LXIX. Réunion de famille - (2/2)
Le héraut entra dans la salle du trône. À travers les panneaux de bois sculptés, Serig l’entendit annoncer son nom.
— Le seigneur Serig Rohan, archiprélat de la Nayt.
Les battants s’ouvrirent et il entra, accompagné de sa suite. Il repéra aussitôt les lieux.
Devant lui, le long du tapis rouge qui traversait la salle, s’alignaient de nombreuses concubines qui rivalisaient de beauté. En leur sein se mêlaient quelques eunuques habillés avec recherche. Le tapis se terminait au pied d’une estrade de quelques marches de haut au sommet de laquelle se dressait le trône royal et à sa gauche, une marche en dessous, un autre siège plus petit. Les deux étaient vides. La reine avait préféré s’asseoir sur les marches en compagnie de deux de ses compagnes. Elles étaient habillées de la même façon, aucune ne se distinguant par une tenue plus noble. Contrairement aux concubines, elles avaient choisi une toilette inspirée de celle des bourgeoises de la ville. Une longue jupe plissée brun foncé qui descendait jusqu’aux chevilles et un chemisier blanc. Toutefois, le tissu de ce dernier, légèrement transparent, permettait de deviner la silhouette qu’il masquait.
Avec tout ce qu’il avait entendu sur Deirane, Serig se l’imaginait gigantesque et imposante. Il fut surpris de la découvrir si minuscule. Des enfants étaient plus grands qu’elles. En tout cas, les rapports n’avaient pas menti, elle était magnifique. Et le rubis qui la rendait unique était bien présent au milieu de son front. À gauche, la jeune femme avait un air exotique qu’il ne connaissait pas. Elle ne semblait pas native des bords de l’Unster, pas plus que de ceux de la Vunci. Peut-être du Shacand. Et à droite, la femme magnifique qui ressemblait à Ciarma, ce ne pouvait être que cette petite fille disparue depuis si longtemps. Sa petite fille. En la découvrant, son regard se troubla. Et à l’attention qu’elle lui portait, il comprit qu’elle aussi l’était.
Il s’arrêta à deux pas du trône et s’inclina.
— Je suis honoré de vous rencontrer enfin, reine Serlen.
Elle se leva pour venir à sa rencontre
— Serlen est le nom dont Brun m’a affublé. Je préfère que vous m’appeliez Deirane, tel que mes parents m’ont nommée.
— Soit, reine Deirane.
Il prit la main qu’elle lui présenta et lui déposa un baiser.
— Je vous présente mes compagnes, Dursun qui nous vient de l’Aclan et Anastasia.
Elle désigna les deux femmes tour à tour.
— Font-elles partie du gouvernement ? s’enquit-il.
— Le gouvernement n’est pas encore défini. Nous ignorons encore qui le composera. C’est probable qu’elles en fassent partie. Pour le moment, elles me conseillent ou me remplacent selon les circonstances.
Le regard de Serig se porta sur Mericia. La jeune femme s’était mise debout. Elle attendait, incapable de bouger. Il était rare qu’elle se montrât si indécise. Cet homme était son grand-père. Et le premier membre de sa famille qu’elle voyait depuis des années, sans qu’un obstacle les séparât. Elle avait envie de s’approcher, de le toucher pour s’assurer de sa réalité. Malheureusement, il était aussi l’archiprélat de la Nayt. Elle devrait attendre d’être seule en sa compagnie pour exprimer tout ce que sa rencontre lui inspirait. Respectant le protocole, elle s’avança vers lui, très digne. Face à lui, elle baissa les yeux. Elle ne savait que faire. Ce fut Serig qui prit l’initiative. Il enveloppa les mains de la jeune femme dans les siennes et les serra. Par réflexe, elle retira le bras mutilé. Mais il le reprit. Il examina un bref moment la main gantée, aux doigts figés, avant de revenir sur le visage. Le silence commençait à devenir gênant. Serig le brisa.
— J’ai appris que vous attendiez un heureux événement.
Elle sourit à l’évocation de sa grossesse.
— Il naitra dans quatre mois, répondit-elle.
— Puis connaître le père.
— Bien sûr.
Le garde rouge le plus proche du trône s’avança.
— Lieutenant Calas, se présenta-t-il, de la garde royale de l’Orvbel.
— Quelle annonce martiale ! Est-ce une façon de vous présenter à la famille de votre fiancée ?
