LXIX. Réunion de famille - (1/2)

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Le convoi du Sangär pénétra dans l’Orvbel par le nord. Les gardes rouges ouvraient la marche afin de lever les obstacles qui auraient pu s’opposer à leur progression. Devant eux, Anders était accompagné à sa droite de Ciarma. Quant à sa gauche, le sergent qui assurait la surveillance du premier point de passage en Orvbel n’en crut pas ses yeux : Mudjin ! Le grand Mudjin en personne ! Il ne l’avait jamais vu et à l’instar de beaucoup de ses compatriotes il doutait de son existence. Les rumeurs le décrivaient comme un colosse impressionnant par la taille et la puissance qu’il dégageait. Et c’était exactement ce qu’il avait devant lui. Et si cela n’avait pas suffi, l’étendard que brandissait un Sangären de la suite l’aurait immédiatement renseigné : le pic renversé sur fond sable était connu de tout le continent. Le quatrième homme qui chevauchait en tête était un Naytain. Il portait le traditionnel manteau à capuche de son pays, que la froideur des temps l’obligeait à fermer jusqu’au cou. Malgré la coupe simple guère différente de celle d’un manant, un liséré brodé le désignait comme un haut dignitaire. Enfin, les soldats survivants de l’armée orvbeliane marchaient en arrière-garde.

Quand ces inconnus s’étaient présenté comme Mudjin du Sangär, Ciarma matriarche de Kushan et l’archiprélat Serig de Nayt, le planton avait éprouvé un bref moment de panique. Il avait malgré tout eu la présence d’esprit d’envoyer un messager vers la capitale. Aussi, lorsque le convoi arriva, le lendemain, la ville était prête à les accueillir. La route qu’ils suivaient pénétrait dans la cité par sa moitié ouest, ceci afin d’obliger un éventuel assaillant à la traverser en totalité avant d’atteindre le palais. De plus, elle n’était pas très large. L’Orvbel recevait des visites par son port, pas depuis le Sangär. Elle était pourtant très décorée et des citoyens s’étaient disposés de part et d’autre pour assister au passage de ces éminents visiteurs.

Ils arrivèrent enfin sur le port. C’est le moment que choisit Anders pour s’écarter.

— Je vous rejoins sur la route, annonça-t-il, continuez sans moi.

— Qu’allez-vous faire ? s’enquit Ciarma.

— Une affaire personnelle à régler.

— Ne peut-elle attendre ? objecta Serig.

— Elle n’a que trop attendu.

Seul Mudjin ne fit aucune remarque. Il se contenta d’un sourire de connivence comme s’il savait ce qui préoccupait le garde rouge.


Anders s’engagea dans les ruelles de l’ouest du port et s’arrêta devant une maison en bois à l’aspect peu ragoûtant. Il descendit de cheval. Son compagnon qui avait pris sur lui de le suivre resta en selle.

Anders entra sans frapper. L’intérieur était très différent de l’extérieur. Un bref couloir conduisait à un petit salon confortable, décoré de tentures rouges. L’ensemble baignait dans une ambiance tamisée qui masquait l’usure du mobilier. Plusieurs demi-mondaines plus ou moins dévêtues attendaient le bon vouloir d’un client, lascivement allongées sur un canapé ou assise dans un fauteuil. À l’arrivée d’Anders, l’une d’elle reposa la tasse sur la table marquetée devant elle. Puis elle gonfla la poitrine, tentant d’attirer l’attention de ce beau soldat.

Un homme dans la force de l’âge s’avança vers le garde rouge.

— Cela fait longtemps que nous ne vous avions vu, commandant, l’accueillit-il.

— Capitaine, corrigea Anders. Pouvez-vous mander Umbria ?

— J’ai bien peur que non, elle est avec un client. Mais je peux vous proposer Selina, une nouvelle qui vient juste d’arriver du Salirian.

— J’ai dit Umbria, répéta-t-il.

Ses subordonnés avaient appris à craindre quand il employait ce ton doux. Le proxénète ne le connaissait pas, il ne prit pas la mesure du danger.

— Je ne peux pas, elle est avec un client. Je ne peux pas l’interrompre, il l’a payée assez cher.

— Remboursez-le !

— Ma réputation.

La dague d’Anders sortit si vite de son fourreau que le tenancier n’avait rien vu venir. Il déglutit, la pointe appliquée contre sa glotte lui avait effacé le sourire du visage.

— Umbria ? répéta Anders.

— Deuxième étage, troisième chambre à droite.

— Merci.

