Soirée californienne
La chaleur humide de la nuit m'enveloppait d’une moiteur étouffante. Des senteurs d’eucalyptus et de jacarandas en fleur se mêlaient à une texture poussiéreuse issue des vallées désertiques qui progressaient inlassablement à l’est. Elles étendaient leurs tentacules de sables rouges en direction de la côte, en menaçant de faire main basse sur les terres fertiles de la vallée de San Fernando. Je respirais les effluves d'une lutte sans merci entre la vie et l'anéantissement, ce que William Jannysson qualifiait de "tragédie californienne". Ce même William Jannysson m’avait seriné toute la semaine à propos de sa petite fête entre amis, organisée « pour accueillir dignement l’été ». Et accessoirement pour célébrer l’acceptation de son premier article international dans une revue A*, ne pouvais-je m’empêcher de penser malgré moi avec une pointe de cynisme et de jalousie.
--- Allez Marc, c’est l’occasion de sortir de ton trou noir. Il n’y aura que du beau monde et de quoi boire jusqu’au petit jour.
--- Tu sais, moi, les bringues…
--- Sérieux ? T’es vraiment indécrottable. Fait un effort, j’aimerais te présenter quelqu’un.
--- Une des copines exubérantes de Martina ?
--- Qu’est-ce que tu as contre les copines de Martina ? demanda-t-il d’un ton faussement outré ?
William préparait tout comme moi une thèse en physique à Caltech. Nous étions voisins de bureau depuis trois ans déjà, et il y avait longtemps que j’avais perdu le décompte de ses conquêtes. Martina était la dernière de la liste.
--- Il s’agit de quelqu’un de beaucoup plus dans ton genre… mais néanmoins agréable à regarder, reprit-il moqueur.
William et moi formions un duo improbable. Il était beau, éloquent, brillant. S’il excellait dans son domaine, la physique quantique, il était aussi doué au piano et faisait mieux que se défendre dans les tubes du Pacifique. Tous recherchaient sa compagnie pour y puiser une part de l’énergie vitale qu’il dégageait en société. Quant-à moi ? Eh bien, je crois que j’étais plus ou moins son contraire, un "no-life" fuyant les mondanités.
--- Allez, fais pas cette tête. Si ce n’est pour la compagnie, viens pour le vin. Mon père m’a apporté une excellente caisse de Cabernet Sauvignon pour mon vingt-huitième anniversaire. Bon sang, tu viendras, Bellecombe. Je t’interdis de ne pas venir, avait-il décrété.
Lorsque j’arrivai à l’appartement de William, niché au fond d’une impasse ouvrant sur Broxton avenue, les notes hypnotiques de la guitare de Lou Reed s’échappaient par les fenêtres ouvertes pour revendiquer jusque dans la rue leur soif de liberté. Si William avait évoqué une petite réunion intimiste, la porte entrouverte laissait entrevoir une foule joyeuse se presser dans le salon en débordant jusque sur la terrasse. Les éclats de voix peinaient à couvrir la complainte éraillée du chanteur. Je restais hésitant sur le seuil, mon gâteau de Nancy à la main, n’osant pénétrer dans cette atmosphère survoltée qui visiblement n’avait pas besoin que l’on vienne aggraver l’entropie ambiante. La voix forcée de William claqua au-dessus du brouhaha pour me couper toute velléité de retraite.
--- Marc, par ici vieux ! cria-t-il.
Je l’aperçus gesticulant près d’une desserte improvisée en comptoir, où s'entassaient bouteilles d’alcool et bouquets de fleurs en équilibre précaire. Mon hôte avait visiblement d’autres priorités en tête que d’hydrater ces pauvres assemblages d’asters et de cosmos. Il était entouré de deux jeunes femmes. Je saluai la première, Martina, qui, pour l’occasion, arborait une chevelure aux boucles sauvages teintées de reflets indigo. La seconde, vêtue d’une robe dorée, scintillait sous la lumière des spots.
--- Je te présente Elara Voss, dit William, désignant d’un mouvement ample du bras la femme aux atours en or. Elle est ici pour corrompre nos esprits à coups de dialectique hégélienne.
--- Seulement si vous me provoquez en affirmant que l’empirisme, ou l’expérience comme vous dites, suffit à déterminer ce que l’on appelle communément Vérité, déclama Elara avec un air de défi, en mimant des guillemets autour du mot Vérité à l'aide de ses doigts longs et manucurés.
J’aurais pu élaborer une réponse critique, condamnant cette post-vérité qui de nos jours polluait les débats. J'aurais dû soutenir par exemple, qu’à force de relativisme et d'attaques biaisées de la démarche scientifique, la Vérité a disparu au profit de vérités alternatives la plupart du temps clivantes. Mais je suis resté muet, aussi stupide que le lycéen immature que j'étais autrefois et qui séchait lamentablement devant ses copies de philosophie. Avant que je ne réussisse à élaborer la moindre ébauche de réponse, une voix cristalline rompit le silence qui menaçait de s’éterniser.
--- In vino veritas ?
