LXX. Le Harem

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Les cavaliers chevauchaient à travers la plaine enneigée du Sangär. Ils étaient neufs. Les huit premiers, montés sur des chevaux noirs, étaient des guerriers de dieu. Plus exactement, du dieu Meisos ainsi que l’indiquaient les écussons brodés sur leur poitrine et sur leur selle. Tunique ajustée, jambière et casque, le tout en cuir d’un noir très profond. La présence d’une épée fixée à la selle dénonçait leur appartenance à une troupe d’élite – un soldat régulier aurait disposé d’une pique – et leur teint très sombre associé à leur haute stature les situaient comme originaires de la Nayt. Tout en eux était net, leur visage était rasé de près, le cuir de leur fourniment était soigneusement ciré, même les rares parties métalliques de leur équipement étaient astiquées au point de briller de mille feux.

Le dernier cavalier avait la peau beaucoup plus claire, les cheveux bruns et une tunique de lin autrefois blanche qui avaient souffert des aléas du voyage. Une barbe de quelques jours lui mangeait la figure. À deux reprises, lors d’une escale pour faire boire les chevaux, il avait tenté de s’enfuir. Aussi, les soldats l’avaient attaché à la selle. Il ne pouvait pas anticiper les mouvements de sa monture et cahotait à chaque irrégularité du terrain quand ses compagnons gardaient une assiette stable. Il était difficile de croire que ce pauvre hère était, un demi-douzain à peine, roi d’Orvbel.


La troupe se dirigeait vers le nord. Elle rentrait au pays. Sur le moment, elle mettait le cap sur Comptoir Neuf. Cette ville appartenait au Sangär. Mais administrer une ville n’intéressait pas les Sangärens, ils avaient délégué cette tâche à la Nayt, bien qu’elle fût proche de l’Osgard. Un persifleur aurait fait remarquer que les Naytains avaient beau considérer cette ville comme une terre étrangère un peu sous-développée, elle devenait brutalement leur quand ils la retrouvaient après des douzains d’absence hors de leurs frontières. Plus probablement, vu l’aura de menace qui se dégageait des cavaliers, ce persifleur l’aurait juste pensé.


Alors que les soldats venaient de traverser une petite rivière gelée et entamaient la remontée de la colline suivante, une troupe de Sangärens surgit et les encercla. Les Naytains s’arrêtèrent aussitôt. Les assaillants étaient plus nombreux qu’eux, beaucoup plus. Le sergent s’estimait malgré tout capable de les vaincre. Il ne toucha pas à son arme, attendant que les Sangärens aient annoncé leurs exigences.


Un des Sangärens que rien ne distinguait de ses compatriotes, si ce n’est une densité de tatouage sensiblement plus élevé sur le visage, s’avança.

— Messieurs, je ne souhaite pas vous attaquer, déclara-t-il. Je suis venu faire des affaires.

— Quel genre d’affaires ? s’enquit l’officier Nayt.

— Je désire vous acheter votre prisonnier.

Brun tourna la tête vers l’homme. Sa tenue, bien que richement brodée, était usée. Le harnachement de son cheval ne portait aucune décoration. Il ne semblait pas bien riche.

— Cela ne présentera aucun problème si vous disposez des fonds nécessaires. Le vidame Serig nous a autorisés à le vendre à condition que l’acquéreur soit un Sangären. Faites une offre.

— Je propose un écu.

Devant la somme ridicule, l’officier éclata de rire.

— Un écu, pour un ancien roi ! J’en demande quatre.

— Deux écus.

— Trois.

— Deux écus, persista le Sangären.

— D’accord.

Brun calcula le montant de tête. Même pas un cel. Les hommes de Serig venaient de le vendre pour même pas un cel.

— C’est une blague ! s’écria-t-il. Vous nous cédez à ces hommes pour une somme aussi ridicule.

— Vu l’usage que l’on peut faire de vous, c’est bien payé, riposta l’officier.

— Nous avons dirigé un pays. Nous pourrions être très utiles au seigneur Serig.

— L’Orvbel ! Un pays !

Le soldat s’esclaffa.

