LXVIII. La Vengeance de Brun - (2/4)

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La troupe qui quitta la cour d’honneur n’avait rien de royal. Deirane avec sa tunique de lin grossier. Dursun engoncée dans une épaisse cape, Nëjya dans son costume du Sambor et les concubines qui avaient troqué leurs atours prestigieux contre des manteaux bien chauds, ils ne ressemblaient en rien aux habituels occupants du palais. Même parmi les gardes rouges, un seul était en grande tenue. Les autres, au cœur des combats étaient sales voire avaient, comme Calas, laissé tomber leur uniforme d’apparat contre une tenue de combat, plus discrète.

Pourtant, elle ne passa pas inaperçue. Ce groupe de femmes magnifiques, escorté de quatre hommes à la démarche toute militaire et précédé d’une femme portant un rubis sur le front, ils comprirent vite à qui ils avaient affaire. Et si jusqu’à la bourse aux esclaves ils croisèrent peu de monde, quand ils entrèrent dans les quartiers populaires, les choses changèrent. Des gens sortirent sur le perron ou se mirent à la fenêtre pour les voir passer. Des enfants s’élancèrent prévenir les habitants un peu plus loin et le nombre de spectateurs augmenta. Des orvbelians ne tardèrent pas à la suivre. Calas avait eu peur pour rien. Les gens n’osaient trop s’approcher. Les années de règne des Brun successifs leur avaient appris à garder leurs distances. Cependant, l’écart entre les deux groupes s’amenuisa, jusqu’à ce que les premiers habitants ne soient séparés que d’un pas des dernières concubines.

Quand ils arrivèrent sur les quais, sa troupe avait triplé ses effectifs. Deirane s’arrêta. La foule se disposa en cercle autour de son groupe, ménageant un espace, beaucoup trop juste au goût de Calas. Une vieille femme osa rompre la distance qui la séparait de Deirane. Elle leva la main avec hésitation. Comme Deirane ne réagissait pas, elle continua jusqu’à toucher du bout des doigts le rubis sur le front. Deirane la laissa faire. La main descendit le long de la joue en suivant le tracé d’un fil d’or. Quand elle atteignit la gorge, Deirane saisit la main pour l’écarter, mais sans la lâcher.

— Vous êtes notre nouvelle reine, affirma la vieille femme.

— Oui, répondit simplement Deirane.

— Et le roi Brun ?

— Il est parti, il ne reviendra pas.

Un sourire bref éclaira un instant le visage ridé. Les citoyens de l’Orvbel se réjouissait de la disparition de Brun. Il n’avait suffi que d’une famine et d’une épidémie, deux choses dont il n’était responsable en rien, pour qu’un monarque populaire soit rejeté par sa population. Voilà une leçon que les futurs dirigeants du pays feraient bien de méditer.

— Qu’allez-vous faire maintenant qu’il n’est plus là ?

— Je propose que dans un premier temps, nous allions manger. Ensuite, nous aviserons. Il est encore tôt, le jour se lève à peine.

De la main, Deirane désigna le bateau helarieal amarré à une centaine de perches d’eux sur les quais. La femme ne suivit pas son geste.

— Ce froid a ruiné ma famille. Je n’ai pas pu payer mes dettes. Mon créancier a pris ma fille à la place. Pouvez-vous me la rendre ?

— Je n’ai signé encore aucun décret, répondit Deirane. Je m’en occuperai dès que je rentrerais au palais. Mais en attendant, je connais un moyen plus rapide de la libérer. Ce bateau que vous ignorez ostensiblement est territoire de l’Helaria. Et vous connaissez leur loi : tout esclave qui pose le pied chez eux est automatiquement affranchi. Si elle monte à bord, elle redeviendra une femme libre, que vos dettes soient réglées ou non.

— Elle n’est pas avec moi. Elle ne pourra jamais venir jusqu’ici.

Deirane se tourna légèrement vers Calas.

— Lieutenant, pouvez-vous détacher quelqu’un pour accompagner cette femme auprès de sa fille et les ramener toutes les deux ici ?

— À vos ordres, répondit le garde rouge en saluant.

Il sélectionna parmi ses hommes, un qui portait encore suffisamment de pièces de son uniforme pour être reconnu comme un garde rouge, préférant garder celui en grande tenue pour l’escorte de Deirane. Son choix tomba sur Simian. Le jeune désigné tendit la main à la vieille dame pour l’inciter à le suivre. La foule s’écarta pour leur laisser un passage.