Il délesta le proxénète de sa bourse avant de retirer son arme. C’est le moment que choisit un homme pour l’attaquer par-derrière. Anders s’y attendait. Quand on exerçait un tel métier, un service d’ordre était indispensable. Un simple gros bras engagé pour ses muscles, sans technique, suffisait largement pour maîtriser un marin aviné. Face à un soldat d’élite, il n’avait aucune chance. Personne ne vit la dague zébrer l’espace. Mais un instant plus tard, le gros bras s’effondrait, les mains sur sa gorge pour retenir le sang qui coulait.

Au bord de la panique, le proxénète s’était réfugié derrière ses filles. Anders le regarda d’un air méprisant. Puis il s’engagea dans l’escalier. Il trouva facilement la porte, les numéros étaient gravés sur une petite plaque en bois. Il l’ouvrit brutalement. Le client, allongé sur la prostituée s’était redressé à moitié.

— Écarte-toi de cette femme ! gronda Anders.

— Qu’est-ce que…

— J’ai dit, écarte-toi !

— J’ai payé, protesta-t-il. Pour tout un monsihon.

— Écarte-toi. Je ne le répéterais plus.

L’homme se releva sur un pied. Anders put voir Umbria allongée sur le lit. Son client l’avait dénudée, mais lui-même était toujours habillé. Il n’avait pas eu le temps de faire ce qu’il avait prévu. D’un geste de sa dague, Anders lui indiqua de s’éloigner davantage. L’homme regarda l’arme à l’instant, la lame tachée de sang. Il avait reconnu l’uniforme. Il n’essaya pas de tenter sa chance. Surtout pour une simple prostituée. Il obéit.

— Mon argent, plaida-t-il piteusement.

Anders balança la bourse à ses pieds.

— Vous estimez vous remboursé ?

Elle contenait les passes de la journée entière, une fortune bien supérieure à ce qu’il avait payé. L’homme la ramassa et la glissa dans sa poche sans un commentaire. Puis, à l’instigation d’Anders, il quitta la pièce.

La jeune femme s’était redressée sur le lit.

— Je suis venu te chercher, annonça-t-il. Ton calvaire est fini.

— Brun ?

— Il est mort. Maintenant, c’est Deirane qui règne.

— Deirane ?

Il s’assit à côté d’elle et lui posa la main sur la joue baignée de larmes.

— À partir d’aujourd’hui, nous allons pouvoir vivre ensemble, rien que nous deux. Si tu veux toujours de moi.

En guise de réponse, elle enserra son cou de ses bras et l’embrassa.


Un instant plus tard, Anders retraversait le salon, un bras autour des épaules de sa compagne.

— Si vous l’emmenez, vous devez la racheter, tenta le proxénète une dernière fois.

— Vous avez déjà reçu votre argent, lui rappela Anders.

— Mais le roi Brun me l’a repris.

— Adressez-vous à lui, alors !

Comme le tenancier ne bougeait pas, il continua :

— Comptez-vous vous pousser ou dois-je dégager le passage moi-même ?

Anders pointa son sabre vers le souteneur. Prudent, l’homme s’écarta. Avant de sortir, Anders se tourna une dernière fois.

— Pour celles que cela intéresse, mon trajet va longer le refuge de Maritza.

À sa grande tristesse, sur la dizaine de femmes désœuvrées, deux seulement lui emboîtèrent le pas.


En revenant sur l’allée qui contournait le port, Anders eut la surprise de découvrir que le convoi l’avait attendu. Heureusement qu’il n’avait pas trop traîné dans la maison close. Ciarma s’avança à sa rencontre.

— Je vous avais demandé de continuer sans moi, reprocha-t-il.

— Nous étions tous trop curieux de connaitre la raison de votre affaire pressante. Je me doutais bien qu’une affaire de cœur se tramait là-dessous. Je ne m’attendais pas à ce que la responsable soit aussi jolie.

La jeune femme, assise devant la selle de son compagnon, rougit sous le compliment, même si elle soupçonnait qu’elle le devait à la politesse de la belle Sangären qui se tenait devant elle.

— Toutefois, cette tenue n’est pas adaptée au froid. Votre amie doit être frigorifiée.

Elle ôta sa cape pour en recouvrir la tenue de courtisane d’Umbria.

— Merci, répondit cette dernière, j’étais si pressée de quitter cet endroit sordide que je n’ai pas pensé à m’habiller chaudement.

— Il faudra que vous m’expliquiez, adressa Ciarma au garde rouge. Je suppose que Brun est impliqué dans cette histoire.