Si a remarque de Serig décontenança Calas, il ne le montra pas.
— Non bien sûr. Mais notre amour était interdit puisque Mericia appartenait au roi. Nous avons pris l’habitude de le cacher derrière des formules imposées.
— Qui donc ? s’enquit Serig.
— Mericia.
— Mericia. Je croyais qu’elle s’appelait Anastasia.
— L’habitude, vous comprenez. Ana et moi allons mettre du temps à nous accoutumer à notre liberté.
Serig sourit à ses paroles. Décidément, cet homme lui plaisait.
— Je comprends. Mois même, quand j’ai épousé une Salirianer, nous l’avons caché à son entourage pour éviter tout problème. Ce n’est qu’après notre retour en Nayt que nous avons pu nous révéler au grand jour.
— Votre femme n’est pas venue avec vous ? s’enquit Mericia en fouillant du regard la suite de Serig.
— Pas encore. Elle doit nous rejoindre avec le premier chargement de céréales que j’ai promis de faire livrer.
— Je vais la connaître alors ?
— C’est la raison de sa venue. Il est rare que des gens de notre âge quittions le confort de nos résidences. Surtout par un temps aussi froid. Mais je pense que des personnes commencent à s’impatienter dans la galerie. Il serait temps que nous reprenions nos places pour les accueillir.
— Vous avez raison.
Dignement, Mericia retourna sur l’estrade. En s’asseyant, sans prononcer le moindre mot, elle articula à l’intention de Deirane.
« Merci ! »
La porte s’ouvrit de nouveau et le héraut annonça les visiteurs suivants.
— La matriarche Ciarma Farallona et le chef de horde Atlan de la tribu de Mudjin.
Un couple entra, suivi de leur escorte sangären. La femme ressemblait à Mericia, mais sans être tout à fait elle. La vie au grand air dans les plaines du Sangär, avait prématurément vieilli Ciarma tout en lui conservant une silhouette mince. Elle évoquait plus une sœur aînée qu’une jumelle. Puis l’attention de Deirane se reporta sur le jeune homme qui l’accompagnait. En découvrant son visage, elle se leva à demi brusquement.
— Un problème ? s’inquiéta Dursun en constatant son trouble.
— C’est lui.
— Lui qui ?
— Le Sangären auquel je me suis donnée dans le désert il y a quelques mois.
— Le Sangären avec lequel tu t’es quoi ?
— Je suis désolée, je ne t’en est pas parlé.
— Je le constate.
Deirane ne décela pas la remarque acerbe tant le jeune homme accaparait son attention. Lui aussi l’avait reconnue. Il avait contourné le trône pour s’avancer jusqu’à l’estrade. Deirane, hésitante, descendit. Elle resta sur la première marche, ce qui compensait en partie leur différence de taille. Aucun des deux n’osait prononcer un mot.
— Je suis venu récupérer ma tunique, dit-il enfin.
— Je ne l’ai pas avec moi.
— Celle que vous portez actuellement me conviendrait en compensation.
— Quand les invités seront partis, promit Deirane.
En entendant la réponse, Dursun manqua d’exploser de joie.
— Tu as pris ton temps pour venir, reprocha-t-elle.
— J’ai eu un ou deux obstacles à abattre.
Elle lui sourit.
— L’obstacle, où est-il maintenant ?
— Veux-tu vraiment en parler maintenant ?
Sans lui laisser le temps de répondre, il abaissa son visage sur celui de la jeune femme et lui embrassa délicatement les lèvres. Pour le plus grand plaisir de Dursun qui ne perdait pas une miette du spectacle, elle ne se déroba pas. Au contraire, elle enserra le cou d’Atlan de ses deux bras pour l’amener près de lui et lui offrir un vrai baiser.
Les gardes rouges poussèrent un cri d’encouragement. Ils approuvaient le compagnon qu’elle avait choisi.
Dursun sentit des bras l’enlacer. Elle s’appuya contre le corps ferme de sa fiancée.
— Deirane se donne à peu d’hommes, mais quand elle le fait, elle ne choisit pas n’importe qui, fit-elle remarquer.
— Il est beau en effet.
Elle leva la tête pour voir le visage de Nëjya.
— Depuis quand parles-tu comme ça ? Depuis que tu es revenue, tu n’as pas prononcé une seule injure.
— Tout le monde évolue, regarde Mericia.
— L’évolution reste limitée, tu as vu les robes qu’elle nous a fait tailler ?