Le cercle qui entourait Deirane s’ouvrit dans la direction du navire helarieal.

— Je crois que beaucoup d’esclaves vont venir ici aujourd’hui, fit remarquer Dursun.

— Pas assez malheureusement, objecta Mericia. Les propriétaires vont les cloîtrer chez eux jusqu’à ce qu’il parte. Et même quand tu auras signé ce décret, nous devrons fouiller leurs maisons une à une pour s’assurer qu’ils les ont tous bien libérés.

— J’en ai bien peur, répondit Deirane. Nous nous occuperons de cela le moment venu.

Deirane arracha Mericia des bras de Calas où elle s’était à nouveau réfugiée et la plaça à sa gauche. Puis elle fit venir Dursun à sa droite.

— Dans l’immédiat, le nouveau gouvernement de l’Orvbel va accueillir ses visiteurs.

La passerelle qui permettait de monter à bord était étroite. Pour éviter tout accident, deux gardes helarieal ne laissaient s’y engager les gens qu’un par un. Quand la troupe de Deirane arriva, un brouhaha se fit dans la foule. Mais cette dernière, habituée à la brutalité de l’ancien roi, s’écarta sans difficulté. Calas rattrapa in extremis une jeune femme avant qu’elle ne se fonde dans la foule.

— Je pense que les femmes enceintes devraient passer en priorité, déclara-t-il.

Deirane songea que l’état de Mericia était certainement pour quelque chose dans son soudain humanisme. Elle fit passer la jeune femme devant elle. Mais en voyant la panique qui l’étreignait, elle se demanda si c’était une bonne idée. Mais avait-elle vraiment le choix ? Comment ferait-elle comprendre à la population que les choses avaient changé si elle ménageait tout le monde tout le temps ? Précédée de la jeune femme, Deirane monta à bord.

Les Helariaseny avaient disposé sur le pont une grande table couverte de nourriture. Sur un plat une pile de poely s’élevait, dans des saladiers la garniture pour les fourrer. Des habitants faisaient la queue en attendant de recevoir leur part. Ils étaient nombreux. Mais le filtrage par les plantons sur le quai avait permis d’éviter une saturation des lieux.

Deirane se mit au bout de la file comme tout citoyen. Une personne qui venait d’obtenir sa ration, intriguée par l’arrivée de tant de monde en une seule fois, tourna la tête dans leur direction en quittant l’étal. Il remarqua d’abord le garde rouge ; seuls eux osaient arborer cette longue moustache. On ne les voyait en ville que lorsqu’ils accompagnaient le roi. Il avait une attitude décontractée, guère différente de celle des autres badauds qui attendaient leur tour. D’ailleurs, le bras qu’il avait passé autour de la taille de la femme magnifique qui se tenait à ses côtés semblait bien peu protocolaire. Mais on ne savait jamais. Son regard parcourut la foule à la recherche de Brun, avant de se poser sur Deirane. Malgré ses vêtements simples et grossiers, il la reconnut. Il faut dire que Deirane était très particulière. Peu de femmesli ressemblaient, mesurant la taille d’une enfant tout en ayant une silhouette adulte. Même les pentarques jumelles qui avaient la réputation d’être menues n’étaient pas aussi petites. De toute façon, elles n’arboraient pas cette magnifique chevelure blonde ? Et si cela n’avait pas suffi, le rubis sur son front l’aurait aussitôt renseigné.

Sa compagne à ses côtés remarqua son changement d’attitude. Elle tourna la tête dans la direction de son regard et découvrit Deirane à son tour. Elle cacha sa bouche derrière ses deux mains réunies pendant un bref instant avant de la pointer du doigt.

— Notre reine est parmi nous ! Notre reine est parmi nous !

Tout le monde se retourna dans la direction qu’elle désignait. Des murmures parcoururent la foule, pourtant peu nombreuse. Ils se répandirent sur le quai, elle avait crié assez fort pour qu’ils l’entendent. Et puis l’arrivée du groupe de Deirane n’était pas passée inaperçue.

— Finie la tranquillité, murmura Deirane. Mais pourquoi disent-ils déjà que je suis reine ? La mort de Brun n’est pas encore confirmée.

