Chapitre 10 - Le Gratin Dauphinois selon Charles

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 — On mange quand ? demanda tout à coup Hector. J'ai faim.

 — Si tu veux, proposa Charles, je peux faire à manger. Mon gratin dauphinois, il est exceptionnel !

 — D'accord. Mais papa et maman devaient ramener à manger…

 — Bah ! fit Tatiana en s'étalant sur le canapé. Ça ne peut pas faire de mal. On pourra leur en garder un peu pour quand ils reviendront.

 — Qu'est-ce qu'il se passe ? interrogea Mathilde en revenant, ayant couché Héléna. Tatiana, enlevez vos chaussures avant de mettre vos pieds sur le canapé. Et passez-moi la gauche, que je la rafistole. Et c'est quoi, cette histoire de gratin ?

 — Je proposais de vous en faire un pour le repas, le petit a l'estomac dans les talons, expliqua  Charles.

 — Attendez… Le prenez pas mal, Charles, mais il me semble que si vous arrivez à cuisiner, c'est que votre doigt va mieux. Du coup, vous pouvez envisager de vous débrouiller tout seul chez vous… Non ? Et par conséquent, vous pourriez peut-être rentrer chez vous…

 — Mais j'en veux, moi, du gratin ! brailla Hector.

 — Et puis, jeune fille ! renchérit Tatiana. Depuis quand on jette les gens hors de chez soi sans les nourrir ? Autant flanquer une bande de crève-la-faim à la rue, dites ! Pour un peu, je dirais que vous êtes sans coeur !

 — En plus, continua le professeur, vexé, c'est la première fois qu'on ne veut pas de mon gratin dauphinois.

 — C'est bon, calmez-vous, vous pouvez rester, alors… Mais figurez-vous, Charles, que ce n'est pas pour rien que les parents sont partis faire des courses. Le frigo est vide.

 — T'en fais pas, Mathilde ! Il me reste des pommes de terre, du fromage et peut-être même des oignons ! Je vais les chercher.

 — OK. Et tant que vous y êtes, vous pourriez peut-être ramener Holly chez vous… Si les parents rentrent et la voient, ce serait…

 — Mais qu’est-ce que tu as contre ma chatte ? Et pourquoi je la laisserais toute seule ? Elle va s'ennuyer ! Et puis, elle adore quand il y a du monde. Sans compter que…

 — Ho, zut ! Faites comme vous voulez ! Et vous, passez-moi votre chaussure, Tatiana.

 Charles partit chez lui chercher de quoi faire son fameux gratin dauphinois. Mathilde s'assit à table pour s'occuper de la botte, et sa propriétaire ainsi qu'Hector allumèrent la télé pour regarder Les Aventures de Tintin. Le professeur particulier ne tarda pas à revenir, les bras chargés d'ingrédients. Il s'enferma dans la cuisine, pour la plus grande inquiétude de Mathilde qui craignait, à juste titre, qu'il ne déclenche une nouvelle catastrophe.

 Elle acheva de réparer la botte et le rejoignit dans la cuisine. Il épluchait des pommes de terre à l'aide d'un gigantesque couteau de boucher.

 — Heu, Charles… Évitez de vous couper un doigt… Vous avez peut-être besoin d'aide ?

 — Non, t'en fais pas, je gère.

 — Mais… Vous êtes fou ! N’épluchez pas ces patates avec un hachoir !

 — C'est le seul que j'ai trouvé…

 — Pourquoi vous ne m’aviez pas demandé ?

 — T'étais en train de regarder la télé, et tu réparais la botte de madame Lamatora, j'allais pas t'embêter…

 — Peut-être, mais entre vous aider à dégoter un économe, et appeler les pompiers parce que vous vous êtes embroché avec un couteau de boucher, je crois que vous imaginez très bien ce que je préfère.

 — C'est bon… Je suis quand même capable d'éplucher des patates sans me couper moi-même…

 — Ah, bon… Mais je serais quand même plus rassurée si je vous aidais à faire votre gratin…

 — Coucou mes choux ! cria soudain Tatiana, passant la tête par l’encadrure de la porte. C'est moi ! Vous faites quoi ?

 — On épluchait des patates…

 — Avec un couteau de boucher ? Je croyais que c'était plus efficace avec un économe.

 — Ben tiens, on en apprend tous les jours, bougonna Charles.

 — Si vous n'en avez pas, je peux aller vous en chercher un chez moi. Une fois, j'ai même vu, dans une émission à la télé, que des gens épluchaient leurs pommes de terre dans un seau d'eau avec une brosse à toilette reliée à une perceuse. C'est bête, le nom de l'émission m'échappe… Sinon, je vous l'aurais bien montrée.