Je me retournais pour découvrir celle qui me sauvait de mon manque de répartie chronique. La nouvelle venue me souriait en inclinant légèrement la tête. Ses yeux, d’un bleu profond presque noir dans la lumière blanche, semblaient animés d’une lueur indéfinissable. Était-ce de la curiosité, de l’ironie ? Son visage était éclairé par une fossette au creux des joues, que je ne remarquai qu’au moment où son sourire s’effaça pour laisser place à une moue réfléchie. L’étrange familiarité de cette expression m'intrigua sans que je puisse en identifier la raison. Elle portait une robe noire en coton, simplement cintrée à la taille, qui lui allait à la perfection. Ses cheveux, châtain clair retombaient en ondulations souples sur ses épaules dénudées. D’une main menue, elle me tendait un verre de vin rouge avec une délicatesse cérémonieuse.
--- Marc, arrête de de la fixer et prends ce putain de verre, nom de dieu, me susurra William à l’oreille en me délestant du gâteau de Nancy.
J’ai saisi le verre un peu trop vivement, sans pouvoir éviter que mes doigts n’effleurent ceux de la belle inconnue.
--- Merci, ai-je répondu, plus pour l’échappatoire que l'on m'offrait que pour le verre grenat que l'on me présentait.
--- Sam, permets-moi de te présenter Marc Bellecombe, l’homme qui est convaincu que les machines accéderont bientôt à la conscience. Marc, je te présente Samantha Jannysson, une future architecte qui va révolutionner l’art de ramener la campagne en ville, et, accessoirement, ma petite sœur bien aimée. Elle m'est plus précieuse que l'air que je respire, déclara-t-il, la voix soudain alourdie d'une inquiétude contenue, comme une mise en garde silencieuse.
Sam sourit à nouveau, mais cette fois-ci, le mouvement de ses lèvres semblait plus marqué, une concession faite aux bonnes manières plutôt qu’une expression spontanée me sembla-t-il.
--- Enchanté, dit-elle. Will n’est pas de ce siècle. Il est persuadé qu’être né dix minutes avant moi lui confère un droit d’aînesse protectrice.
La ressemblance était frappante, comment une telle évidence avait-elle pu m’échapper ? Samantha et William partageaient un même regard profond, un nez fin et aquilin, le même petit creux au milieu du menton et des fossettes au creux des joues. Je découvrais aussi chez Samantha certaines intonations de voix et mimiques qui faisaient le charme de William. Mais je ne retrouvais aucune trace chez elle de l’assurance naturelle de William. Elle dégageait quelque chose de difficile à cerner, une sorte de douceur détachée et fragile.
--- Pour revenir à nos moutons, sait-on seulement ce qu’est la conscience ? reprit Sam.
--- Mais bien sûr ! Choisis d’abord ta définition et ta théorie et je te dirai qui tu es, pouffa Elara.
--- Oulala ! Un sujet transcendantal qui va nécessiter que tu nous débouches quelques bouteilles supplémentaires, William. Nous allons manquer de carburant, intervint Angus MacLennan, professeur à UCLA, et codirecteur de la thèse de William.
--- J’avoue avoir un faible pour les théories cognitives et fonctionnelles, mais j’imagine, que vous, les formalistes, vous penchez plutôt vers les théories neurobiologiques et informationnelles ? reprit Elara.
--- Comment as-tu deviné ? Je laisse Marc développer, c’est lui notre spécialiste, dit William, d'un sourire carnassier.
L’envie de l’étrangler m’a traversé l’esprit.
--- Je n’ai pas de réponses tranchées sur la question, et je ne prétends rien du tout. Quelques spéculations au coin de la machine à café, rien de plus. Et oui, en effet Elara, je penche plutôt vers les théories informationnelles de la conscience. J’avoue aussi que l’idée de Penrose selon laquelle la conscience serait non calculable m’intrigue.
--- J'ai lu Penrose. Mais je ne comprends pas ce besoin d’introduire du quantique comme condition d’émergence de la conscience ? Les théories cognitives centrées sur la complexité du cerveau ne suffisent-elles plus ? Ou est-ce un sacrifice pragmatique à la tendance du moment ? Un sacrifice nécessaire pour rester en haut de l'affiche ? poursuivit Elara.
Le sarcasme dans sa voix était à peine voilé. Je percevais le poids des regards attirés par notre petite joute.
--- Ce n’est pas qu’une question de mode. Je crois que c’est aussi et surtout lié à l’hypothèse de non-localité chère à Penrose. Notre incapacité à localiser les traces de la conscience dans les tissus nerveux semble aller dans ce sens. Cette hypothèse suggère selon lui des mécanismes quantiques sous-jacents. Ça manque de preuves expérimentales, je te l'accorde, mais je trouve qu'il y a une certaine satisfaction à imaginer que nous ne nous réduisons pas à des machines de Turing. Quoi qu’il en soit, Minsky disait que la conscience « est ce sur quoi les gens ont gaspillé leur temps au 20e siècle ». Évitons d’en perdre trop au 21e. D’ailleurs, je pensais, William, que nous étions ici pour fêter les premiers jours d’été.