— Brun t’a présentée comme telle lors de la naissance de Bruna, lui répondit Mericia.

C’était vrai. Brun l’avait présentée comme telle alors. Mais les événements successifs l’avaient fait revenir sur cette décision. Et comme personne n’avait mis le peuple au courant, dans leur esprit elle était leur reine.

La personne – une femme – qui se tenait devant elle se poussa.

— Je m’excuse de vous barrer le passage, je ne vous avais pas vue. Veuillez passer, proposa-t-elle respectueusement.

Deirane examina brièvement la silhouette maigre qui se tenait devant elle.

— Vous étiez devant moi. Et puis vous avez plus besoin de manger que moi. J’ai un peu mangé hier. Je me trompe en disant que vous non ?

Comme elle ne bougeait pas, Deirane l’attrapa par le bras et la remit dans la file. La femme se laissa faire, sans être rassurée pour autant. Son regard, sa raideur, tout témoignait de son inquiétude. Eh bien, ils allaient comprendre que les choses avaient changé. Deirane allait diriger ce pays, mais jamais elle ne serait un despote.

La présence de Deirane perturba malgré tout la belle organisation que les Helariaseny avaient mise en place. Les habitants qui avaient reçu leur ration ne descendaient plus du bateau. Ils restaient au centre du pont à regarder leur souveraine. Les réactions qu’elle observait étaient encourageantes. Elle ne voyait aucune hostilité dans leurs yeux, mais de l’espoir. Beaucoup d’espoir. Déjà, son règne commençait sous les meilleurs auspices. À peine était-elle montée sur le trône que la nourriture affluait. Brun, dans sa haine de l’Helaria, avait refusé de lui demander de l’aide, préférant laisser son peuple mourir de faim.

Pendant qu’elle attendait, Deirane examina tout autour d’elle. Derrière les stoltzt qui assuraient le service, elle remarqua une femme, frileusement engoncée dans un manteau. Malgré ça, elle ne perdait pas une miette de ce qui se passait sur le pont du navire. Sa manche masquait à moitié son bracelet d’identité et de toute façon Deirane n’aurait jamais su le lire. Sa présence intriguait la jeune femme, puisqu’à part surveiller, elle ne faisait rien, contrairement au reste de l’équipage. Elle comprit quand un marin lui apportât une boisson chaude qu’elle accepta avec reconnaissance. Le geste pour prendre la tasse dévoila sa main gauche et la bague qu’elle portait. Une pentarque. L’Helaria lui avait dépêché une pentarque.

Deirane n’eut aucun mal à l’identifier. Ce n’était pas Vespef, dont la blondeur, qui contrastait avec le brun profond de la chevelure de l’inconnue, avait été largement chantée par les aèdes. Et puis ces lèvres épaisses et cette silhouette aux formes généreuses ne cadraient pas avec l’image qu’en donnaient ces mêmes poètes. Ce n’était pas non plus les menues et très rousses jumelles tueuses.

Il ne restait qu’une seule solution : Peffen, la troisième de la fratrie. Celle qui assurait la gestion de l’Helaria au quotidien, celle qui faisait tourner l’économie du pays. L’argent que dépensaient les autres pentarques, c’était elle qui le faisait rentrer dans les caisses de la Pentarchie.

Le regard de la jeune femme croisa celui de la pentarque. Cette dernière esquissa un vague sourire. Deirane ne savait quelle attitude adopter. Devait-elle aller à sa rencontre ?

Elle entendit une voix dans sa tête : « Nous avons beaucoup de choses à nous dire, mais ce n’est pas le moment. Avant de nous rencontrer, votre pouvoir doit être incontesté. »

Les pentarques pouvaient parler directement par la pensée. Dursun appelait ça la télépathie. Un pouvoir bien pratique. Seulement, comment lui répondre ? Peut-être en pensant très fort à ce qu’elle voulait lui dire.

« Quand ? »

Cela fonctionna.

« Vespef vous contactera directement quand le moment sera venu. »

« C’est elle qui viendra ? »

« Je ne suis qu’une comptable. C’est Vespef la diplomate. »

La présence dans son crâne disparut. Et la pentarque quitta le pont en direction des appartements, certainement chauffés. Peffen n’était-elle venue que pour elle ? Pour s’assurer que c’était bien Deirane qui avait conquis le trône ? C’était bien possible.

