LXVIII. La vengeance de Brun - (1/4)
Deirane entra dans la salle du trône. Elle était sale, épuisée, ses vêtements déchirés, tout indiquait qu’elle sortait d’un moment pénible. Juste à côté d’elle, Dursun l’accompagnait. En découvrant Nëjya, bien vivante, la jeune femme poussa un cri de joie. Elle se précipita vers son amante. Comme d’habitude, quand elle oubliait son problème au genou, celui-ci se rappelait à elle. Il céda et elle bascula en avant. Nëjya s’élança pour rattraper sa fiancée. Deirane fut plus prompte ; contrairement à la Samborren, elle n’avait pas un poignet bandé et ne boitait pas. Elle la reçut dans ses bras. Elle était devenue une adulte, constata-t-elle en la remettant sur ses pieds, avec un poids d’adulte. Pourtant elle était à peine plus grande qu’elle.
Deirane jeta un coup d’œil sur le trône, occupé par Mericia. Y voyant un reproche, la belle concubine se leva.
— Je te rends ton trône, s’excusa-t-elle.
— Garde-le, je ne suis pas pressée de m’y asseoir.
— Tu as tort, il est confortable.
Lætitia dévisageait alternativement les deux cheffes de faction. Ce qu’elle craignait le plus était arrivé. Deirane et Mericia, ses deux concurrentes, n’étaient plus seulement alliées. Elles étaient devenues amies. Son dernier espoir, les dresser l’une contre l’autre afin de s’en sortir venait de s’envoler en fumée.
Malgré la remarque de Deirane, Mericia ne s’était pas rassise. Elle avançait vers la petite Yriani.
— Je ne veux pas d’un trône, déclara-t-elle, je ne veux pas régner sans partage sur un peuple soumis.
— Il faudra bien que quelqu’un s’y installe, riposta Deirane. On ne peut pas laisser le pays sans dirigeant. Ce serait l’anarchie. La ville s’effondrerait.
— Pourtant, ce ne serait pas un mal de tourner la page de la royauté en Orvbel.
— Comment ? Tous les pays sont dirigés par un roi.
— Toi qui as vécu en Helaria et qui les adores, tu oses dire cela.
La remarque de Mericia laissa Deirane dans l’expectative. Elle n’envisageait pas un modèle sur celui de l’Helaria, avec cinq rois régnant conjointement, chacun spécialisé dans son domaine de compétence. En Orvbel, cela ne fonctionnerait jamais. Le peuple voudrait une figure unique en qui se représenter. Elle allait l’objecter, quand Mericia reprit la parole.
— Mais ça ne marcherait jamais en Orvbel. Je pensais à une autre solution.
— Laquelle ?
— Rappelle toi de ma famille, d’où je viens, ce qu’était mon père.
Deirane avait compris. En tant que duc, Ridimel Farallon était un noble. Mais dans son fief, il avait renoncé à la féodalité pour lui substituer la démocratie. Dursun, toujours blottie entre les bras de Deirane, avait compris aussi.
— Tu souhaites qu’on élise nos dirigeants, suggéra-t-elle.
— Le peuple choisirait celui qui lui convient le mieux. Il pourrait influer sur la politique du pays en fonction de ses désirs et le remplacer si ses actions ne lui plaisent pas.
— Tu veux transformer l’Orvbel en un éphorat ! s’écria Deirane.
— Mon père a essayé, autrefois, à Miles. Falcon le fou a mis fin à l’expérience. Mais ici, aucune autorité supérieure ne pourrait nous arrêter.
Deirane imagina un instant ce que cela pourrait donner. Les premiers Brun avaient réorganisé le royaume après la guerre contre les feythas. Mais les trois derniers n’ont rien réalisé de marquant. Notre Brun s’est montré le plus actif en construisant le grand marché et l’opéra, ce qui est bien peu au regard de la fortune qu’il possédait. L’Orvbel stagnait dans ses frontières, n’avait pas évolué. Il répétait les mêmes schémas depuis trois générations. Dursun, en réconciliant les humains et les stoltzt, avait plus accompli en un jour que Brun en quinze ans de règne. Et elle n’était même pas reine. Il était plus que temps que l’Orvbel essaye quelque chose de neuf.
— Je vais adopter tes rêves parce qu’ils me plaisent plus que les miens, déclara-t-elle.
Un sourire sur les lèvres, Mericia enlaça Deirane, coinçant Dursun entre leurs deux corps, ce dont elle ne se plaignit pas.
— On commence quand ? chuchota Mericia à l’oreille de Deirane.
— Dès que possible.
Les deux femmes libérèrent Dursun de leur étreinte. Cette dernière s’enfuit rejoindre Nëjya qui attendait auprès de son père.
