LXVIII. La Vengeance de Brun - (3/4)
Deirane grimpa les quelques marches du perron et frappa à la porte. Un judas s’ouvrit. Dès qu’elle fut identifiée en tant que femme, il se referma et l’huis s’ouvrit. Elle se referma juste derrière elle.
— Qui êtes-vous ? demanda la portière. Vos vêtements sont pauvres, mais vous êtes couverte de bijoux.
— Je suis Deirane, la nouvelle régente d’Orvbel. Je viens chercher ma fille qui loge ici. Je désire aussi parler à Maritza.
— Je vais prévenir Maritza. Pour votre fille, vous connaissez les règles. Personne ne sort du refuge sous la contrainte. Si elle repart avec vous, c’est qu’elle le voudra.
— Elle est encore jeune, elle ne parle pas encore, fit remarquer Deirane.
— Oh ! Vous êtes la mère du bébé ! Je vais chercher Maritza immédiatement.
La jeune femme s’éclipsa. Mais elle ne laissa pas Deirane seule. Une des deux autres femmes qui l’accompagnait quand elle était entrée l’incita à la suivre. Elle la conduisit jusqu’à un élégant petit salon. Elle l’invita à s’installer dans un des confortables fauteuils qui faisaient face à un guéridon.
— Vous voulez boire quelque chose ? demanda-t-elle.
— Une boisson chaude ne serait pas de refus, répondit Deirane.
— Je vous amène ça.
La jeune femme ne s’absenta qu’un instant. Elle revint avec un plateau portant une théière et une tasse.
— Une seule tasse, constata Deirane. Vous ne buvez pas avec moi.
— Je ne suis ici que pour le service.
— Prenez-vous une tasse. Je n’aime pas boire seule. Et puis, je ne suis pas une bourgeoise qui a besoin de domestique pour son confort.
— Vous avez quelque chose contre les bourgeois ?Deirane reprit sa progression. Le troisième serveur donnait à chacun un fruit qu’il puisait dans une grande caisse derrière lui. Elle reposa son verre vide au milieu de ceux déjà présents sur la table.
— Vous avez des pommes ! s’écria-t-elle.
— Les fruits poussent sous serre à cause des pluies de feu, répondit la serveuse. Certains paysans ont réussi à installer un système d’éclairage. Ils ont pu obtenir des récoltes partielles.
Deirane croqua dans le fruit. Partiel était bien le mot en effet. La pomme était bien là, mais le goût en était absent. Sans compter qu’elle était bien plus petite que ce qu’elle aurait dû être. Les arbres faisaient ce qu’ils pouvaient avec ce froid et le manque de lumière. Il était déjà bien qu’ils aient donné quelque chose. Tout en s’écartant, elle réfléchissait au paradoxe que constituait la situation. Les territoires civilisés les plus nordiques étaient habituellement les moins productifs en raison des pluies de feu. Mais dans le contexte actuel, la forte présence de serres sur leurs terresallait les avantager. Et son propre père en possédait trois lorsqu’elle avait quitté la ferme.
Un peu euphorique de comprendre que sa famille avait de bonnes chances de survivre à cette crise, elle s’éloigna du passage, ne se rendant pas compte qu’elle s’était mise au milieu de ceux qui l’avaient précédée. Dans un premier temps, les gens s’écartèrent. Puis voyant qu’elle ne se formalisait pas de leur présence. Ils se rapprochèrent. Ce sont les mains qui se posèrent sur elle qui la ramena à la réalité. Ayant du mal à croire en son existence, les Orvbelians n’avaient pu s’empêcher de la toucher. Un peu effrayée au début, elle croisa le regard de Calas qui avait remarqué ce qui se passait. Il veillait, prêt à intervenir si elle était en danger. Le fait qu’il reste calme le tranquillisa. D’autant plus que les contacts étaient très légers, empreints de respect. Ils étaient destinés à d’assurer de son existence. Les mains se posèrent surtout sur ses bras, son dos, son visage, quelques-unes sur sa poitrine.
— Où est parti le Seigneur lumineux ? demanda une femme.
— Je l’ignore, répondit Deirane. Il n’est plus ici cependant.
— Reviendra-t-il un jour ?
— Si ce bateau a pu se permettre d’entrer au port, je dirai que non.
— Cela veut dire que plus personne ne viendra s’emparer de notre fille quand on ne peut pas payer nos dettes.
À sa connaissance, Brun n’avait jamais rien fait de tel. Mais cet homme était assez vieux pour avoir vécu sous le précédent roi qui était coutumier du fait. Quinze ans de règne n’avaient pu totalement effacer le souvenir de son père. Et puis, si Brun ne pratiquait cette abomination, certains bourgeois ne s’en privaient pas.
— Personne ne viendra prendre vos filles, le rassura-t-elle. Sauf celui qui parviendra à atteindre son cœur, ajouta-t-elle avec un sourire.
— Si c’est pour me donner des petits enfants, je pense pouvoir m’en accommoder.
