Courbures et pesanteur

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Un après-midi, au cœur de l’été, je traversais à pied le campus de UCLA pour rejoindre la station John Glenn de l'hyperloop pacific coast line. Je venais d’assister à un séminaire sur les nanotubes et leurs usages en bio-ingénierie. Ma tête était farcie d'équations et d'analyses en tout genre. Je n'avais qu'une hâte, retrouver mon studio perché sur les hauteurs de Thousand Oaks. Mes pensées divaguaient autour d’une idée partagée avec l’un des orateurs. Outre les applications portant sur le transport de médicament, pouvait-on envisager l'utilisation de ces nano-structures dans un contexte d’imagerie médicale, pour caractériser le fonctionnement de certains tissus, en particulier les tissus neuronaux ? En ralentissant pour éviter un drifter fonçant à vive allure dans ma direction, quelque chose m’a soudainement tiré de ma rêverie. C'était ténu, comme un murmure qui réclamait mon attention. Les palmiers, agités par une brise presque imperceptible, balançaient leurs feuilles fines dans un air âcre et étouffant, chargé de poussière et de l’odeur âcre de l’asphalte brûlant. Mes pas, hésitants, m’ont conduit à longer l’école de droit, puis celle des arts, à travers le jardin Franklin Murphy. Mes sens, à nouveau aiguisés, captaient les moindres détails : les échos amortis de mes pas, le froissement des feuilles, le souffle chaud du vent qui semblait palper ma peau. Des cumulo-nimbus s'amoncelaient au-dessus de moi, et les premiers grondements sourds du tonnerre amplifiaient une tension invisible. Je la ressentais chaque fois que je marchais seul dans cette immense ville en sursit. C’est à ce moment-là que je l'ai apperçue. Elle portait un chapeau de paille à large bord et me tournait le dos. Elle contemplait une sculpture massive, sa main délicate posée sur la surface ocre et rugueuse de l’œuvre, comme si elle cherchait à ressentir les vibrations du métal. Le contraste que formait cette silhouette élancée dans sa robe fleurie et la masse de tôle couverte de rouille était troublante. Elle s’est retournée au son de mes pas, et nous nous sommes reconnus.

--- Une représentation de la belle et la bête ? Très réussie, ai-je improvisé en cherchant des yeux le titre de la sculpture, sans le trouver.

Sam a ri.

--- Marc ! Je te présente T.E.U.C.L.A.1, une œuvre de Richard Serra. Qu’est-ce qui t’emmène sur le campus de UCLA. Je te croyais à Caltech.

--- Oh, je suis juste de passage, un séminaire de recherche sur les nanoparticules. J’ai rencontré un type très intéressant qui pourrait débloquer mes foutus travaux de thèse, je croise les doigts. Et toi ? En pleine recherche aussi ?

Je désignais du menton un recueil de croquis ouvert sur le banc à proximité.

--- Recherche et méditation. Que vois-tu Marc lorsque tu regardes cette sculpture ?

--- Hmm… comme ça ? à froid ?

--- Oui. Laisse libre cours à tes premières impressions. Que ressens-tu ?

Je me suis concentré sur la sculpture de Serra comme si je passais un examen d’entrée en PhD. Mon cœur battait la chamade.

--- En premier lieu, je dirais... une structure d’acier, massive, froide et dure. De la matière à l’état brut. Et puis sa forme en cône elliptique tordu. Cela va te paraître bizarre, mais j'imagine l'effort, l'énergie qu'il a fallu imposer à ces tôles pour leur imposer cette forme... Au risque de passer pour un geek irrécupérable, cela m'évoque la dualité entre matière et énergie.

--- Pas mal ! En effet, la courbure est à la fois régulière et imparfaite. C'est une approximation de la forme mathématique pure. L'artiste l'a altérée pour la rendre moins parfaite, plus réelle. Assurément plus signifiante et vivante. L'oxydation de l'acier, qui lui donne cette couleur brun rouille, est également une figure du temps qui passe et qui altère. Donc du vieillissement. Matière, énergie, temps. Les principaux ingrédients de notre univers. Peut-être que Serra était geek lui aussi.

J'observais Sam. Ses mouvements accompagnaient ses explications en épousant la forme elliptique. L'oxyde de fer qui rougissait ses paumes et l'extrémité de ses doigts renforçait l'impression de symbiose entre la jeune femme et la sculpture. Et ce contraste entre la fragilité de sa main et la dureté de la structure massive me troublait.

--- L'art et la science ne sont que les deux faces d'une même pièce, poursuivit-elle. N'es-tu pas d'accord ?

--- Ouch... J'atteins mes limites. Je dirais qu'art et science cherchent tous deux à rendre compte de la nature, mais avec des orientations différentes... Je crois que je vois ce que tu veux dire. La face rationnelle d'un côté et le dépassement de cette rationalité pour former une face émotionnelle ou mystique de l'autre ? En tout cas, depuis Leonard de Vinci, les arts et les sciences se marient très bien. Même la NASA soutient un programme art et science depuis de nombreuses années, mais je ne connais pas son contenu. Le monde de l’architecture doit foisonner d’exemples, non ?

--- Oui, en effet. Et c’est pour cela que les sciences m’attirent, même si moi aussi, j’atteins vite mes limites lorsque surgissent les équations... Tu connais la maison sur la cascade ?

--- Non, ça ne me dit rien.

Sam a sorti une tablette de sa sacoche et m’a montré cette maison improbable, en symbiose avec la nature.

--- Il s’agit d’une maison construite sur la côte Est, au sud de l’état de New-York. L’architecte, Franck Wright, est un représentant du courant dit organique. Il a suivi l’école rationaliste de Sullivan qui s’est développé aux États-Unis vers la fin de 19e siècle.

J’ai écouté Sam disserter avec passion autour de cette construction étrange construite en porte-à-faux. Elle prenait appuis sur une corniche rocheuse d’où jaillissait une chute d’eau. Et j’ai compris que son cœur se situait précisément là : au point de rencontre entre les éléments naturels, les matériaux, les sciences et les techniques et bien sûr les arts.

--- L’architecture californienne a toujours cherché à effacer la frontière entre intérieur et extérieur, disait Sam. Ce n’est pas juste des murs et des toits : c’est une conversation avec le vent, avec le soleil, avec l’humidité marine qui se glisse dans les rues après minuit. Et puis… il y a quelque chose de fondamentalement provocateur à construire des bâtiments sur des failles sismiques. C’est la déclinaison architecturale de l’audace californienne que nous évoquions l’autre soir : continuer à croire qu’on peut réinventer et à rebâtir le monde même quand il tremble sous nos pieds et menace de nous engloutir.

Le ciel s'était assombri pour laisser cours à la colère divine. Des trombes d'eau se sont abattues sur notre monde dans un roulement de tambour trépidant qui résonnait jusque dans nos os. Les rares témoins encore sur les lieux ont fui pour trouver refuge dans les bâtiments alentour ou dans leur véhicule. Nous étions soudain les deux derniers représentants de l'humanité, refusant de nous éloigner de notre métaphore de l'univers. Sous les éclairs qui zébraient le ciel et la pluie chaude qui détrempait la terre et les hommes, la sculpture en acier Corten de Richard Serra resplendissait. Sa couleur de terre de Sienne brûlée et veloutée s'était transformée en une teinte chocolat noir brillant, un éclat presque surnaturel.

1 The Torqued Ellipse UCLA (T.E.U.C.L.A. ).

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