--- Marc, le roi de la fuite ! À notre conscience de l’été qui s’installe, déclama William en levant son verre, et à l’incalculable non-localité de cet acte de pensée profonde.
Les rires et les « Tchin-tchin! » lui répondirent en chœur tandis que les verres tintaient sans retenue.
J’avais besoin d’air. Je me suis faufilé jusque sur la terrasse, mon verre à la main. La brise du Pacifique avait enfin pris le dessus sur les Santa Anna, ces vents qui en journée soufflaient en rafale violentes sur tout le litoral. Une fraîcheur chargée d’humidité tombait enfin sur la ville en condensant une brume légère. Elle diffractait la lumière pâlotte des réverbères, donnant à la ruelle des allures de peinture impressionnistes.
Une ombre apparut dans mon champ de vision.
--- Je peux me joindre à toi ? demanda Sam.
--- Je t’en prie, répondis-je surpris par sa présence.
Je me suis tourné de trois quarts pour lui laisser un peu d’espace et lui faire face.
---Tu fuis le concours d’érudition de William et d’Elara ? Ou bien est-ce la douceur de la nuit que tu viens chercher ? Demanda-t-elle.
--- Les deux, évidemment, répondis-je en lui souriant.
Quelqu’un changea une fois de plus le morceau de musique, une improvisation de Miles Davis étirait les notes à l'infini. J’ai pris une gorgée du bout des lèvres. Le vin était vraiment bon, subtil. Il laissait les tanins diffuser lentement leur amertume délicate sur le palais.
--- Tu connais Will depuis longtemps ? demanda-t-elle enfin.
--- Nous fêtons quasiment notre troisième année de coexistence. Nous partageons le même bureau et surtout le même directeur de thèse tyrannique. Cela crée des liens étonnamment solides. Il m’a souvent parlé de toi. Vous êtes très proches apparemment. Pourtant un continent vous sépare…
Sam a fait une moue, son regard s'est perdu au-dessus des toits.
--- Désolé, je suis indiscret. Quel idiot ! Oublie ma remarque, je n'aurais pas dû…
--- Ce n'est rien…
Je n'avais eu ni sœur ni frère et j'ignorais tout des liens qui pouvaient naître dès l'enfance entre deux êtres très proches découvrant le monde. Sam s'est accoudée sur la balustrade et ferma les yeux.
--- Will est très protecteur. Il se sent responsable et donnerait sa vie pour moi s'il le fallait. Il ne se rend pas compte que son inquiétude et sa sollicitude m'étouffent et m'empêchent de vivre ma vie. Ma décision d'aller m'installer sur la côte Est lui a fait du mal. Nous souffrons tous les deux de cette séparation, mais elle est vitale pour moi. Je ne peux pas rester indéfiniment dans son ombre. Je crois que Will l'a compris.
Sa voix était empreinte de tristesse, et j'ai fait un effort pour ne pas lui prendre la main.
--- Au fait, merci encore de m’avoir sorti des griffes d’Elara, dis-je pour revenir sur un terrain plus léger.
Elle a souri, et cette fois-ci la fossette est réapparue sur sa joue.
--- Et toi ? Pourquoi LA ? Qu'est-ce qui peut bien pousser un Frenchie à franchir un océan et un continent pour venir préparer son doctorat dans une ville qui ne ressemble à rien ?
--- Eh bien je dois être maso. Je suis venu pour le fameux tortionnaire qui dirige ma thèse.
Elle m'a observé de son sourire énigmatique.
--- Cela fait beaucoup de kilomètres pour trouver un directeur de thèse... même tyrannique.
--- Tu as raison. Peut-être que moi aussi je suis un fugitif, finalement.
Nous avons poursuivi notre tête-à-tête une bonne partie de la soirée, j’étais comme détaché du monde. Plus rien n’existait hormis Sam et ce petit bout de terrasse suspendu au-dessus de la rue. Ni la nuit sans étoile, ni le brouhaha de la fête, ni les sirènes hurlantes dans le lointain n’avaient de prise sur cet univers, qui, aussi réduit fut-il, m’apparaissait immensément vaste.
Hélas, mêmes les univers les plus vastes ont une fin, et le nôtre s'est brutalement éteint quand une bande de joyeux drilles est venue nous débaucher pour constituer des équipes de duel de MiMeme. Ce jeu, par équipe de trois, consiste à mimer des memes plus ou moins osés décrits sur une carte tirée au hasard. L'herbe et l'alcool circulaient dans une atmosphère désinhibée et potache. Je me suis désisté. J’ai observé un moment les duellistes, surtout Sam. Son visage, son sourire et ses fossettes, ses mouvements de danse éthérés, débordaient de bonheur.
Pourquoi n'étais-je pas à ses côtés, dansant et riant comme tous les autres ? Étais-je inapte au bonheur ? Un asocial, condamné à rester en marge de la fête ? Un sous-doué aussi ! mes travaux n’avançaient pas, et mon directeur de thèse m’avait convoqué le lendemain matin pour dix heures. En sortant, J’ai croisé mon gâteau de Nancy posé en équilibre instable sur le comptoir improvisé. Il était intact, planté entre les bouquets de fleurs et les bouteilles vides.
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