Deirane ne savait que penser de cette visite. Cela signifiait-il qu’elle avait le soutien des pentarques ? Et si c’était Lætitia qui avait gagné, l’auraient-ils soutenue aussi ? Voulaient-ils que Deirane montât sur le trône, ou le départ de Brun leur suffisait-il ?

L’arrivée du tour de Deirane interrompit ses réflexions. L’homme, debout derrière la table, était un humain. Tous ceux qui assuraient le service l’étaient en fait. Pourtant ce peuple était relativement rare dans la Pentarchie : quelques milliers sur une population d’un peu plus d’un demi-million d’habitants. Elle se demanda s’ils avaient fait exprès. Ils en auraient été bien capables. Déjà que l’ennemi immémorial s’introduisant dans leur pays constituait un choc pour la population, ils avaient certainement voulu éviter celui d’être confronté à des êtres différents. Les Orvbelians étaient un État spécifiquement humain, ils faisaient rarement face à la variété du monde. Enfin, cela allait changer. Les pirates que Dursun était allée chercher allaient s’installer en ville. Les stoltzt faisaient maintenant partie du royaume.

— Vous représentez quelque chose de spécial, constata le stoltz juste devant elle.

— C’est notre reine, le renseigna la femme qui la précédait sur un ton à mi-chemin entre l’exaltation et la menace.

— Une reine ! Je n’ai pas l’habitude de servir une reine. Dois-je appliquer un protocole particulier ?

— Un protocole très compliqué, répliqua Dursun. Mais je vais vous l’expliquer. Vous prenez un poel de la pile, vous le mettez sur l’assiette, vous prenez de la garniture dans ce bol, vous l’étalez bien sur ce poel, vous le repliez soigneusement, vous l’enveloppez dans une serviette et vous le lui tendez.

L’homme éclata de rire.

— Comment des paroles aussi acerbes peuvent-elles sortir d’une si jolie bouche ?

Le regard de l’homme la détailla de haut en bas, lui faisant comprendre au passage qu’il n’y avait pas que sa bouche qu’il trouvait jolie. Elle allait répondre quand il l’interrompit d’un geste.

— Je sais, en ouvrant la bouche et en agitant les lèvres.

Ce fut au tour de Dursun de rire.

Toutefois, ce ne fut pas une galette, mais trois qu’il posa devant lui et prépara en respectant scrupuleusement les instructions de la jeune femme. Il donna le sien à Deirane qui progressa le long des tables, puis il prit les deux suivants qu’il tendit à Dursun et Nëjya.

— Pour vous et votre jolie fiancée, dit-il. Elle doit beaucoup vous aimer, votre bague est magnifique.

Sans comprendre pourquoi, Nëjya sentit la chaleur lui monter aux oreilles.

— Elle me vient de ma grand-mère.

Deirane avait entendu ces dernières paroles. Elle se précipita sur les deux jeunes femmes, manquant de renverser le verre de soupe brûlante qui lui avait servi l’Helariasen suivant.

— Fais voir ! réclama-t-elle.

Dursun tendit la main pour lui montrer le bijou que lui avait offert Nëjya.

— Quand vous êtes-vous fiancées ? demanda-t-elle.

— Juste avant l’assaut, avant-hier.

— Et vous ne m’avez rien dit ?

— On a été un peu occupé ces derniers temps.

— Tu ne t’en tireras pas avec une aussi piètre excuse.

— Et que vas-tu faire quand nous serons seules ? Me donner la fessée ?

C’est alors que Mericia intervint. Elle poussa légèrement Dursun, pas assez pour la faire tomber cependant.

— Ça traîne devant. Vous bloquez la file. Ah ! Ces jeunes !

Visiblement, Calas avait une bonne influence sur Mericia pour qu’elle se laisser aller à plaisanter en public. C’était la première fois que Deirane la voyait taquiner quelqu’un.

— Les jeunes ? releva l’Helariasen. Vous n’êtes pas vieille vous-même.

Personne ne lui répondit. Néanmoins, Calas enlaça la taille gracile de sa compagne. Le sympathique serveur comprit le message. « Dommage », pensa-t-il. S’il trouvait Dursun trop jeune à son goût, Mericia lui convenait parfaitement. Peut-être aurait-il sa chance avec toutes ces belles jeunes femmes qui les suivaient.

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