— J’ai surtout vu ta tête quand Deirane a donné son accord pour la tienne.
Dursun, ne remarqua pas le bref coup d’œil que, pendant leur discussion elle avait envoyé, ne s’adressait pas à la jeune femme, mais à son père perdu au milieu de l’assistance. Elle ne voulait pas le choquer avec de mauvaises manières. Il n’y avait aucun risque pourtant. Après avoir été si près de la perdre, ce n’était pas un ou deux écarts de langage qui allaient le faire fuir.
Quant à Mericia, Nëjya n’avait pas tort. Elle aussi avait changé. Depuis que Deirane avait pris le pouvoir, elle avait laissé tomber son pagne pour revêtir des robes. Et sur le moment, elle avait envoyé promener les conventions afin d’enlacer cette sœur qui lui avait manqué si longtemps, chose que la concubine altière du temps de Brun n’aurait jamais faite. Elle parcourait son visage du bout des doigts, suivait la courbe du menton, l’arête du nez, quelques petites rides au coin des yeux, les tatouages qui lui marquaient les joues. Elle avait la délicatesse d’un amant découvrant le corps de sa bien-aimée. La dernière fois qu’elles s’étaient touchées, elles avaient six ans.
Serig toussota discrètement pour attirer l’attention des quatre jeunes gens. Mericia et Ciarma tournèrent la tête vers lui.
— Mudjin attend dans l’antichambre, leur rappela-t-il.
— L’homme qui t’a élevée après la mort de père ? J’ai hâte de le connaître.
Elle entraîna sa sœur sur l’estrade qui spontanément s’assit une marche en dessous d’elle. Personne ne lui avait pourtant donné un quelconque protocole à suivre. Et pour cause, il n’existait pas encore. D’un coup d’œil, elle constata qu’Atlan s’était calqué sur le comportement de sa matriarche pour prendre place auprès de Deirane.
Deirane fit signe au héraut d’introduire leur dernier visiteur. Ce dernier obéissant à l’ordre muet ouvrit les portes en grand. Il frappa de son bâton sur le sol et annonça d’une voix forte.
— Ridimel Farallon, duc légitime de Miles et Seigneur des terres sangärens de l’ouest et des sources du Kush.
Mudjin entra alors.
Devant la haute silhouette qui s’avançait, Mericia se leva. Elle se cacha la bouche derrière ses mains pour ne pas hurler. Calas sentit le trouble de la femme qu’il aimait. Il se leva pour l’enlacer. Mais elle n’était pas en détresse, au contraire. Elle croyait que son cœur allait exploser face à tant de joie. Ainsi donc, ce mystérieux Mudjin qui terrorisait l’Yrian avec ses cavaliers qui fondaient sur un village sans défense, le pillaient, et repartaient en emportant un riche butin, ce chef de guerre insaisissable qui avait anéanti toutes les armées envoyées contre lui et avait réussi à lui seul à bloquer l’expansion du royaume vers l’est, n’était autre que son père.
Elle se dégagea de l’étreinte de son amant pour se porter à sa rencontre. Il s’arrêta face à elle.
— Ça faisait longtemps, déclara-t-il.
Il posa la main sur la joue, essuyant du pouce une larme.
— Tu m’as manqué, dit-elle.
— Toi aussi tu m’as manqué.
Il attira la tête contre lui et l’enlaça. Elle resta un moment avant de se dégager.
— Il faut que je te présente la personne qui a rendu tout cela possible.
— J’ai hâte de la rencontrer.
Il lui passa un bras autour de la taille. Elle l’amena jusque devant Deirane qui attendait patiemment que le père et la fille aient achevé leurs retrouvailles. Elle se doutait cependant que ce n’était qu’un début. Ils avaient beaucoup à rattraper, ils passeraient certainement la nuit ensemble. Elle se leva quand ils arrivèrent.
— Père, je te présente Deirane, annonça-t-elle en la désignant. Deirane, je te présente mon père.
— Enchanté, répondit Deirane, votre arrivée est une grande surprise pour nous tous.
— Il était indispensable que l’on me croie mort. Peu de personnes connaissaient mon identité.
— C’est compréhensible. Cela veut donc dire que Ciarma n’est pas adoptée. Elle est réellement votre fille, et en conséquence Atlan qui est votre fils est son vrai frère, ainsi qu’à Anastasia.