— Cela ne peut pas se faire comme cela. Nous devons préparer la population, l’éduquer.
— On se donne un an pour organiser cet éphorat, proposa Deirane.
— Un an, cela me convient. Dans un an, le royaume d’Orvbel n’existera plus.
Jaxtal s’avança alors.
— Cela ne va pas spolier votre fille de son héritage ? releva-t-il. C’est elle l’héritière du trône, pas vous.
Deirane dévisagea cet inconnu qui semblait si assuré. Qui pouvait-il bien être ? Trop sombre de peau pour être Orvbelian, trop clair et trop petit pour être Naytain. Son regard se tourna brusquement vers Nëjya. Mêmes traits, même couleur de cheveux, d’yeux.
— Ton frère ? proposa-t-elle.
— Mon père, répondit la jeune femme.
La façon dont elle gonfla la poitrine attestait de la fierté qu’elle éprouvait à l’évocation de cette parenté.
— Bienvenue en Orvbel, salua Deirane.
Jaxtal s’inclina légèrement, une main sur le cœur.
— Même sans le trône, ma fille restera la citoyenne la plus riche du pays, à la tête d’entreprises qui la mettront à l’abri du besoin, reprit Deirane.
— Ces entreprises n’appartiennent-elles pas à la couronne ?
— Certaines, oui. Elles seront transmises au nouveau gouvernement. Mais Brun en possédait en nom personnel, dont elle héritera.
Jaxtal hocha la tête.
— Mais nous parlerons de cela une autre fois. J’ai un problème que je voudrais régler en priorité.
Elle entraîna tout le monde dans la galerie de marbre et désigna l’entrée du harem.
— Pourquoi cette porte est-elle toujours fermée ? demanda-t-elle.
— Parce que les concubines sont cloîtrées, elles ne peuvent pas sortir du palais sans être accompagnées d’un eunuque, répondit Daniel.
— Il n’y a plus de roi. Il n’y a plus de concubines. Et bientôt, il n’y aura plus d’esclaves en Orvbel. Pourquoi continuer à les enfermer ?
Daniel n’hésita pas. En quelques pas, il atteignit la porte. Il appliqua son bracelet contre la plaque de contrôle feytha. Un déclic lui indiqua que la serrure était déverrouillée. Il put écarter les deux battants.
Quelques concubines qui avaient osé sortir de leur chambre, malgré les combats récents, se tenaient dans la cour des dauphins. À l’ouverture des portes, elles se réfugièrent derrière la fontaine dont les sculptures donnaient son nom à la cour. Deirane s’avança vers elles. Elle s’appuya sur la margelle. La neige qui s’était déposée rendait la pierre glaciale. Elle se retira précipitamment. Son geste maladroit fit sourire les concubines.
— Venez, les invita Deirane.
— On a le droit ? demanda craintivement l’une d’elles.
— Il n’y a plus de roi pour nous l’interdire.
La première qui mit le pied dans la galerie de marbre, sans qu’un eunuque ne cherchât à l’en empêcher, décida les autres qui la suivirent. Daniel, devant leur petit nombre, alla ouvrir en grand les portes du hall public. Celles-là n’étaient pas verrouillées, mais les battants fermés effrayaient les concubines, si longtemps cloîtrées.
À l’incitation du chef des eunuques, une trentaine finit par oser sortir du harem. À peine moins de la moitié. Les autres viendront plus tard. Deirane comprenait que pour beaucoup, ce qu’elles vivaient n’était pas une libération, mais l’effondrement de leur monde. Elles auraient besoin de beaucoup d’attentions. Elle y veillerait.
Avec elles surgirent plusieurs hommes, des stoltzt pour la plupart. L’un d’eux qui semblait être leur chef fonça sur Deirane.
— C’est vous Deirane ? demanda-t-il vivement.
La soudaineté de la question surprit Deirane qui hésita.
— Qui êtes-vous ?
— Zakas, chef des stoltzt d’Orvbel, se présenta-t-il.
Même si Deirane comprit de quoi il parlait – la traversée des bidonvilles l’année précédente l’avait marquée – elle ne saisissait pas ce qu’il faisait dans le harem.
— Vous êtes venu nous aider.
Dursun, qui avait vu le stoltz arriver, s’arracha aux bras de Nëjya pour les rejoindre.
— J’ai passé un traité avec eux, expliqua-t-elle. Je te raconterai tout plus tard.
— Un traité, il y a donc des contreparties, j’imagine.
— Un quartier à eux en ville et le statut de citoyen.
— Cela doit pouvoir se faire, fit remarquer Deirane. Mais il faut d’abord que Dursun me décrive en détail les termes du traité. Et dans l’immédiat, j’ai quelque chose à terminer.
