était pas officier.
— Ne commettons pas la même bêtise que l’ennemi, les prévint Simian. Nous avons eu de la chance parce qu’ils ne s’attendaient pas à une attaque de ce côté. Et ce loup a pu facilement surmonter leurs faibles défenses. Maintenant, nous entrons dans le cœur de leur dispositif. Et ce n’est pas un chien, aussi efficace soit-il, qui nous apporte la victoire. Tôt ou tard, une flèche mettra fin à ses exploits.
La dernière remarque arracha un sourire à Deirane. S’il savait. À peine un demi-siècle plus tôt, les congénères de Blaid avaient entraîné le monde au bord du gouffre. Et ils n’étaient que douze. Blaid n’était pas assez fort pour gagner seul. Jusqu’alors, la violence de ses attaques avait surpris l’adversaire, il allait maintenant devenir plus prudent. Mais Blaid ne courait aucun risque.
— Je proposerai bien d’établir une stratégie, reprit Simian. Malheureusement, nous ignorons tout des forces de l’ennemi et de ses positions et nous ne disposons pas du temps nécessaire pour obtenir ces données. Nous n’avons pas le choix ; nous allons devoir attaquer en aveugle un adversaire supérieur en nombre. Aussi, je vous recommande la plus extrême prudence. L’ennemi peut se permettre de perdre quelques hommes sans oblitérer ses chances de victoire. Pas nous. Chacun d’entre vous qui tombera nous rapprochera de la défaite. Aussi, je ne veux pas voir de têtes brûlées, pas d’initiative dangereuse, pas de cavalier seul.
— Pas plus que nous tu n’es officier, fit remarquer Vistrol. Qu’est-ce qui te permet de penser que tu es le plus apte à nous commander ?
— Je ne me sens pas plus apte qu’un autre. Crois-tu que je sois fier d’assumer le commandement lors de ce qui risque d’être la première défaite des gardes rouges ? Si tu veux ma place, je te la cède volontiers.
Devant le silence de Vistrol, il lança à la cantonade :
— Quelqu’un désire commander à ma place ?
Personne ne répondit.
— Si je vous dirige, vous suivez mes consignes, à la lettre.
— Chef, compris Chef, lança Vistrol de toute la vigueur de ses poumons.
Simian sourit. Il venait de monter en grade, même s’il restait encore sous-officier.
La bague prêtée par l’eunuque à Zakas se mit à clignoter. Il observa attentivement son rythme. Zakas attendit patiemment que le message soit totalement reçu. Bien que lente, cette méthode présentait un immense avantage : elle permettait aux différents groupes de rester en communication. S’ils avaient disposé d’un tel équipement, soixante-dix ans plus tôt, peut-être seraient-ils encore les maîtres de l’Orvbel.
— Daniel me signale une réorganisation dans les lignes ennemies, annonça l’eunuque qui en assurait le fonctionnement
— Quel genre ?
L’eunuque transmit la question. En utilisant un sort non brisé, il pouvait faire varier la luminosité de la pierre de pouvoir de sa bague. La réponse revint aussitôt.
— Il rapatrie des forces à l’arrière.
— Tiens donc. Ainsi cette gamine aurait réussi. Je n’y croyais pas vraiment. Jamais je n’aurais dû la sous-estimer.
Il se tourna vers la porte de la pièce dans laquelle il s’était réfugié, une réserve encombrée de linge.
— Tramal, que fait l’ennemi, hurla-t-il.
— Il se barre, lui répondit une voix lointaine sur le même ton.
— Tous ?
— La moitié.
Zakas se gratta la tête.
— Je propose qu’on attaque maintenant. Pendant qu’il se réorganise, l’ennemi est vulnérable.
— Il reste le problème des armes de jet, lui rappela un de ses hommes.
Zakas regarda autour de lui. Ils s’étaient réfugiés dans une réserve du palais. Elle contenait tout le nécessaire pour aménager une chambre de concubine : meuble, miroirs, matelas, tapis et bien d’autres choses. Rien d’utile. Vraiment rien ?
— Amenez-moi ces tapis, ordonna-t-il. Et trouvez-moi de longs bâtons.
— Où veux-tu qu’on trouve des bâtons ? protesta Tramal.
— Je n’en sais rien ! Cherchez ! Des tringles à rideaux. S’il y a des tentures, il y a forcement des tringles.
Un instant plus tard, les stoltzt avaient rassemblé tout le matériel réclamé par Zakas. Ils dénichèrent même un chariot à roulette utilisé pour déplacer les objets lourds. Ils tendirent les tapis sur une tringle et fixèrent l’ensemble sur le chariot en utilisant une autre tringle comme un mat. Ils obtinrent une sorte de navire sur roue avec un tapis en guise de voile.
— Que comptes-tu faire avec cela ? s’enquit Tramal.
— On va marcher derrière, il nous protégera des flèches. Une fois sur l’ennemi, au corps à corps, leurs arbalètes deviendront inutiles.
— Tu crois que ces tapis arrêteront les flèches ?
— S’ils avaient disposé d’un modèle normal, les carreaux s’y seraient enfoncés comme dans du beurre. Heureusement, les joujoux qu’ils utilisent manquent de force.
Ils sortirent le chariot dans le couloir. En voyant cet étrange engin de guerre, l’ennemi commença à décocher des carreaux. Les projectiles se plantèrent dans l’épaisse trame des tapis, mais n’en ressortirent pas. L’efficacité du dispositif rassura les anciens pirates.
— Alors ? Tu en penses quoi ? demanda Zakas à son lieutenant.
— C’est la première fois que j’utilise un engin de siège à l’intérieur.
Zakas éclata de rire.
L’engin faisait presque la largeur du couloir. Il protégerait efficacement les stoltzt. Sabre au clair, ils se rangèrent derrière, bien à l’abri des carreaux ennemis. Puis Zakas donna le signal.
— À l’assaut. Découpez-moi ces peaux lisses en rondelles. Et pas de quartier.
Deux hommes ébranlèrent le chariot qui avança de plus en plus vite au fur et à mesure qu’ils le poussaient. Les stoltzt s’élancèrent à sa suite en hurlant. En voyant cet équipage fonçant sur eux, quelques soldats de l’Orvbel s’enfuirent. Mais la plupart d’entre eux firent face et décochèrent leurs munitions à un rythme soutenu. L’engin était trop large pour passer la porte. Quand il heurta l’encadrement, le mat s’effondra, entraînant la protection avec lui. Loin de renoncer, les stoltzt s’élancèrent au milieu des ennemis. Les sabres entrèrent aussitôt en action. Zakas avait raison, à courte portée, les arbalètes ne servaient à rien. Le combat devint nettement plus équilibré que quelques instants plus tôt.
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