— De son vrai nom, il s’appelle Ivan Farallon, comte de Miles.
— Comte ?
— C’est le titre que porte l’héritier d’un duché.
Il embrassa la main qu’elle lui tendit.
— Je constate que la petite fille s’est transformée en belle jeune femme, reprit-il.
— Nous connaissons-nous déjà ? s’étonna-t-elle.
— Vous étiez bien jeune à l’époque. Peut-être avez-vous oublié.
— À Ortuin, le Sangären qui a vendu un cheval à mon père.
— En personne. C’était une belle bête que je lui ai offerte ce jour-là. Un jeune étalon digne d’un roi.
— Et vous m’avez reconnue après tout ce temps. J’avais six ans, j’ai beaucoup changé.
— Vous avez les yeux de votre père. Et cette façon de pencher la tête quand vous êtes attentive, je reconnais là votre mère. Elle avait la même habitude.
— Êtes-vous passé à Gué-d’Alcyan récemment ? demanda-t-elle pleine d’espoir.
— Hélas non. En fait, je n’y ai jamais mis les pieds. C’est à Ortuin que j’ai rencontré Jensen en deux ou trois occasions.
— Vous aurez le temps de discuter plus tard, s’impatienta Mericia. Viens t’asseoir avec moi.
— Patience Ana. Nous avons tout le temps.
— Anastasia s’est occupée des festivités. Elle a hâte de vous montrer ce qu’elle a préparé.
La remarque provoqua une légère rougeur au front de Mericia.
— Dans ce cas, ne la faisons pas attendre plus longtemps. Et puis elle a raison. Les discussions privées doivent se faire en privé. Et j’ai beaucoup à vous dire à vous aussi.
Il se laissa entraîner vers l’estrade par sa fille. Au passage, il jeta un coup d’œil sur Calas qui avait repris sa place au sein de son escouade. Quand les yeux du vieil homme se braquèrent sur lui, le garde rouge sentit ses entrailles se liquéfier. Il était membre d’une troupe d’élite, un combattant aguerri. Il avait même affronté un dieu avec son épée. Mais il avait suffi d’un simple regard pour le terroriser.
Dursun avait senti le trouble de Deirane. Elle se pencha sur son amie quand celle-ci eut repris sa place.
— Il y a quelque chose qui te gêne ? demanda-t-elle.
— Ma mère n’est jamais allée à Ortuin. Et si lui n’est jamais passé à la ferme, comment la connaît-il ?
— C’est troublant en effet. Mais l’est-ce davantage qu’un paysan désargenté qui achète un cheval de prix ?
— Je n’y avais pas pensé.
— Sauf si on prend ses paroles au pied de la lettre. Le cheval qu’il a « offert » à ton père.
Deirane tourna la tête vers son amie.
— Pourquoi un Sangären offrirait-il un cheval à un paysan ?
— Bonne question.
Dursun suivit le vieux Sangären des yeux pendant qu’il s’installait entre ses deux filles sur une marche de l’estrade, délaissant les fauteuils qui avaient été préparés pour Serig et lui.
— Un nouveau mystère sur lequel j’ai hâte de me pencher.
L’absence de réponse de la part de Deirane intrigua Dursun. Elle observa son amie. Elle semblait perdue dans ses pensées. Soudain, un sourire éclaira son visage.
— Un cel pour tes pensées, murmura Dursun.
— Tu n’as pas une telle somme sur toi, répliqua Deirane.
— Non, mais à la banque si. La révolution n’a pas clôturé notre compte j’espère.
— Rassure-toi, Harpagon, tu possèdes encore le moindre centime que tu as gagné.
— Alors ? Qu’est-ce qui te préoccupe ainsi ?
— Je crois que je viens de perdre deux filles.
Suivant le regard de Deirane, Dursun découvrit les fillettes jumelles Fallen et Lesia enlacées par un compatriote. Le jeune homme les enserrait comme si elles représentaient son plus précieux trésor. Et leur visage était baigné de larmes.
— Ainsi Dovaren avait un troisième frère, en conclut Dursun.
— Le dernier de la famille était trop jeune. Il n’a pas participé à l’expédition pour la sauver.
Partageant la joie de son amie, Dursun s’installa confortablement sur sa marche, prenant les jambes de Deirane comme dossier, et l'épaule de Nëjya comme oreiller, prête à savourer le spectacle de danse que la troupe des Enfants de Cali allait leur offrir.

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