La plaisanterie de Deirane avait détendu l’atmosphère. Les gens commencèrent à poser des questions auquel elle répondit de bon cœur. Tous les sujets étaient abordés. La politique qu’elle comptait mener. Comment elle allait résoudre à la famine qui ravageait la ville. Quelqu’un l’interrogea même sur l’avenir du harem. Mais la question qui la laissa perplexe fut quand on lui demanda s’il y allait avoir un roi à ses côtés.
Elle se remémora cette nuit, dans les plaines du Sangär. Elle avait laissé un jeune homme la déshabiller et la caresser. Après la journée horrible qu’elle venait de passer, elle avait besoin de douceur et c’était exactement ce qu’il lui avait fourni. Dans l’état où elle était ce soir-là, elle l’aurait laissé faire tout ce qu’il désirait, même lui faire l’amour. Mais il n’avait pas profité de son désarroi. Il s’était montré respectueux très respectueux. Et elle se comprit soudain que c’était ce qu’elle voulait. Qu’il revienne, qu’il pose à nouveau les mains sur elle. Et qu’il aille jusqu’au bout. Si l’occasion de se rencontrer se représentait, elle ne resterait pas passive. Perdue dans ses rêveries, elle ne faisait plus aucune attention aux corps qui la pressaient aux mains qui la caressaient ou la palpaient.
Dursun, Nëjya, Mericia et Calas rejoignirent Deirane lui offrant un peu de répit. Mericia finissait son verre de soupe. Un bien petit verre, mais la Pentarchie aussi souffrait de la famine, bien qu’ils s’en sortissent mieux que l’Orvbel. Elle se rappela que ce soir là, elle n’était pas la seule à avoir connu un moment de bonheur. C’était ce même soir justement que la belle concubine s’était offerte à Calas. Elle était plus chanceuse que Deirane finalement. Son amant vivait au palais alors que celui de Deirane galopait au loin dans les plaines du Sangär. Le reverrait-elle un jour ? Elle l’espérait. Après tout, elle avait découvert que c’était lui qui commandait l’escorte chargée d’amener Brun à travers le Sangär. Il allait sûrement revenir maintenant que sa mission était achevée.
Au grand soulagement des soldats helarieal qui protégeaient le bateau, Deirane et ses compagnons descendirent sur le quai. Les habitants du quartier se regroupèrent autour d’elle. La présence de quatre gardes rouges – soixante-cinq ans de la lignée des Brun au pouvoir leur avaient appris à les reconnaître même quand ils n’étaient pas en uniforme – les retenait à une distance suffisante pour qu’elle pût respirer.
Un homme avança jusqu’au premier rang. En réalité, il n’avait pas eu le choix, ses concitoyens l’avaient fermement poussé pour l’amener à sa place.
Deirane le détailla. Il portait la tunique ample et le pantalon crème des esclaves. Toutefois, ses bottines en cuir, simple tout en étant astiquée au point d’être brillantes, ses gants de peau brodés au poignet et surtout son médaillon de mariage, en or, le classaient parmi les bourgeois de la ville. Cet homme était riche, mais c’était à la force du poignet qu’il gagnait son argent. Un homme qui n’avait pas peur de se salir les mains et s’habillait en conséquence.
— Vous êtes notre nouvelle reine ? demanda-t-il.
— Et vous, vous êtes…
Au bord de la panique – la réputation des Brun n’incitait pas à la sérénité –, il avait oublié les bonnes manières. Toutefois, il n’avait décelé aucune trace d’hostilité ni de menace en Deirane ni dans aucun membre de son groupe. Sauf peut-être chez cette femme, très jolie malgré ses bandages, certainement originaire du Sambor.
— Je vous prie de m’excuser. Je suis Seldon. Je contrôle les quais.
— En quoi consiste votre métier ?
— Je décide de l’amarrage de chaque bateau. Je fournis les dockers pour charger et décharger les bateaux. Et je récupère les taxes pour le compte du palais.
— C’est une bonne place ?
— Il y a des problèmes parfois. Des rivalités entre marins à gérer, des gangs qui cherchent à utiliser les quais pour leurs trafics. En temps normal, ça me permet de nourrir ma famille et de donner une éducation à mes enfants.
Un bref regard de connivence avec Dursun lui montra qu’elle pensait la même chose. Elle devait se mettre cet homme dans sa poche. Si elle se l’alienait, il pourrait bloquer tous les projets d’avenir qu’elle avait pour le pays. D’un autre côté, ces mêmes projets allaient doubler ses bénéfices, il serait fou de s’opposer à elle.
— Le roi Brun est parti, reprit Seldon. Doit-il revenir un jour ?
— Je ne pense pas, non. Jamais les Helariaseny n’auraient envoyé un bateau pour nous assister si Brun était toujours notre roi.
— J’avais donc raison. Vous êtes notre reine.
— Vous avez tort. Je ne suis pas votre reine.
Tous les regards des compagnons de Deirane se tournèrent vers elle, surpris d’une telle réponse. Mericia donnait même l’impression de se demander ce qu’il prenait à la petite femme tout d’un coup.
— Je ne suis pas votre reine. La mort de Brun signifie que c’est son héritière, Bruna, qui est actuellement votre reine. Je ne suis que la régente, jusqu’à ce qu’elle soit en âge de régner par elle-même.