Zakas sourit en dévoilant largement ses dents.
— Je patienterai, mais pas trop longtemps.
Deirane lui rendit son sourire, mais d’une manière plus avenante.
Après un rapide salut, elle le laissa afin de rejoindre les quelques concubines qui avaient quitté le harem. Leur nombre avait grossi pendant sa courte discussion avec ce stoltz.
— Suivez-moi, leur ordonna-t-elle.
— Où ca ? demanda Dursun.
— Dehors, répondit-elle étonnée par la question.
— Tu es la reine, tu ne peux pas te présenter à ton peuple en guenilles.
Dursun commença à se déshabiller.
— On fait presque la même taille, prends les miens. Je vais mettre les tiens.
Deirane n’hésita qu’un bref instant avant de se décider. Elle ôta ses haillons et les échangea contre ceux grossiers, mais intacts, de Dursun. Pour une reine qui venait de conquérir son trône à la force du poignet, ils conviendraient mieux que des robes de soie.
— Et elle ? demanda Mericia en montrant Lætitia.
— On la prend avec nous. On la déposera à la prison au passage.
— Donnez-moi de quoi me couvrir, protesta Lætitia, il fait froid dehors.
— Je sais, répliqua Mericia, j’ai testé. Grâce à toi d’ailleurs. Si tu savais à quel point j’ai envie de te déshabiller et de t’attacher au pilori comme je l’ai été. Tu as de la chance, je ne suis pas comme toi.
Les vêtements de cheffe guerrière de Dursun allaient parfaitement à Deirane. Une chance qu’elle n’ait pas porté ses tenues habituelles. Dursun mettait ses seins menus en valeur en utilisant des corsages moulants qui écrasaient douloureusement la poitrine de Deirane. Au contraire, avec cette ample tunique de lin, elle se sentait à l’aise. Cela faisait des années qu’elle n’avait pas enfilé des habits aussi pauvre.
Quand Deirane se mit en route, à la tête des concubines, deux eunuques se placèrent derrière elle. Calas attrapa le plus proche par le bras.
— Vous prenez mon rôle, reprocha-t-il.
— Une concubine ne peut pas quitter le harem sans qu’un eunuque l’escorte.
— Ce n’est pas une concubine ! C’est la reine !
L’eunuque esquissa un sourire, le premier que le garde rouge voyait sur l’un de ces individus, d’habitude si impassibles. Puis il céda sa place.
— Je suppose qu’il va me falloir trouver un autre rôle, maintenant qu’il n’y a plus de harem à protéger.
Avec son compagnon, il se plaça à côté des autres concubines. Au milieu, pas en arrière tel un chaperon. Un instant, Calas se demanda, maintenant que le harem était dissous, ce qu’il allait advenir de l’école. Il commençait à connaître Deirane, elle mettrait tout en œuvre pour la conserver. De surveillant du harem, ils se reconvertiraient en surveillant d’étudiantes.
— Vous venez, proposa Deirane à Zakas.
Le stoltz se passa la main sur le crâne.
— Je ne crois pas que la population de la ville soit prête à nous voir à vos côtés. Il va falloir les habituer d’abord.
— Tu m’étonnes, lâcha Nëjya.
— Comment ça ? s’étonna Deirane.
— Je suis sûre que la moitié des agressions, la nuit, sont de son fait.
Zakas renvoya un sourire gêné à Deirane.
— Il faut bien vivre. On n’avait pas le droit de travailler…
— Ce traité va améliorer la sécurité, la nuit, fit remarquer Dursun.
— Nous verrons ça plus tard, répliqua Deirane.
Son intuition soufflait à Deirane que ce Zakas allait lui causer beaucoup de problèmes à l’avenir. Mais comme elle l’avait dit plus tôt, elle s’occuperait cela plus tard. Elle devait d’abord achever la conquête de la ville.
— Moi aussi, je ne viens pas, intervint Terel.
— Pourquoi ? s’enquit Deirane.
La concubine montra sa tête à la chevelure massacrée.
— Pas question que les citadins me voient comme ça.
— Les coiffeurs sauront arranger ça.
— Peut-être.
Deirane n’insista pas. Prenant Nëjya par la main gauche, Dursun par la droite, Deirane se dirigea vers la porte qui fermait la galerie de marbre. Elle ne lâcha ses compagnes qu’un bref instant pour ouvrir les battants à la volée. Elle fit subir le même sort aux portes du palais et se retrouva à l’extérieur. Elle jeta un coup d’œil dans la cour d’honneur.
« Enfin libre ! », pensa-t-elle.
