LXVIII. La Vengeance de Brun - (4/4)

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Deirane se retourna vers la personne qui venait d’entrer. Maritza se tenait devant elle, légèrement appuyée au chambranle.

— Les bourgeois font entrer dans la cité de l’argent qu’ils utilisent pour payer des gens à réaliser diverses tâches. Sans eux, nous serions bien démunis.

— Tant qu’ils jouent le jeu du commerce et ne tentent pas d’accaparer toutes les richesses à leur seul usage.

— Un bon gouvernement doit créer des règles équitables et s’assurer que chacun les respecte.

Maritza s’avança et enlaça Deirane.

— Je suis contente de te voir ici. Si tu as pu venir dans ma maison sans l’escorte d’un eunuque, c’est que les problèmes du palais se sont résolus à ton avantage.

Sans la lâcher, elle écarta Deirane d’elle.

— Et, ce n’est pas la tenue d’une concubine. Encore moins d’une reine. On dirait plutôt une paysanne qui va travailler dans les champs.

Deirane sourit. Elle était une paysanne, autrefois, avant de rencontrer ce maudit drow qui l’avait transformée. Une simple paysanne à l’avenir tout tracé. Elle se serait mariée, aurait quitté sa famille pour vivre dans la ferme de son époux, aurait fait des enfants jusqu’au jour où elle aurait eu elle-même des filles à marier.

— Tu n’es pas mieux habillée que moi, renvoya Deirane.

En effet, comme Seldon, elle avait choisi des vêtements solides, capable de résister aux contraintes des travaux difficiles qui contrastaient avec les tissus plus riches qu’elle utilisait lorsqu’elle se rendait au palais. Mais leur coupe se rapprochait plus des habitudes bourgeoises avec le décolleté fermé et la jupe longue. D’ailleurs, aucune des femmes qu’elle avait vues jusqu’à présent – même si avec trois, elle ne pouvait pas faire de généralité – n’avait adopté la tenue des domestiques, destinée, en exhibant les jambes et la poitrine, à satisfaire l’œil égrillard de leur maître.

— C’est la première fois que je visite une autre maison que le palais. Elles sont toutes comme ça ?

— Bien sûr que non. Les bourgeois de la ville veulent impressionner leurs concurrents. Leurs maisons sont magnifiques, pleines de richesses. Et ils ont des domestiques pour tout. Ici, tout mon argent passe à aider les filles qui viennent chercher un refuge. Je n’ai aucune domestique. Lacia n’en est pas une, c’est une élève. Mon institut donne à chaque femme le métier qu’elle désire. C’est celui-là que Lacia a choisi. Elle espère trouver une place chez un riche bourgeois qui la remarquera et l’épousera. Et qui suis-je pour l’empêcher de réaliser ses rêves ?

La jeune femme rougit sous cette présentation.

— Ses chances de réussites sont faibles, objecta Deirane.

— Dans ce cas, elle reviendra ici et essaiera autre chose. Ce n’est pas les possibilités qui manquent. Les feythas ont tellement ravagé notre monde qu’il y a des pénuries dans tous les métiers.

— En fait, tu fais la même chose que l’école du harem. Tu donnes une éducation aux femmes qui se réfugient chez toi avant de les relâcher dans la nature.

— C’est un refuge, pas une école. Certaines femmes qui viennent ici cherchent seulement se mettre à l’abri loin de leur mari ou de leur père quelque temps. D’autres souhaitent carrément quitter l’Orvbel, je leur offre leur billet vers l’étranger. Enfin, quelques-unes veulent sortir de leur condition de domestique, d’esclave ou de simple femme au foyer ou juste ne plus dépendre d’un homme. Celles-là reçoivent ici l’éducation nécessaire.

Maritza lâcha Deirane qui en profita pour s’asseoir. Le fauteuil était confortable et la tasse que lui mit Lacia dans la main bien chaude.

— Et tu n’as jamais de problème avec un propriétaire, ou un mari qui viendrait récupérer sa femme ?

— Ça arrive. J’ai passé un accord avec le palais. Quand une femme se réfugie ici, elle échappe à toute autorité. Un mari ou un propriétaire qui voudrait la reprendre de force s’expose à recevoir la visite des gardes rouges à son domicile. Le dernier qui l’a tenté, il y a trois ans, a servi d’exemple. Quant aux esclaves, en leur offrant un travail rémunéré dans l’enceinte du refuge, je leur donne la possibilité de gagner l’argent nécessaire pour racheter leur titre de propriété. Parfois, je recueille une esclave avec des compétences très recherchées. Il arrive dans ce cas-là qu’un bourgeois rachète son titre et l’affranchisse – c’est la condition pour un rachat – en échange elle s’engage à travailler pour lui pendant un an. Un travail rémunéré bien sûr. D’ailleurs, ton amie Venaya m’a délivré une peintre de cette façon. Si tu veux, je te ferai visiter tout à l’heure.

— Je vois que tu commences à l’apprécier finalement.

— J’avoue qu’elle m’a surpris. Comment a-t-elle pu vivre avec ce monstre pendant si longtemps.

