Chapitre 1 – Le Murmure et la Fissure
Le silence avait un goût. Un goût métallique, froid, insistant. Comme si l’air lui-même se dissolvait en cendres avant d’atteindre les lèvres.
Ils étaient alignés par centaines, debout dans la poussière, les visages couverts de masques gris, les mains croisées contre leur ventre, les yeux rivés au sol. Aucun mot. Aucun souffle. Le moindre son non autorisé pouvait déclencher une vague de douleur. Et personne n’aimait hurler en public. Hurler, c’était attirer l’attention. Et attirer l’attention, c’était mourir un peu.
Au sommet des escaliers d’ardoise, les Sentinelles fouillaient les corps. Leur uniforme était d’un gris plus sombre que celui du reste de la population, presque noir. Les gants qu’ils portaient n’étaient pas faits pour protéger, mais pour frapper. Une femme, trop lente à retirer ses chaussures, reçut un coup derrière la nuque. Elle s’effondra sans un cri. On l’emporta sans un mot.
Il ne fallait pas pleurer. Pas trembler. Pas trop penser.
Le garçon au cœur de la file observait tout cela sans bouger. Il était jeune, pas plus de dix-sept ans peut-être, grand et silencieux, le dos droit, le regard baissé comme on le lui avait appris. Son masque était légèrement trop grand pour lui. Cela lui couvrait presque les yeux. Parfait. Moins on voyait ses yeux, mieux c’était.
Parce que ses yeux… n’étaient pas gris.
Ses yeux étaient d’un bleu si pur qu’ils semblaient voler quelque chose à l’obscurité. Une couleur interdite, effrayante, presque douloureuse à regarder. Il ne savait pas pourquoi il était né ainsi. Il savait juste qu’il ne devait jamais les montrer. Jamais.
> Ne regarde personne. Ne dis rien. Ne ressens rien. Sois vide. Sois comme eux.
C’était ce que la vieille Adra lui avait appris, la seule à l’avoir élevé depuis l’enfance. Elle l’appelait Enfant de brèche, fissure dans le silence. Et parfois, dans les recoins de son regard ridé, il avait cru voir de l’espoir. Ou peut-être de la peur.
La file avançait d’un pas. Il en fit autant, réglé, mesuré. Il ne se distinguait pas des autres. Vêtu de toile terne, chaussé de bottes lisses, masqué comme les lois l’exigeaient. Rien sur lui ne trahissait la moindre beauté. Pas même sa voix.
Car il ne parlait jamais. Depuis toujours.
Mais il écoutait. Les sons faibles, les souffles courts, les non-dits étouffés par le système. Il entendait ce que les autres faisaient taire.
Et parfois… parfois, il ressentait autre chose.
Un frisson le parcourut. Il se savait observé. Une Sentinelle, haute et anguleuse, se tenait à quelques pas, ses yeux furetant les files. Elle portait le Sceau du Silence sur la nuque, une marque brûlée dans la chair : trois traits verticaux barrés d’une ligne horizontale. L’emblème du régime. L’emblème de la douleur.
Le garçon baissa encore davantage la tête. Si elle voyait ses yeux…
— Toi, là. Avance.
C’était sa voix. L’ombre s’étira devant lui. La Sentinelle l’avait désigné. Il sentit tous les regards s’éclipser, tous les corps se crisper.
> Ne tremble pas.
Il s’avança.
> Ne parle pas.
Il leva les mains lentement pour montrer qu’il ne portait rien d’interdit.
La Sentinelle approcha, observa ses doigts, ses ongles, souleva le tissu de sa manche. Rien. Puis elle leva la main vers son masque.
— Montre-moi ton visage.
Son cœur bondit. Mais il obéit. Il savait comment faire. Il leva les mains, tira légèrement le masque vers le haut, juste assez pour dévoiler le bas de son visage.
Les lèvres. La mâchoire. Rien d’inhabituel.
Mais la Sentinelle fronça les sourcils.
— Plus haut.
Il hésita. Juste un instant. Puis, dans un geste fluide, il écarta le masque d’un centimètre de plus. Assez pour frôler la lisière de ses iris.
Le regard de la Sentinelle croisa le sien.
Et elle recula.
Très légèrement. Presque imperceptiblement. Mais il le vit.
Ses yeux avaient brillé, juste un instant. Ce bleu incandescent. Cette lumière vivante que personne d’autre ne portait.
Elle ouvrit la bouche. Il sentit la tension dans ses muscles, la préparation à l’alarme. Un cri, un ordre, une condamnation.
Mais il fit un pas.
Pas en arrière. En avant.
Et dans un souffle, à peine audible, à peine humain, il murmura :
— Ne fais pas ça.
La voix était douce. Inoffensive. Chaude comme l’eau sous la pluie.
Et soudain, la Sentinelle s’arrêta.
Son bras retomba. Son regard se perdit. Quelque chose venait de se briser, silencieusement, en elle.
Le garçon rabattit son masque. Fit un pas de côté. Et reprit sa place dans la file.
Personne ne dit rien.
La Sentinelle resta figée un long moment, puis tourna les talons, l’air hagard. Elle ne donna aucun signal. Elle ne l’arrêta pas.
Il venait, sans le savoir vraiment, de commettre sa première fracture dans l’ordre établi.
Et personne autour de lui ne savait que ce garçon sans nom, aux yeux cachés, venait d’éveiller quelque chose de très ancien.
Quelque chose qu’on croyait disparu.
Quelque chose qu’on appelait autrefois : l’âme.
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