Le sourire aux lèvres, Seldon s’inclina devant Deirane.
— Qu’importe le nom que vous prendrez. C’est vous qui nous dirigez maintenant. J’ai hâte de commencer à travailler avec vous. J’espère que nous accompliraient de grandes choses ensemble.
Le chef des dockers semblait plus détendu. Il avait compris que Deirane n’était pas comme Brun, qu’elle ne le serait jamais, que le despotisme et l’arbitraire étaient terminés en Orvbel. Et si Deirane n’avait pas saisi la menace implicite dans ses paroles, ce ne fut pas le cas de Mericia. Elle se pencha à l’oreille de sa petite consœur.
— Les Orvbelians t’accordent une chance de montrer ce que tu sais faire. Tu n’en auras pas une deuxième, lui murmura-t-elle.
— J’avais compris, lui répondit Deirane sur le même ton.
Puis, revenant à son rôle de souveraine, elle s’avança d’un pas vers Seldon.
— Aujourd’hui est un jour de repos. Vous devez laisser le temps au gouvernement de se réorganiser et de reprendre les affaires en main. Mais dès que possible, nous devrons nous remettre au travail. Pouvez-vous réunir tous les bourgeois de la ville au palais pour le prochain pevamon, disons en début de mitan, au cinquième monsihon ?
Dursun tira Seldon de son indécision.
— Urandi¹, traduisit-elle.
Le docker sourit.
— Dans trois jours, vous voulez aller vite. J’aime bien.
— Dans l’immédiat, si nous allions chercher votre reine pour la mettre sur son trône.
— Elle n’est pas au palais ? s’étonna Seldon.
— Avec les événements de ces derniers jours, c’était préférable. Elle se trouve chez une femme qui dirige un institut…
— Vous devez penser à Maritza.
— C’est cela.
— C’est par là, suivez-moi.
Il se tourna vers le palais et avança. La foule s’écarta pour les laisser passer. Deirane et sa suite s’engouffrèrent sur les pas de Seldon.
Le docker tourna deux rues plus loin, pour s’engager dans une allée transversale. Ils se trouvaient au cœur du quartier populaire, ce qui était logique. Si elle voulait aider les défavorisés, Maritza devait s’installer à proximité d’eux. Si les pauvres devaient traverser les riches domaines bourgeois pour l’atteindre, jamais ils ne feraient appel à elle. Ils étaient cependant bien loin de la misère qui régnait plus au nord.
Au milieu de ces maisons en bois d’un étage, le bâtiment en pierres grises qui abritait l’institut de Maritza détonnait. Il avait dû coûter cher à construire. L’argent aurait certainement été mieux employé à assister les femmes dans le besoin qui l’occupaient. Malheureusement, c’était nécessaire. Certains maris, pères ou propriétaires d’esclaves étaient prêts à tout pour récupérer celles qui s’y étaient réfugiées. Les lieux devaient résister à une entrée en force.
— J’y vais seule, déclara Deirane.
— C’est préférable, confirma Mericia. Trop de monde pourrait affoler les occupantes.
Deirane grimpa les quelques marches du perron et frappa à la porte. Un judas s’ouvrit. Dès qu’elle fut identifiée en tant que femme, il se referma et l’huis s’ouvrit. Elle se referma juste derrière elle.
— Qui êtes-vous ? demanda la portière. Vos vêtements sont pauvres, mais vous êtes couverte de bijoux.
— Je suis Deirane, la nouvelle régente d’Orvbel. Je viens chercher ma fille qui loge ici. Je désire aussi parler à Maritza.
— Je vais prévenir Maritza. Pour votre fille, vous connaissez les règles. Personne ne sort du refuge sous la contrainte. Si elle repart avec vous, c’est qu’elle le voudra.
— Elle est encore jeune, elle ne parle pas encore, fit remarquer Deirane.
— Oh ! Vous êtes la mère du bébé ! Je vais chercher Maritza immédiatement.
La jeune femme s’éclipsa. Mais elle ne laissa pas Deirane seule. Une des deux autres femmes qui l’accompagnait quand elle était entrée l’incita à la suivre. Elle la conduisit jusqu’à un élégant petit salon. Elle l’invita à s’installer dans un des confortables fauteuils qui faisaient face à un guéridon.
— Vous voulez boire quelque chose ? demanda-t-elle.
— Une boisson chaude ne serait pas de refus, répondit Deirane.
— Je vous amène ça.
La jeune femme ne s’absenta qu’un instant. Elle revint avec un plateau portant une théière et une tasse.
— Une seule tasse, constata Deirane. Vous ne buvez pas avec moi.
— Je ne suis ici que pour le service.
— Prenez-vous une tasse. Je n’aime pas boire seule. Et puis, je ne suis pas une bourgeoise qui a besoin de domestique pour son confort.
— Vous avez quelque chose contre les bourgeois ?
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1) Urandi : premier jour du douzain en Orvbel, en Nayt et au Salirian. Pevamon en est le nom helariamen et yriani.

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