— Le vidame Serig gouverne la Nayt, le plus puissant État du monde, depuis six ans. Il l’a rendue plus prospère qu’elle ne l’était déjà. Je ne vois pas en quoi vous pourriez lui être utile. Même comme bouffon, vous n’auriez aucun talent. Vous ne savez pas rire.

— Vous pensez que notre situation est propice à encourager le rire.

— Elle ne manque pas d’ironie cependant.

Laissant tomber le roi déchu, il reprit sa discussion avec le Sangären.

— Naturellement, pour cette somme, vous ne disposez pas du cheval, vous devrez lui en procurer un.

— Je l’avais compris, répondit le Sangären. J’ai prévu ce qu’il faut.

Le soldat se leva sur ses étriers et essaya de voir au-delà de la troupe.

— Je ne vois aucune monture.

— Pour quoi faire ? Il a des jambes. Et je dispose du nécessaire pour l’inciter à avancer.

Un Naytain détacha Brun de son cheval et le fit descendre à terre. Puis il lui retira l’entrave des poignets. Les bracelets métalliques coûtaient trop cher pour les lui laisser. Un nomade vint avec une corde bien épaisse le ligoter de nouveau. Il attacha l’autre extrémité à la selle de son chef.

— L’argent ! réclama l’officier naytain.

— Je ne porte pas cette somme sur moi. Mais ce tonnelet de bière contient une quinzaine de bonnes chopes, ce qui correspond à une valeur équivalente.

Un de ses compagnons détacha le récipient du harnachement d’un cheval et le porta aux Naytains.

— Cela me semble correct, déclara l’officier naytain.

Il prit son paiement et le fixa à sa monture. Ce soir, au bivouac, ils pourraient faire la fête. Puis il donna le signal et la troupe se remit en route en direction de leur foyer.


Brun les regarda partir.

— De la bière, maugréa-t-il, nous avons été échangés contre de la bière.

— Bienvenu dans ce monde que tu as contribué à créer. Maintenant, agite tes jambes et économise ton souffle. Nous avons deux cents longes à parcourir. En route !

Brun ne réagit pas à l’annonce de cette distance. En fait, il ne réagit pas du tout. Quand le cheval avança, il resta campé sur ces jambes.

— Comme tu le désires, dit juste le chef de la bande.

Il fit marcher sa monture au pas, traînant Brun sur une vingtaine de perches. Puis il s’arrêta.

— Es-tu sûr de vouloir voyager ainsi ?

Brun se remit debout.

— Fais attention à la manière dont tu nous traites. Notre armée est plus puissante que ta bande de pillards.

Le chef se leva sur ses étriers et regarda autour de lui.

— Ton armée ? Elle est où ton armée ? Je ne la vois nulle part.

— Elle viendra. Et tu regretteras le manque d’égards avec lequel tu nous as traités.

— Il parle de lui au pluriel ! s’écria un cavalier.

— C’est la façon de faire de certains rois. Ils s’estiment si supérieurs à nous, il faut qu’ils parlent comme s’ils étaient plusieurs à eux seuls.

— Deirane ne parle pas comme ça !

— Non, elle ne parle pas comme ça. Elle est comme nous. Elle ne se prend pas pour une déesse.

Le prénom avait interpellé Brun.

— Que vient faire Deirane dans cette histoire ! s’écria-t-il.

— Tu n’as toujours pas compris que c’est elle qui tire les ficelles. Si j’ai su où te trouver, c’est parce qu’elle me l’a indiqué. Maintenant en route.

— Comment ?

— En route.

Brun croisa de nouveau les bras sur la poitrine. Et une fois de plus, il fut traîné sur le sol. Cependant, cette fois-ci, le cheval ne s’arrêta pas au bout de quelques pas. La neige s’infiltra dans sa tunique, les pierres qu’elle cachait lui écorchaient les bras et le visage. Il se mit à hurler sous la douleur. Le Sangären mit fin au supplice. Péniblement, Brun s'assit.

— Puisque tu es roi d’Orvbel, tu dois connaître Jaxtar.

Ce nom ne disait rien à Brun. Il secoua la tête.

