I.

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Thélie huma l’air de la forêt de Brécheliant, où se mêlaient mille arômes suaves et résineux. Les sabots de son cheval, au bout de sa longe, ponctuaient son avancée dans ce vieil endroit peuplé d’arbres centenaires. Bien qu’elle fût protégée par l’ombre mordorée de grands hêtres, la chaleur pesait de tout son poids sur ses épaules ; les nombreux talismans d’étain, qu’elle portait en collier durant la saison estivale, offraient seuls un peu de fraîcheur à sa gorge. Elle n’osait songer comment elle supporterait la cotte draconique lors du Souffle Ardent.

Pour une fois que j’aimerais me jeter dans un lac…

Il n’y avait pourtant pas pire erreur : elle aurait sitôt fait la fâcheuse rencontre d’une créature très peu avenante. La forêt de Brécheliant en était remplie, bien qu’il y ait parmi ses fourrées nombres de petits êtres aussi inoffensifs que des rongeurs. Thélie fit d’ailleurs la rencontre d’un de leurs représentants, au détour d’un ruisseau : interpellée par des bruissements tout près d’elle, elle tourna juste à temps la tête pour découvrir une pomme léviter à quelques centimètres du sol. Oh, il n’y avait rien de magique là-dedans : sans doute n’était-ce qu’un simple mourioche, ces lutins invisibles et si pénibles à capturer. La pomme disparut bientôt, assurément bien lotie dans la bedaine de la fripouille. Savoir qu’autant d’autres créatures l’épiaient depuis les arbres avait de quoi attiser sa curiosité. Elle était comme une enfant, à scruter la moindre ombre de futaie, à tendre l’oreille aux murmures secrets des arbres. Brécheliant était l’une des dernières forêts primitives de l’Hexagone, havre de paix pour tout un peuple oublié. Aussi n’y avait-il rien de surprenant à ce que les druides y aient construit leur sanctuaire.

Ce n’était pas la première fois que la sentinelle venait ici : cela fait même plusieurs mois qu’elle fréquentait régulièrement ces sentiers. Ce fut donc avec aisance qu’elle progressa sur le chemin de l’Arbre d’Or, dont l’éclat mystique ne tarda pas à lui parvenir. Il trônait fièrement au milieu d’une clairière, entouré d’arbustes aussi noirs que de l’obsidienne. C’était ici que démarrait son voyage.

Thélie s’approcha et posa sa main sur l’écorce précieuse. Elle jeta un œil à son cheval.

— Tu n’as pas intérêt à te moquer de mon accent, siffla-t-elle.

Puis, faisant fi du renâclement de son compagnon, la Garache prononça en langue druidique :

Diskul da sekredoù, din-me hag a oar blaz ar re-se.

« Révèle tes secrets, à moi qui en connais la saveur. »

Aussitôt, la femme-louve perçut une cascade de rires cristallins, puis apparurent sur les branchages une ribambelle de farfadets. Tous la gratifièrent d’un grand sourire avant d’effectuer mille acrobaties pour rejoindre le sol. Thélie recula dès lors pour caresser l’encolure de son cheval, effrayé par l’apparition soudaine des petits êtres.

— Bonjour, vous tous, chuchota Thélie avec autant d’émerveillement que la première fois.

Ni une ni deux, les farfadets se bousculèrent pour exécuter une révérence devant la sentinelle, puis se faufilèrent parmi les fougères. La Garache se mit donc à suivre leur sillage, traînant derrière elle le froussard aux quatre fers.

— Je suis pressée, aujourd’hui. Ne me faites pas emprunter trop de détours.

De nouveaux rires éclatèrent dans le bois et deux petits êtres se démarquèrent du cortège pour sauter sur la selle du cheval. Ils attirèrent l’attention de Thélie d’un claquement de doigts, puis s’embrassèrent avec une fougue exagérée qui ficha sur les lèvres de la jeune femme une expression fort amusée.

— Arrêtez donc vos bêtises ! plaisanta-t-elle en les chassant d’un revers de main. Je ne viens pas que pour elle…

Les farfadets haussèrent frénétiquement les sourcils d’une manière qui, cette fois-ci, la rendit mal-à-l’aise. S’ils furent ravis de son embarras, ils ne poussèrent pas plus loin leur taquinerie : chacun tirant au bout d’une tige l’un de leur compagnon, de la même manière que Thélie tirait propre son cheval, ils avancèrent en file indienne parmi les chênes et les peupliers.

De curieux petits bonhommes, songea-t-elle avec gaieté.

Comme à chacune de ses visites, Thélie se perdit bien vite dans la forêt, remettant toute sa confiance entre les mains de son escorte miniature. Pas une seule fois elle n’était parvenue à reconnaître le chemin menant au sanctuaire, qui paraissait changer quotidiennement, se rallonger ou se raccourcir. Ce jour-là, elle soupçonna les farfadets de lui avoir joué un mauvais tour, car la route était désespérément longue.

J’aurais dû tenir ma langue, se morigéna-t-elle.

Une goutte de sueur coula le long de sa nuque avec la langueur d’une limace. Réprimant un frisson, Thélie s’épongea du mieux qu’elle le put et remonta ses manches jusqu’à ses coudes. La chaleur était insoutenable. Si elle avait été seule, nul doute que son chemisier aurait pris congé depuis un moment déjà, au seul profit de sa brassière. Mais outre les farfadets qui surveillaient le moindre de ses faits et gestes, pressés d’effectuer leur prochaine facétie, beaucoup d’autres yeux indiscrets l’empêchaient de prendre de telles aises. Et comme pour lui donner raison, elle ne tarda pas à faire son entrée.

