Chapitre 2 – Là où le monde ne regarde pas
Il marcha longtemps, sans se retourner.
Les rues s’étiraient comme des cicatrices droites, sans courbes, sans décor. Chaque façade semblait faite de la même matière — une pierre blanchie, sans relief, sans nuance. On l’appelait la Pâle, une roche traitée pour refléter le moins de lumière possible. Il n’y avait pas d’enseignes. Pas de fenêtres. Seulement des portes fermées et des ombres timides.
Le garçon avançait d’un pas régulier, les bras le long du corps, le regard rivé au trottoir. Il avait appris à marcher comme les autres, à respirer comme les autres, à se rendre invisible par habitude.
Mais sous son masque, son cœur battait plus vite.
La Sentinelle aurait pu l’arrêter. Elle aurait dû. Elle l’avait regardé dans les yeux. Elle avait vu. Et pourtant, elle était restée là, muette. Comme figée.
> Ne fais pas ça.
Il avait parlé. Pour la première fois en trois ans. Et elle n’avait pas crié. Elle n’avait pas souffert.
Au contraire. Elle s’était calmée.
Pourquoi ?
Il poussa la question loin de lui. Il ne voulait pas y penser ici, dans les rues pleines de murs aux oreilles invisibles. Penser, c’était risqué. Ressentir, encore plus.
Il franchit un pont de métal, glissa sous une arche basse, puis s’enfonça dans une ruelle oubliée, invisible pour ceux qui n’avaient pas appris à la voir. Là, le sol était irrégulier, les murs écaillés, et l’odeur de l’humidité remplaçait celle de la cendre réglementaire. Un quartier périphérique, où les Sentinelles ne passaient pas tous les jours.
Enfin, il s’arrêta devant une porte de bois rongé, presque dissimulée derrière un amas de caisses vides.
Il frappa deux fois. Puis une. Puis deux à nouveau.
Un loquet grinça. La porte s’ouvrit lentement, laissant apparaître une silhouette voûtée, enveloppée d’un châle en laine terne.
— T’es en retard, souffla la voix rocailleuse.
Il entra sans répondre.
La vieille Adra referma aussitôt la porte derrière lui.
L’intérieur sentait la poussière chaude, les plantes sèches et le vieux cuir. Le sol était couvert de tapis élimés, les murs tapissés de livres interdits, cachés derrière des rideaux gris. Des chandelles brûlaient dans des lanternes closes. Rien ici n’était vraiment légal. Mais rien n’était dangereux. Pas pour lui.
Il retira son masque. Et pour la première fois depuis l’aube, il respira vraiment.
Adra le fixa un instant. Son regard ridé détailla chaque trait de son visage. Elle ne disait jamais « tu es beau ». Ce mot-là était proscrit même ici. Mais dans sa façon de le regarder, il y avait autre chose. Un silence plus doux.
— Tu l’as encore utilisé ? demanda-t-elle après un moment.
Il baissa les yeux.
— Elle allait crier, murmura-t-il. Elle m’a vu.
Adra serra les dents.
— Tu dois te taire, toujours. Même si c’est pour te protéger. Surtout pour ça. Chaque fois que tu parles, c’est comme si tu allumais un feu dans une forêt sèche. Tu ne sais pas ce que tu réveilles.
Il hocha la tête. Il savait. Mais il ne pouvait pas toujours attendre de brûler.
Il s’assit sur le tapis près du poêle, et ferma les yeux. Le silence ici n'était pas le même que dehors. Ce n’était pas un silence imposé. C’était un silence doux, creux, qui permettait de penser sans risquer de souffrir.
Il retira lentement ses gants. Ses doigts étaient fins, nerveux, tachés d’encre. Adra lui faisait recopier les vieux livres, ceux qu’on ne trouvait plus nulle part. Les récits d’un monde d’avant : les chants, les poèmes, les couleurs.
— Aujourd’hui, tu recopies Le Chant des Pleurs, dit-elle. Tu en es au quatrième passage.
Il se leva sans un mot, prit le cahier de feuilles recyclées, et s’installa sur la table basse. Une plume usée, un encrier d’encre cendrée. Chaque mot copié était une trahison. Mais aussi une résistance.
> "Les larmes sont des flammes que l’on cache sous la peau.
Qui pleure en secret apprend à respirer sous les cendres."
Il copia lentement. Chaque lettre. Chaque accent. Il aimait ces mots-là, même s’il ne les comprenait pas tous. Respirer sous les cendres. C’était ce qu’il faisait. Chaque jour.
— Ils te trouveront, un jour, dit Adra.
Il s’arrêta d’écrire.
— Et quand ils viendront, reprit-elle, tu ne devras pas fuir. Tu devras choisir.
Il releva la tête.
— Choisir quoi ?
Elle haussa les épaules.
— Entre brûler… ou rallumer la lumière.
Elle s’éloigna vers l’arrière de la pièce, le laissant seul avec ses mots.
Il reprit sa plume.
Dehors, le monde restait gris. Mais ici, dans les marges d’un vieux cahier, entre des lignes tremblées, quelque chose d’autre naissait.
Quelque chose de fragile.
Quelque chose d’interdit.
Quelque chose qui, peut-être, portait un nom.
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