— C’est simple. Le roi Brun a cru que mon père l’a trahi. Il l’a puni en le touchant en ce qu’il avait de plus précieux : ma mère, mes deux sœurs, moi-même et mes frères.

Ciarma se dévissa la tête pour essayer de voir la rue derrière Anders. Elle aperçut les deux prostituées qui, effrayées par un groupe de cavaliers si nombreux, restaient à l’écart.

— Vos sœurs ?

— Deux esclaves qui ont profité de mon passage pour échapper à leur condition, expliqua Anders.

— Je ne vois aucune autre femme vous accompagner.

— J’ignore où Brun les a envoyées, déplora Umbria.

— Cela fait partie des choses que nous devrons régler, intervint Anders. Les dossiers du roi Brun doivent contenir l’information.

Ciarma approuva de la tête. Puis elle s’écarta, invitant le garde rouge à les rejoindre avec sa passagère. Anders reprit place à l’avant de la colonne. Mudjin accueillit la jeune femme d’un salut agrémenté d’un sourire bienveillant. Était-ce là le féroce guerrier dont les troupes terrorisaient les provinces yrianis proches du Sangär ? Il ne semblait pas bien méchant. Serig se montra plus circonspect. Il salua Umbria d’un léger mouvement de tête, mais son air impassible ne permettait pas de savoir s’il approuvait le geste d’Anders ou pas. S’il ne rejeta pas la femme, il ne l’accueillit pas avec la jovialité qu’avaient manifestée Mudjin et Ciarma. Sur le signal d’Anders, le convoi se remit en marche en direction du palais.

Le trajet qu’avaient tracé les Orvbelians faisait arriver les visiteurs par le grand parc bordé de deux larges avenues qui séparait le palais de la bourse aux esclaves. Les arbres avaient justement été disposés pour permettre à une troupe nombreuse de défiler. Et il était si long que les derniers soldats posaient le pied sur l’herbe alors que la tête de la colonne n’en avait pas atteint l’extrémité. La population de la ville, massée en rangs compacts entre les arbres, les regardait passer. Quand Anders la salua, un concert d’acclamations l’accueillit. L’Orvbel n’avait pas été vaincu puisque la garde rouge chevauchait parmi ces étrangers. Ciarma fut ovationnée de la même façon. Ils ignoraient qui elle était, mais elle était belle et voyageait à côté du garde rouge. Et puis, l’Orvbel avait toujours entretenu de bons rapports avec les Sangärens, ils ne représentaient pas des ennemis. Il y en avait d’ailleurs constamment quelques-uns de passage en ville. Mudjin et Serig ne furent pas en reste, même si les applaudissements furent moins nourris. La population était joyeuse comme Anders ne l’avait jamais vue. Cela faisait moins d’un douzain que Deirane était montée sur le trône et déjà elle avait senti la poigne de fer qui l’oppressait se relâcher.


La dernière partie du parc, juste devant les grilles qui clôturaient la cour d’honneur avait été conçue pour procéder à des cérémonies religieuses. Elle était parfaitement plane et le palais étant situé au sommet d’une colline, d’un côté un petit mur ladélimitait. Le clergé en avaient profité en aménageant une alcôve pour accueillir la flamme sacrée de Matak, qui brûlait en permanence et ne s’était jamais éteinte depuis qu’elle avait été allumée, douze ans plus tôt lors de son installation en ce lieu. Jamais, jusqu’à aujourd’hui. Le foyer ne brillait plus comme put le constater Anders. Et Serig aussi d’ailleurs, qui de toute évidence savait ce que c’était et ne put retenir un sourire de satisfaction en le remarquant. Pour un prêtre de Meisos, un dieu tel que Matak devait lui sembler une aberration atroce. Le voir choir de son piédestal n’était pas pour lui déplaire.

Pour contourner ce parc, la troupe se sépara en deux colonnes qui empruntèrent les avenues et entrèrent dans la cour d’honneur, chacune par un portail différent. Entourés de deux gardes rouges, des eunuques attendaient les invités sur le perron du palais. Quand les cavaliers de tête arrivèrent, ils descendirent les quelques marches pour se porter à leur rencontre.

— Je suis Daniel, grand chambellan royal. Au nom de la reine Deirane, soyez les bienvenus en Orvbel, nobles seigneurs du Sangär et de la Nayt.

— Je vous remercie de votre accueil, répondit Serig. C’est avec plaisir que nous rencontrons votre nouvelle reine.