Les rues étaient désertes. Le froid avait cloîtré les gens chez eux. Deirane dévala les marches entraînant ses deux compagnes derrière elle. Elle glissa sur une marche, trébucha et bascula la tête la première dans la neige, éparpillant un nuage de poudre autour d’elle. Mais au lieu de se relever en geignant, elle éclata de rire. Elle se retourna sur le dos, le regard tourné vers le ciel dépourvu de nuages.
Dursun descendit plus prudemment. Elle referma autour bras sur elle en frissonnant.
— Comment peux-tu rester allonger dans un truc aussi froid ? s’étonna-t-elle.
Avec des vêtements aussi déchirés, Dursun était moins habillée encore que dans les parties privées du harem. Calas l’enveloppa dans sa cape. Puis il saisit la main qui tentait de s’emparer de la sienne. Il fit passer Mericia devant lui et l’enlaça, les mains posées sur son ventre.
Deirane s’était relevée sur ses coudes.
— Pourquoi ne viennent-elles pas ? demanda-t-elle en désignant les concubines regroupées sur le perron.
— Nous devons leur laisser le temps, expliqua Daniel. Certaines n’ont pas mis les pieds dehors depuis quatorze ans.
Il s’aperçut que Loumäi s’était retrouvée entre ses bras. Cette petite souris, si discrète que personne ne la remarquait jamais, s’était glissée parmi eux et les avait rejoints. Et dire que c’était cette femme, si insignifiante qu’on ne faisait pas attention à elle, qui avait permis à la rébellion de réussir. Discrète, timide, mais avec la tête sur les épaules.
— Deirane ! s’écria soudain Mericia. Il y a un bateau amarré au port.
— C’est normal, c’est un port, répliqua-t-elle. Un endroit où on trouve des bateaux en général.
— Avec l’étendard à la licorne ?
Deirane se releva d’un bond et regarda dans la direction que lui désignait son ancienne concurrente. Elle avait raison. Au sommet d’un mât qui dépassait des toits flottait la bannière bleu et blanc de la Pentarchie.
— Que font là les Helariaseny ? demanda Calas.
— Honorer leur part du marché, répondit Deirane. Ce qui signifie que…
— Brun est mort, termina Nëjya à sa place.
Elle était intelligente. Sans connaître le plan de Deirane – elle était absente quand elle l’avait conçu –, elle en avait appréhendé les grandes lignes.
— Ou prisonnier, corrigea Dursun.
— En tout cas, il ne reviendra plus, compléta Deirane.
— Lætitia l’avait compris. C’est pour cela qu’elle a lancé sa rébellion, fit remarquer Mericia. En fait, la seule courge dans l’histoire, c’est moi.
Elle jeta un coup d’œil sur la concubine déchue qui était passée à un cheveu de devenir reine. Son échec, alors qu’elle se croyait bien préparée, l’avait abattue. Elle ne résistait plus quand on l’entraînait.
— On va voir ? proposa Deirane.
— Bien sûr, répondit Mericia. Je rêve depuis toute petite de monter sur l’un d’eux.
— Tu devrais aller t’habiller plus chaudement, conseilla Deirane à Dursun.
— Je devrais. Mais il n’est pas question que je rate ça.
— Attendez ! s’écria Calas.
Il lâcha Mericia pour se précipiter vers Deirane.
— Vous ne pouvez pas y aller comme ça.
— Comme quoi ?
— Il vous faut une escorte. Des hommes devant qui écartent la foule sur votre passage et d’autres pour les empêcher de vous approcher.
Deirane regarda le garde-rouge droit dans les yeux.
— Mais je n’ai pas envie de les empêcher de m’approcher, objecta-t-elle.
— Ils pourraient essayer de vous toucher.
— Eh bien qu’ils me touchent. Ne suis-je pas leur reine ?
Calas ne sut que répondre. Mericia en profita pour le raisonner.
— Deirane a raison. On n’a pas chassé Brun pour nous comporter comme lui. Une reine plus proche du peuple que l’était Brun, plus accessible, leur permettra de comprendre que les choses ont changé. Deirane ne sera pas la reine absolue qui brisera une vie sur un coup de tête. En tout cas, j’y veillerai.
Deirane salua sa consœur d’un sourire. Mericia lui offrait le trône, mais cela ne signifiait pas qu’elle allait la laisser libre de régner selon ses désirs.
— Quatre gardes rouges, plaida Calas, un pas derrière vous, comme une escorte.
À la façon dont il avait prononcé ces derniers mots, Deirane estima qu’elle ne pourrait en obtenir plus sans traumatiser le soldat.
— D’accord. Mais ils n’interviennent qu’en cas de menace explicite. Et rappelez-vous, on ne peut pas me blesser sans utiliser la magie.
Au sourire de Calas, elle comprit qu’il avait pris en compte ce détail, ce qui expliquait qu’il ait cédé si facilement.

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