— Elle n’avait peut-être pas le choix.

— Peut-être.

Lacia avait profité du discours de Maritza pour aller chercher une autre tasse qu’elle offrit à sa patronne.

— À mon tour de te poser une question. Tu as évoqué l’école. Que va-t-elle devenir maintenant ? Et d’ailleurs que va devenir le harem ? Sans roi, à quoi serviraient des concubines ?

— N’en sois pas si assurée, je suis sûre que Dursun saurait quoi faire de tant de belles femmes désœuvrées.

Maritza se perdit un instant dans ses pensées.

— L’année dernière, peut-être. Depuis, elle a mûri, fit-elle remarquer. Ce n’est plus l’adolescente égoïste d’il y a à peine un an.

— C’est vrai. Honnêtement, je ne sais pas quoi faire du harem. Les concubines sont libres maintenant. Mais certaines ne connaissent aucune autre vie et seront incapables de s’adapter. Je ne peux pas les chasser ni les obliger à travailler. Mais la population tolérera-t-elle que des femmes oisives vivent dans le luxe alors qu’eu triment comme des krulvaxy¹ avec comme résultat de gagner tout juste de quoi vivre ?

— Laisse-leur le temps de retrouver leurs marques. Je suis sûr que certaines possèdent des talents que tu ne soupçonnes même pas. Ils se révéleront un jour, surtout si tu lances tous ces projets dont tu m’as parlé. Et l’école ?

— C’est l’un des meilleurs aspects de l’Orvbel. Elle reste bien sûr. Néanmoins, pas sous sa forme actuelle. D’abord, je vais l’agrandir. Ensuite, j’envisage de l’ouvrir aux élèves externes.

— Externes ?

— Ils assisteraient aux cours tout en logeant en ville.

— Est-elle suffisamment grande pour accueillir tant d’élèves ?

— Non. Elle est trop juste. Mais si ne serait-ce qu’un quart des concubines quitte les lieux, ça libérera assez de chambres pour créer des salles de classe supplémentaires. Je compte aussi déplacer la bibliothèque. L’aile des ministres est totalement vide et Dayan autrefois n’utilisait qu’un seul appartement sur les dix qu’il contient. En l’installant dans le rez-de-chaussée, elle bénéficiera de beaucoup plus d’espace tout en libérant assez de place pour une classe de plus.

— Je vois que tu as bien réfléchi au problème.

— Dursun y a réfléchi. Elle a l’air de tenir à cette école. Et je la comprends. Je pensais l’intégrer à mon gouvernement, mais je me demande si elle ne serait pas plus heureuse à diriger cette école. Elle éprouve une telle soif de connaissance.

Deirane reposa sa tasse vide sur le guéridon et se pencha en avant. Son expression avait changé. Maritza comprit qu’elle allait aborder la vraie raison de sa visite.

— Tu te rends compte que si je suis venue te voir sitôt mes obligations remplies, sans avoir même pris le temps de me préparer, ce n’est pas pour une simple visite de courtoisie.

— J’en suis consciente, répondit Maritza.

La façon dont elle répondit, presque lugubre, et le soupir qui suivit inquiétèrent Deirane. Il y avait un problème quelque part.

— Malheureusement, Bruna n’est plus ici.

— Comment ça, plus ici ?

Sous l’angoisse de la nouvelle, Deirane s’était à moitié levée.

— Brun est venu la chercher la veille de son départ.

— Brun l’a emmenée ? Pour aller où ?

— Je l’ignore. Il ne m’a rien dit.

— Mais pourquoi la lui as-tu donnée ?

— C’est son père. Et c’est le roi. Les lois des autres hommes de la ville ne s’appliquent pas à lui. Je n’ai pas le pouvoir de l’affronter.

Deirane hocha la tête. Maritza n’y était pour rien. Seul Brun était responsable.

Elle se leva.

— Sans Bruna, je n’ai plus rien à faire ici.

En état de choc par la nouvelle, elle avait prononcé ces mots d’un ton presque absent. Maritza la saisit par les épaules et la serra contre elle. Se retrouver à l’abri entre ses bras fit tomber les défenses de Deirane. Elle éclata en sanglots. La berçant comme un bébé, elle la consola de douces paroles. Lacia, désemparée, ne savait que faire. Elle n’osait partir tout en craignant que sa présence soit indésirable. C’est Maritza qui la tira de son indécision en lui faisant un signe de la main pour qu’elle les laisse seules.

Au bout d’un moment, les sanglots de Deirane se calmèrent. Elle se libéra de l’étreinte et sécha ses larmes pour reprendre contenance.

— C’est le deuxième enfant que j’ai et le deuxième que l’on m’enlève. Et dans les deux cas, Brun en est le responsable.

— Ce n’est que temporaire. Brun n’est pas stupide. Elle doit hériter du trône. Il ne la priverait pas de son héritage en l’éloignant du royaume, lui fit remarquer Maritza.

— Le Brun d’avant, non. Mais la maladie l’a changé. Il pourrait bien n’être motivé que par la haine.

— Que vas-tu faire ?