 — Avec une brosse à chiotte ? Sérieux ? C’est quoi, votre émission ?

 — Les types devaient préparer un repas sans ustensile de cuisine. En plus, après, les patates étaient super bien épluchées. Elles étaient toutes lisses, comme si on leur avait simplement retiré la peau sans les écorcher avec des couteaux, ni rien.

 — Merci beaucoup pour la suggestion et l'anecdote, l’arrêta Mathilde. Bien que les résultats semblent extraordinaire, je crois qu'on va s'en tenir à la méthode traditionnelle. Et si vous alliez vous occuper de Totor ? Comme ça, le chef cuisinier – elle fit un geste vers Charles,  qui était rouge brique – va pouvoir travailler en toute tranquillité.

 — Bien sûr, mes poulets !

 Elle fit un petit geste de la main vers le professeur de latin-grec, qui serrait une pomme de terre si fort qu’elle n’allait pas tarder à se transformer en purée. Celui-ci fit un sourire crispé à madame Lamatora, que Mathilde poussa dehors avant de claquer la porte. Charles se pencha alors vers sa jeune assistante :

 — Mathilde ! C'est horrible, j'ai l'impression que la monstresse a le béguin pour moi !

 — Ah ?

 — Attends… T'étais au courant ? 

 — Ouais. Elle me l'a presque dit tout à l'heure, quand elle a éclaté son talon.

 L’instituteur, tétanisé, arracha ses lunettes de son nez et s’épongea le front, gémissant :

 — Je suis mort ! Je n'ai plus qu'à déménager, à changer d'immeuble, à me trouver un nouveau studio… et peut-être même une nouvelle identité !

 — Mais non… Bon, en attendant, je commence sérieusement à me demander si la technique de Tatiana est plus rapide que l’économe… On en a pour au moins un quart d'heure, avec toutes ces patates !

 Lorsqu'ils eurent enfin fini la corvée, Charles sortit les fromages. Mathilde se boucha aussitôt le nez :

 — La vache, ils sentent fort ! Ils datent de quand ? Vous croyez qu'ils sont encore bon ?

 — Mais oui ! Et puis l'odeur est normale, c'est comme ça avec tous les fromages ! Bon, aide-moi à les sortir tous et à les couper en petits morceaux.

 — Mais… C'est normal qu'il y ait autant de bouts de fromage différents ? Je pensais qu'il fallait mettre une variété à la fois dans un gratin…

 — Peut-être, mais là, au moins, c'est économique !

 — Mais comment ça, c'est économique ?

 — Je finis tous mes petits bouts de fromage dans le gratin dauphinois ! Bah, tu crois quoi ? J'ai quand même un salaire de prof particulier ! Et les culture grecque et latine ont beau être passionnantes, les gens ne se pressent pas à ma porte… Enfin, façon de parler puisque c'est moi qui vais chez eux…

 — Certes, certes. Mais vous avez déjà fait du gratin dauphinois avec autant de fromages différents ?

 — Mais oui, t'en fais pas. Tout le monde en raffolait. On s'en léchait les doigts !

 — Si vous le dites… Et vous êtes sûr qu'on met du Saint-Brieux là-dedans ? Parce que, vu l'odeur, je crois que c'en est un qui…

 Mathilde, une croûte de fromage particulièrement odorante dans les mains, eut l’habileté de laisser sa phrase en suspens. Charles lui prit son morceau, le renifla, fit une grimace et le jeta à la poubelle.

 — C'est rien ! Juste un bout que j'avais oublié…

 Quelques minutes plus tard, après avoir placé l’odorant plat de pommes de terre et de fromages divers et variés dans le four, ils rejoignirent Hector et Tatiana, en plein dans Les Aventures de Tintin.

 — C'est prêt ?

 — Non, pas encore, répondit le professeur avec entrain. On vient juste d’enfourner. Et je sens que ça va être un succès !

 — Heu, ouais, temporisa Mathilde, guère convaincue. Je vais mettre la table. Qui m'aide ?

 Charles se dévoua, allant chercher des couverts. Il fut suivi de près par Tatiana qui prenait des assiettes. Mais dès qu'elle passa le seuil de la cuisine, elle se figea en grimaçant.

 — C'est quoi, cette odeur, Chacharles ?

 — Oh, c'est rien. C'est le fromage qui cuit.

 Ils mirent la table, puis sortirent le plat du four. L'odeur du gratin dauphinois semblait s'être accentuée durant la cuisson. Maintenant, les effluves qui s'en échappaient étaient juste insoutenables. Les émanations évoquaient un renversant mélange de fromages forts et avariés, ainsi que de charbon et de brûlé.

 Charles déposa le gratin sur la table, sur une planche. Puis lui et ses compagnons se penchèrent prudemment dessus.

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