— Mais si, Jaxtar, le fils de Jor, fils de Karel, fils d’Enzor, fils de Blater, fils d’Ulen. Il est entré en Orvbel, mais il n'en est pas ressorti, lui et ses hommes.

Brun se souvint. Ce nom à rallonge, Jevin s’en était largement moqué à son retour. Il avait fait exécuter toute sa bande pour protéger l’identité de son frère.

— En quoi Jaxtar t’intéresse-t-il ?

— Je suis Jor.

La nouvelle ébranla Brun tel un coup de tonnerre. Il savait qu’il n’aurait aucune pitié à attendre de cet homme. Surtout si Deirane lui avait expliqué ce qu’il était advenu de son fils, ce dont elle n'avait aucune raison de se priver.

Un autre nomade prit la parole.

— Jaxtar avait plusieurs compagnons avec lui lors de sa disparition. L’un d’eux était mon fils.

— Le mien était également avec lui, ajouta un autre.

— Tous les guerriers de cette expédition sont le père d’un compagnon de Jaxtal.

— Pas moi, objecta le plus jeune d’entre eux. Je suis le frère d’un compagnon disparu.

Brun baissa la tête. Il comprit qu’il n’allait pas mourir tout de suite. Mais le tournant que sa vie avait pris allait lui faire regretter d’être encore vivant. Il s’était montré cruel envers Deirane. Elle avait bien assimilé la leçon. Il se remit debout. Et quand le cheval reprit sa marche, il le suivit docilement.


Quand ils arrivèrent au campement des Sangärens, quatre jours plus tard, tout le village les attendait à l’entrée. Seul était resté à l’écart un groupe de femmes assez important. C’est vers eux que Jor se dirigea.

— Brun, voici les veuves, les mères, les filles ou les sœurs de ces hommes que tu as assassinés.

Il mit pied à terre. Le temps qu’il détachât Brun, tout le village s’était rassemblé autour d’eux.

— C’est lui qui va s’occuper de nous maintenant ? demanda la plus âgée. Vous n'avez pas gaspillé un bon tonneau de bière pour ça. Je le trouve un peu maigrichon. Il ne va pas me tenir bien chaud la nuit.

— Ne t’inquiète pas Mala. Il n’a jamais travaillé de sa vie, mais nous allons changer tout ça. Il va rapidement s’étoffer.

Quand il eut retrouvé assez de souffle pour parler, Brun désigna les femmes de la main.

— Vous voulez que nous nous occupions d’elle ?

— C’est pour ça que nous t’avons acquis. À cause de toi, elles n’ont plus d’hommes. Il faut bien que quelqu’un les remplace.

— Comment ?

— Les plus jeunes et les plus belles se trouveront facilement un compagnon pour réchauffer leur lit. Certaines l’ont même déjà fait. Mais Mala n’aura pas cette chance. Elle est trop vieille.

— Vous nous redonnez un harem, ironisa-t-il.

— En quelque sorte.

Les lèvres de Brun se tordirent en un rictus.

— Toutefois, il reste une formalité à régler, reprit Jor.

Il sortit son couteau de son fourreau. Brun regarda fixement l’arme.

— Vous n’allez pas nous tuer ! s’écria-t-il.

— Mais non. C’est juste un détail à régulariser. Les harems, ce sont des eunuques qui les surveillent.

Il envoya un geste de la main à ses hommes.

— Maintenez-le, ordonna-t-il.

En comprenant ce que comptait lui infliger le Sangären, Brun tenta de s’enfuir. Les villageois formaient un mur compact autour de lui. Il fut ramené au centre du cercle. Deux solides guerriers lui maintenaient les bras pendant qu’un troisième lui avait passé une lanière autour du coup presque à l’asphixier. Voyant qu’il n’avait plus d’issues, il se mit à supplier. Mais Jor, ignorant ses paroles, avança, son arme à la main. Son visage était dur, bien plus qu’il ne l’avait jamais été.


Les hurlements de Brun portèrent loin sur les plaines enneigées. À quelque distance, posé à la cime d’un arbre, un aigle veillait. Quand il les entendit, il s’envola et mit le cap au sud, vers la côte… Et l’Orvbel.


La nuit était bien avancée quand Brun cessa de crier.

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