— Je vais remettre ce royaume en marche.

— Je voulais dire pour Bruna.

— Je vais remettre ce royaume en marche, répéta-t-elle. Si je veux la retrouver, je vais avoir besoin de toutes ses ressources pour la faire rechercher.

— C’est la meilleure chose à faire.

— Nous nous reverrons bientôt. Tu fais partie de ces ressources que je compte exploiter.

Maritza espérait que cette nouvelle n’avait pas fait de Deirane un nouveau Brun. La jeune femme avait prouvé sa résilience à plusieurs reprises. Mais pendant combien de temps pourrait-elle encaisser les coups sans se briser ?

— Dans l’immédiat, je vais rentrer au palais. J’attends ta visite. Même si Bruna n’est plus avec toi tu restes la bienvenue. La seule différence est que tu n’es plus soumise à des horaires imposés. Tu viens quand tu le souhaites.

— Je te remercie de ton invitation. Je compte bien en profiter. J’éviterai juste d’en abuser. Je ne voudrais pas te déranger…

— Tu ne seras jamais un dérangement. Tu es la première à avoir cru en moi en dehors du palais. Tu t’es impliquée dans cette révolution. Sans toi, jamais elle n’aurait pu réussir.

— Je n’ai pas fait grand-chose, répondit Maritza d’un air gêné.

— C’est vrai. Mais ce pas grand-chose a été décisif. Et puis, si la révolution avait échoué, tu aurais été autant en danger que nous toutes.

Deirane se dirigea vers la porte. Maritza la guida vers la sortie. Elle eut la surprise de découvrir ses amis à l’abri dans le hall. Ils étaient à l’étroit, mais au chaud. Ils avaient même reçu des boissons. Et Dursun avait pu troquer ses haillons contre des vêtements de toile et un grand manteau bien épais.

En la voyant arriver, les bras vides de nourrissons, elle s’étonna.

— Bruna n’est pas avec toi ?

— Bruna n’est plus ici. Brun l’a emmenée.

— Oh ! Je suis désolée. Que vas-tu faire ?

— Je rentre au palais, j’aviserai là-bas.

Elle sortit, Dursun s’élança derrière elle, suivie de peu par Calas. Les autres prirent plus de temps à se mettre en route.

— Attendez ! s’écria Calas, n’allez pas si vite.

Mais Deirane marchait d’un pas si rapide qu’il était presque obligé de courir pour la rattraper.

Ce fut la foule qui la stoppa. Elle s’était amassée sur l’avenue qui menait au palais. Elle s’ouvrit devant elle pour se refermer derrière, l’empêchant d’avancer davantage. Elle laissa aussi passer Calas ; l’habitude de s’écarter face aux gardes rouges sans doute. Mais le reste de sa suite se retrouva bloquée dans la petite rue. Deirane se retourna.

— Que se passe-t-il ? demanda Deirane.

— Vous êtes leur souveraine, ils désirent vous voir, vous connaître, répondit Calas.

— Et vous, pourquoi vouliez-vous que je m’arrête ?

— Votre fille Bruna n’est plus là. Je suppose que tant que Brun ne sera pas rentré, elle restera cachée. Et il ne reviendra pas. Il n’y a donc plus de reine Bruna, et il n’y en aura jamais.

Deirane ne répondit pas, mais elle se mit à pleurer. Calas posa en douceur la main sur la joue de la jeune femme et sécha les larmes du pouce.

— Je suis désolé de vous imposer cela, mais le bien de l’Orvbel passe avant tout, même avant vous.

— M’imposer quoi ?

Calas s’écarta d’un pas.

— Le roi est mort ! Vive la Reine ! cria-t-il d’une voix qui s’entendait sur presque toute la longueur de l’avenue.

La foule reprit en cœur les acclamations les trois fois qu’il les répéta.

— Longue vie à la reine Deirane, enchaîna-t-il ensuite.

Le chœur de la foule répéta les paroles derrière lui. Il recula encore d’un pas et mit un genou au sol.

— Reine Deirane d’Orvbel, veuillez recevoir mon allégeance.

À sa grande surprise, Deirane vit la population entière de la ville imiter le geste du garde rouge et s’agenouiller, malgré la neige et le froid. Ne restaient debout que ses amis, les anciens pirates et les quelques étrangers qui s’étaient retrouvés noyés dans la masse. Mericia fut la première à réagir et à s’agenouiller à son tour. Les autres ne tardèrent pas à faire de même, y compris les stoltzt.

Deirane se retourna sur elle-même pour considérer cette scène irréaliste : tout un pays qui avait cessé de fonctionner pour se prosterner devant elle, qui, seule, restait debout ? Même les étrangers avaient préféré se fondre dans la masse. En direction du palais, une corne se mit à sonner. Elle annonçait le changement de règne à la population. D’autres lui répondirent depuis les autres chapelles de Matak dispersées en ville.

Ainsi, Brun avait voulu se venger d’elle. Il n’avait réussi qu’à en faire la reine légitime du pays.

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1) krulvax : Animal quadrupède indigène, utilisé comme bête de trait par les stoltzt.

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