Chapitre 3 – L’éclat sous le pas

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Le matin s’étira dans un silence gris.

Le garçon se leva avant l’aube, comme toujours. Dans la pièce encore sombre, il remit ses gants, son masque, ses bottes. Aucun miroir ne décorait les murs : ce monde n’aimait pas les reflets. Il n’y avait rien à voir, disait-on. Rien qui vaille d’être regardé.

Adra dormait encore dans l’alcôve du fond, roulée dans ses couvertures rugueuses. Il la laissa là, comme un secret, et quitta le refuge sans bruit. Une nouvelle journée l’attendait.

Il devait se rendre au Centre de tri 9, dans le secteur des documents obsolètes. C’était là qu’il travaillait, depuis bientôt deux ans, à classer les archives mortes — celles qu’on ne lirait plus jamais, mais qu’on n’osait pas encore brûler. Un entrepôt de papiers muets, de lettres sans destinataires, de récits interdits mais non effacés. Il s’y sentait presque en paix.

Il marchait vite. L’air avait cette odeur de béton froid et de rouille stagnante. Les autres passants étaient aussi ternes que lui. Tous masqués, tous effacés. Les rares qui croisaient son chemin détournaient les yeux. Il faisait partie du décor. Et il s’y accrochait pour survivre.

Le Centre de tri se trouvait au bord d’une ancienne voie ferroviaire condamnée, dans un bâtiment sans vitres, aux murs rugueux. Il salua le portique de sécurité d’un hochement de tête mécanique. La Sentinelle de garde leva à peine les yeux.

Rien d’inhabituel.

Il entra.

Les couloirs étaient vides. Les piles de dossiers s’entassaient jusqu’au plafond, maintenues par des câbles rouillés. L’éclairage blafard clignotait parfois, mais personne ne s’en plaignait. Ici, tout était poussière et oubli.

Il s’installa à son poste : un bureau de métal, un lecteur optique, un destructeur à lentilles, et deux boutons — l’un pour archiver, l’autre pour effacer.

Les heures passèrent. Il scanna. Tria. Fit semblant de ne rien lire. C’était la règle.

Mais il lisait. Toujours.

Et parfois, entre deux rapports économiques ou avis de sanctions, il tombait sur des fragments de beauté. Des lettres d’adieu, des poèmes de fortune, des dessins d’enfant à moitié effacés. Il les mémorisait, en silence. Il ne gardait rien sur lui. Seulement en lui.

À la mi-journée, il ouvrit un dossier comme les autres. Papier jauni, en-tête officiel, signature oubliée. Mais à l’intérieur, glissé entre deux feuillets sans importance, se trouvait un petit morceau de tissu.

Il s’arrêta.

Ce n’était pas un tissu réglementaire. Il était fin, soyeux. Tissé à la main. Et surtout…

Coloré.

Il le regarda longtemps, sans oser respirer. C’était un carré de soie, à peine plus grand que sa paume. Le motif représentait une spirale. Rouge. Vif. Presque vivant. Une couleur qu’il n’avait jamais vue, qu’il n’avait connue que par les récits d’Adra.

Le rouge.

Son cœur accéléra.

Il referma précipitamment le dossier. Regard furtif autour de lui. Personne. Le hangar était vide. Le bourdonnement du destructeur couvrait tout.

Il rouvrit lentement le dossier. Toucha le tissu. Et soudain… il sentit quelque chose.

Un choc léger, au creux de la poitrine.

Comme un battement venu d’ailleurs.

> Tu te souviens de moi ?

Il sursauta. Ce n’était pas une voix réelle. C’était autre chose. Un murmure. Intérieur. Doux. Profond. Vivant.

Il recula sa main, comme brûlé.

> Regarde.


Ses doigts tremblaient. Il effleura à nouveau le tissu.

Et tout changea.

L’espace d’un souffle, les murs pâlirent, le silence sembla se fissurer, et un souvenir — qui n’était pas le sien — s’imposa à lui. Une foule, des chants, des vêtements éclatants, des sourires. Des regards pleins. Des mains tendues. Des mots qui soignaient.

Et puis… le feu. Le feu qui consume. Et la peur.

Le tissu tomba de ses mains.

Il haleta, son masque s’embua.

> Qu’est-ce que c’était ?


Il recula, choqué. Il n’avait jamais rien vécu de tel. Ce n’était pas un rêve. Pas une invention. C’était un fragment de mémoire. Quelque chose que ce tissu avait gardé.

Un éclat d’âme.

Des pas résonnèrent derrière lui.

Il se redressa d’un coup, rangea le tissu dans la doublure intérieure de sa manche, referma le dossier, et le plaça sur la pile à détruire.

Une Sentinelle apparut à l’entrée du hangar.

— Contrôle aléatoire, annonça-t-elle sans émotion.

Il ne répondit pas. Elle s’approcha lentement.

— Retirez votre masque.

Son cœur explosa dans sa poitrine. Deux fois dans la même semaine.

Il obéit.

Ses yeux, ce jour-là, n’étaient pas seulement bleus. Ils vibraient encore du rouge qu’il avait vu.

La Sentinelle s’immobilisa. Le fixa. Longuement.

Un silence. Puis deux.

Elle ouvrit la bouche.

Mais cette fois, il ne parla pas.

Il regarda simplement. Et quelque chose passa entre eux. Une tension suspendue. Une note tenue au bord du vide.

Puis, sans un mot, elle recula. Rebaissa la tête.

Et partit.

Il resta là, seul, secoué.

Il venait de comprendre une chose terrible et magnifique : il n’était pas seulement une anomalie. Il était une clef. Et le monde — ce monde mort, gris, bâillonné — gardait encore des souvenirs de lumière.

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