— Je n’en crois pas mes yeux ! cria sa voix, robuste comme les roseaux de rivière. C’est encore toi, vieille peau ! Je reconnaîtrais tes tatouages entre mille, maudite Thala…

— Pardonne-moi de te couper, chère Vivienne, mais tu me prends pour une autre.

La sentinelle se retient de lui rappeler qu’elle faisait l’erreur à chaque fois.

— Qu’est-ce que… Nom d’une châtaigne ! C’est toi, ma douce et tendre Thélie !

La Garache ne se laissa pas attendrir par les belles paroles de la fée, tout comme les farfadets qui jetèrent à son encontre les plus gros cailloux qui leur étaient donné de soulever – c’est-à-dire, de la poussière de roche.

— Si j’avais été la Vouivre, tu aurais passé un sale quart d’heure, la prévint Thélie en esquivant l’une de ses étreintes.

Vivienne grommela quelque chose dans sa barbe, puis secoua ses cheveux noirs parsemés de mousse. De sa robe estivale émanait le parfum des lilas et des boutons d’or.

Si, d’ordinaire, les fées ne se mêlaient jamais aux hommes, Vivienne… Eh bien, Vivienne incarnait l’exception à la règle.

— Qu’elle essaie ! finit-elle par exploser. Jamais je ne lui cèderai Sémia-chou !

Qu’elle ne cesse d’utiliser ce sobriquet pour parler de Semias Dóel Udal, Grand Druide de Brécheliant, lui avait toujours arraché un rire plus ou moins timide. Heureusement pour le vieil homme, qui ne savait plus comment repousser les avances de la fée, le sanctuaire des druides était interdit d’accès aux êtres indésirés. D’aucun disait même que si Semias n’en sortait jamais, c’était pour échapper à la demoiselle…

Rassérénée, Vivienne s’aménagea un air fripon et se glissa contre le flanc de la sentinelle ; ses mains, dont la douceur égalait celle des pétales de rose, pianotèrent le long de ses avant-bras tatoués.

— C’est non, comprit aussitôt Thélie. Ne compte pas sur moi pour te faire entrer dans le sanctuaire en catimini.

— Oh, comme tu es vilaine ! pleurnicha la fée.

Dans ses yeux parut gronder le tonnerre, puis un grand soleil chassa les nuages.

— Et si je t’offrais de l’or ?

— Ça ne marche pas sur moi.

Moitié amusée moitié ennuyée, la femme-louve tenta de concentrer son attention sur les farfadets qui continuaient leur progression, un œil mauvais tourné vers l’esprit charmeur. Thélie suspecta que l’arrivée soudaine de Vivienne précipitât leur arrivée : bientôt, elle reconnut la forme effilée d’un des mégalithes du sanctuaire. Son soupir de soulagement ne passa pas inaperçu à la fée, qui se planta devant elle avec une mine radieuse.

— Allons, ma Thélie d’amour ! Il suffirait simplement que tu m’invites…

— Écoute, bafouilla l’intéressée, je parlerai de toi au Grand Druide…

— C’est vrai ? s’extasia Vivienne.

La sentinelle profita de sa diversion pour se rapprocher de l’enceinte. Mais la mine dévastée de la fée fit monter en elle le remord.

— Je me languis tant de Sémia-chou…

— Je lui demanderai de venir te voir, c’est promis, hasarda Thélie.

— Oh, ce grand nigaud ne daignera pas t’écouter, je le sais…

Son souffle fit plier les arbres ; alors qu’elle s’asseyait tristement sur une souche, les farfadets firent des signes de main à Thélie avant de disparaître – ils avaient rempli leur mission.

— Si je ne puis pénétrer le sanctuaire, peux-tu au moins lui transmettre quelques mots ?

Par folie, peut-être, la femme-louve se retrouva à hocher la tête.

— Dis-lui d’abord qu’il est très vilain, à me faire patienter de la sorte ! s’énerva-t-elle. Ce n’est pas ainsi qu’on traite une dame…

— Je ne manquerai pas de lui rappeler quel malotru il fait, affirma Thélie.

— Oh, ma douce, je sais que je peux compter sur toi. Ah… Dis-lui aussi que quelque chose ne tourne pas rond, dans la forêt.

Voilà qui sut rendre tout son sérieux à la sentinelle. L’air grave, elle demanda à la fée :

— Que veux-tu dire par là, Vivienne ?

— Je ne suis pas la seule à ressentir une étrange énergie à Brécheliant, depuis qu’ils y ont ramené cet enfant.

— Petit-Gigot ? craignit Thélie.

— Peu importe son nom. Il plane dans les futaies quelque chose d’instable, d’à la fois vivace et mortifère. Je ne sais pas à quoi jouent les druides, mais c’est très dangereux !

Vivienne bondit de sa souche et croisa les bras. Puis, après quelques secondes, elle tourna vers sa camarade des yeux attendris.

— Tu ne veux toujours pas me faire entrer, n’est-ce pas ?

— Navrée, chère amie.

Thélie franchit la ligne des mégalithes. L’atmosphère lui parut tout de suite plus légère – et la température moins élevée, à son plus grand bonheur. Vivienne grommela de nouveau son mécontentement, lui tira la langue et disparut aussi brusquement qu’elle était arrivée.

De nouveau seule dans la forêt, la sentinelle se tourna vers le sanctuaire et laissa les odeurs infuser son esprit. Au loin lui parvenait des touches de lavandes, légères, graciles et enivrantes.

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