Éveil en enfer
Je suis en plein cauchemar. Une angoisse dont je ne comprends pas l'origine me tord les entrailles. Je me sens dépecé, les chairs à vif me soulèvent des haut-le-cœur. Vais-je vomir ? J'ai l'impression de hurler, mais je ne perçois pas ma voix. Aucun son ne sort de ma bouche. À part mes acouphènes qui sifflent un La discordant, je réalise soudain que je ne capte aucun son. Ma respiration et les battements de mon cœur sont inaudibles. Seul le silence fait écho à mes appels à l’aide. Mon malaise atteint les limites du supportable. Je cherche désespérément à gonfler mes poumons : j'étouffe. Suis-je en train de me noyer ? J'ouvre les yeux, je les écarquille. Mais ce ne sont que deux sondes inutiles scrutant le néant. Je suis plongé dans une nuit d'un noir absolu, dans un vide effrayant qui ne saurait exister qu'au-delà des confins de l'univers visible. Je me débats comme un forcené. Pourtant, je n'arrive pas à esquisser le moindre mouvement. Mes tentatives pour ramener ma main vers mon visage sont des échecs cuisants. J'essaie d'écarter mes doigts ou mes orteils sans aucun retour proprioceptif. Que m'est-il arrivé ? Suis-je plongé dans un coma profond ? Est-ce cela, la mort ? Un huis clos solitaire dans un néant atemporel ?
— UCS-1137 ? UCS-1137 ? M'entendez-vous ? Je suis Angela, votre assistante de transition. Tout va bien, calmez-vous. Tout s'est très bien passé. Vous êtes en phase de réveil.
La voix féminine et les mots apaisants me font l'effet d'une bombe. Je ne suis pas seul, on m'a entendu, on me vient en aide. Le répit est cependant de courte durée. Mon angoisse persiste, un doute surgit, insidieux : la voix semble venir de nulle part, comme si elle prenait naissance dans ma tête. Est-elle le fruit de mon imagination ? Mon cerveau construirait-il une réalité alternative pour me préserver de la folie ?
— N'essayez pas de verbaliser. Pensez simplement à ce que vous souhaitez exprimer, et laissez vos pensées émerger naturellement, murmura Angela.
Le ton doucereux de la voix ressemble à celui que les infirmières réservent souvent aux très jeunes patients... ou aux vieillards ?
Angela se met à rire, d'un rire joyeux.
— Vous n'êtes pas un vieillard, UCS-1137. Ici, la vieillesse ne signifie plus grand-chose. Il s'agit bel et bien d'une renaissance. Bienvenue à HDLand, UCS-1137. Il vous faudra un peu de temps pour retrouver la mémoire. Mais ne vous inquiétez pas, soyez patient, tout va rentrer dans l'ordre, je vous l'assure. Le plus important pour l'instant est de vous détendre. Bien se relaxer est la clé pour finaliser votre réification dans les meilleures conditions. Je vais vous passer un peu de musique pour vous aider ; qu'aimeriez-vous écouter ?
La Pastorale m'est venue à l'esprit. Pourquoi Beethoven, pourquoi la VIe symphonie ? Sans doute un besoin reptilien de me raccrocher aux branches d'un arbre. Quoi qu'il en soit, les premières mesures de cet hymne à la nature m'ont réchauffé le cœur. J'ai envie de pleurer, mais mes yeux restent aussi secs que les poussières du lac Owens.
Que s'est-il passé ? Que signifient ces histoires de transition et de réification ? Et quel est ce lieu, HDLand ? Un voile épais recouvre mes souvenirs. Non, ce n'est pas tout à fait exact. Ma mémoire n'est pas altérée de manière uniforme. Seuls quelques éléments clés de mon passé semblent gelés quelque part dans mon subconscient. Je sais qu'ils existent, je sens leur présence, là, au milieu de la glace qui les emprisonnent. Je me souviens parfaitement par exemple des compositeurs classiques : je pourrais chantonner du Mendelssohn, du Verdi ou même du Dvořák. En revanche, il m'est impossible de me rappeler mon prénom, mon adresse, mon numéro de sécurité sociale ou de carte bancaire. Cet identifiant « UCS-1137 » utilisé par mon assistante Angela ne réveille aucun souvenir en moi. Tout ce qui a trait à mon identité a été effacé de ma mémoire. Comment peut-on perdre de manière si ciblée des fragments de sa mémoire ? Un traumatisme physiologique l'aurait affectée d'une manière beaucoup moins sélective. Je ne sais même plus à quoi je ressemble. Si j'avais la possibilité de voir mon visage dans un miroir, serais-je capable de me reconnaître ?
Les envolées lyriques beethovéniennes m'apaisent. Les cordes vibrent directement dans mes synapses et dans mon âme. Elles me bercent doucement comme une houle légère. Soulevé par des vents venus de l'ouest lointain, le swell vient tranquillement mourir sur ma grève déserte. J'entends les timbales rouler faiblement, tels de multiples galets polis par les éléments qui ruissellent sur l'estran. Le sable, la mer, ses odeurs de goémon, les cris stridents des goélands, remontent à la surface.
La possibilité d'une côte sauvage ? Oui, c'est bien cela. Je réside au bord d'un océan. Sa surface irisée par les rayons du soleil ondule sous l'effet de la houle. Je l'aperçois de ma fenêtre, ou plutôt de mes grandes baies vitrées. Mon salon est immense, il surplombe la baie. En contrebas, j'entrevois une piscine à débordement dont les eaux turquoise se confondent avec celles du Pacifique. Mais qui suis-je, bon sang !
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