Il mit pied à terre et retrouva Ciarma qu’Anders et Mudjin avaient déjà rejointe, au chaud dans le hall du palais. Anders fit passer Umbria devant lui.

— Serait-il possible de trouver des vêtements et des chaussures plus adaptées à une audience royale ? demanda-t-il

— Bien sûr, capitaine Anders, répondit Daniel. C’est elle ?

— C’est Umbria, ma fiancée, confirma le garde rouge.

L’eunuque s’inclina devant elle.

— Soyez la bienvenue en ce lieu.

Puis il les invita à entrer derrière lui.

Il retrouva Serig en train d’examiner les statues du hall des différents rois de l’Orvbel.

— Il manque celle du dernier roi, fit-il remarquer.

— Traditionnellement, le Seigneur lumineux la fait sculpter de son vivant afin que le jour de sa mort elle soit exposée, expliqua Daniel. Le cinquième Brun n’a pas pris cette précaution. La fabriquer est cependant à l’ordre du jour.

— Vous allez quand même l’exposer ? s’enquit Mudjin. Je croyais que la reine Deirane ne l’appréciait pas.

— Qu’elle l’aime ou n’a pas à entrer en ligne de compte ! Il a régné pendant seize ans sur l’Orvbel. Sa place est ici, parmi ses ancêtres.

Pendant la discussion, des eunuques avaient apporté les vêtements d’Umbria. L’un d’eux lui ouvrit la porte du salon de réception pour qu’elle pût bénéficier d’un peu d’intimité pour se changer. Une domestique du palais l’y attendait. Et quelques instants plus tard, elle ressortait revêtue d’une longue robe crème, à la taille cintrée par une ceinture de cuir noir, le haut maintenu par une bretelle qui lui faisait le tour du cou et lui laissant le dos nu. Aux pieds, elle portait des mules blanches. Un temps aussi court n’avait pas permis de lui donner une coiffure élaborée. Ses cheveux avaient juste été brossés et retombaient libres dans son dos.

La transformation était si impressionnante qu’Anders n’en croyait pas ses yeux. Il était incapable de prononcer le moindre mot. Et même l’austère Serig se fendit d’un sourire. Il s’avança vers elle et lui présenta son bras.

— Votre fiancé me semble souffrant. Puisqu’il vous laisse seule en de telles circonstances, voulez-vous m’accompagner ? proposa-t-il.

— C’est avec plaisir, répondit-elle en posant une main légère sur son poignet.

— L’honneur est pour moi. Après tout, n’est-ce pas grâce à vous que la tyrannie de Brun s’est achevée ?

— Je n’y ai joué qu’un petit rôle.

— Petit, mais fondamental. Si le roi ne s’en était pas pris à vous de façon si violente, jamais les gardes rouges ne se seraient retournés contre lui.

Anders était décontenancé de s’être fait souffler sa fiancée par l’archiprélat. Il se contenta de suivre le couple.


Toute la suite des visiteurs, Sangärens comme Naytains, était entrée. Seuls les soldats orvbelians de l’escorte étaient restés dehors. Ils avaient reçu l’ordre de rejoindre leur caserne. Deux eunuques refermèrent les portes du palais. Celles en direction de la galerie de marbre s’ouvrirent. Daniel prit la tête du groupe.

— Messieurs, je vous prie de me suivre.

À son invitation, les visiteurs entrèrent dans cet endroit magnifique, si célèbre dans le monde entier. Grâce à leur longue habitude diplomatique, ils se disposèrent d’eux-mêmes en fonction des préséances : d’abord Serig en compagnie d’Umbria et suivi de quelques membres de sa suite, puis Ciarma et enfin Mudjin les deux accompagnés d’une escorte réduite. Anders fut surpris en voyant l’ordre qu’ils avaient pris. Il croyait que Mudjin aurait dû passer en tête et l’air pincé de Serig suggérait qu’il avait eu la même idée. Pourtant le père et sa fille adoptive n’échangèrent pas leur rôle.

Contrairement aux balcons qui étaient noirs de monde, le niveau inférieur de la galerie de marbre était vide, à l’exception des gardes rouges postés dans chacun des quatre angles. Serig, qui la découvrait, portait son regard dans toutes les directions, émerveillé par tant de beauté. Il n’y avait pas que le matériau qui faisait la magnificence des lieux, l’art des sculpteurs y participait grandement. Au dernier moment, le protocole reprit le dessus et il s’arrêta très digne devant la porte. Là, il rendit sa fiancée à Anders. La garder à son bras pour se présenter à la nouvelle reine aurait entraîné des discussions qu’il préférait éviter.

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