II.

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Il ne lui fallut pas longtemps pour les retrouver. Naviguant de druides en druides, elle s’arrêta bientôt contre un arbre, à la lisière d’une petite clairière. Comme on le lui avait indiqué, Emmeryn y dispensait quelque leçon à Petit-Gigot. Revoir l’ovate fit palpiter quelque chose dans son ventre : l’été lui allait à ravir. Pour offrir à sa nuque un peu de fraîcheur, elle avait relevé ses cheveux blonds en une savante coiffure – quant à sa robe, légèrement fendue sur le côté… Elle gratifiait la sentinelle de fabuleuses images lorsque la brise s’y engouffrait.

Ravissante, comme toujours. Et… oh, bon sang, ce qu’il a grandi…

Le panthore sautillait à ses côtés, toujours le même sourire plaqué sur les lèvres. Sa mise soignée, constituée d’une tunique de druide, de braies et d’un ceinturon de bonne facture, lui donnait les allures d’un grand garçon. Deux saisons seulement s’étaient écoulées, et ses cornes avaient remarquablement poussé : elles dépassaient franchement de ses boucles brunes, révélant à tous leur dentelle dorée.

— Cesse tes âneries et concentre-toi, le sermonna gentiment Emmeryn. Ce sera ton dernier exercice de la journée.

— D’accord… bredouilla Petit-Gigot. Mais tu n’oublies pas ta promesse, hein ?

— Bien sûr que non.

Alors que sa poitrine se gonflait de bonheur à l’écoute de leurs voix, Thélie songea pénétrer dans la clairière mais se ravisa : sans doute serait-il mieux qu’elle reste adossée à cet arbre et qu’elle observe discrètement les progrès du garçon. La dernière fois, il était parvenu à faire grimper un lierre le long de la jambe d’Emmeryn – ce qui aurait été fort amusant s’il n’avait pas ensuite perdu le contrôle du végétal. Thélie avait dû sortir son coutelas pour trancher les tiges et prévenir l’ovate d’une malencontreuse péripétie. Elle lui disait souvent que Petit-Gigot était une source d’énergie phénoménale ; le plus difficile pour lui étant d’en percevoir les limites et de la canaliser.

Emmeryn passa derrière le panthore et posa sa main sur son épaule. S’il restât la moindre étincelle d’espièglerie dans ce garçon, elle se volatilisa aussitôt. Une sérénité profonde parut les envelopper tous deux, à tel point que la sentinelle se surprit elle-même à méditer sur les frémissements de la forêt. Un vent frais fit tinter secrètement ses talismans, puis fila droit dans la coiffure d’Emmeryn pour titiller quelques-unes de ses mèches rebelles.

Tu es belle quand tu es concentrée, s’amusa Thélie.

— Bien, souffla la druidesse en s’écartant de quelques pas. Essaie de faire pousser cet arbre, comme l’autre jour.

Petit-Gigot hocha vigoureusement la tête alors que Thélie ouvrait grand les yeux. Avait-il autant progressé, depuis sa dernière visite ? Parfaitement impatiente, la Garache scruta les moindres gestes du garçon, qui tendait maintenant ses deux mains devant lui, paumes vers le bas. Ses cornes s’illuminèrent d’un éclat qui lui était encore inconnu.

Nom d’un dragon ! s’extasia-t-elle.

L’admiration se mua bien vite en appréhension quand elle sentit l’atmosphère changer autour d’elle. L’air se chargea d’humidité et s’alourdit, comme à l’approche d’un orage. Un coup d’œil au ciel dégagé lui prouva pourtant que le soleil n’avait jamais autant brillé qu’aujourd’hui.

— C’est ça, commenta Emmeryn. Focalise-toi sur les énergies de la terre, comme je te l’ai appris.

Thélie n’en revenait pas : sous la peau de Petit-Gigot, ses veines paraissaient parcourues de fils d’or. Bientôt, le sol se mit à trembler et elle s’arrima à l’arbre à côté d’elle ; désormais, un long frisson hérissait chacun de ses poils.

Que se passe-t-il ?

De la clairière émanait quelque chose de transcendant, un fluide ineffable qui se concentrait en un seul point. Plissant les yeux, Thélie parvint à distinguer une pousse sortir de la terre, juste devant le panthore.

— Allez, mon petit ! s’exclama Emmeryn.

Un claquement sec suivit son cri, comme le tonnerre dans la plaine. La Garache tomba sur les fesses.

Le germe grandit à tout allure. Le bourgeon se transforma en feuille, la feuille en tige, la tige en tronc, qui grossit à son tour, grinçant, craquant. Les branches s’allongèrent comme autant de doigts cherchant le ciel, d’abord très fines, puis de plus en plus robustes, dans un bruissement assourdissant. Sous ses pieds, Thélie sentit serpenter des racines vigoureuses, crevassant la terre. L’une d’elles fit un coude autour d’une jonquille, qui frémit à son passage : avec effarement, la sentinelle l’observa se recroqueviller, flétrir, puis se faner. L’angoisse lui serra le cœur.

Alors qu’elle s’apprêtait à bondir pour mettre fin à l’exercice, tout cessa d’un coup. L’obscurité, pesante, jeta un voile sur la clairière. Se risquant une nouvelle fois à regarder le ciel, Thélie comprit bien vite que la percée n’était désormais plus qu’un lointain souvenir : l’entrelac des ramures d’un chêne, serré, occultait les rayons du soleil.

Le cri de Petit-Gigot lui arracha un sursaut.

— Tu as vu ? Emmeryn, tu as vu ?

Abasourdie, la sentinelle contempla les cornes du panthore qui perdaient en éclat.

— Oui, mon petit. J’ai tout vu.

Bien qu’un sourire arquât ses lèvres, Emmeryn avait l’air tout aussi intimidée. La pâleur de son visage inquiéta la sentinelle sur-le-champ.

— Alors, j’ai le droit à mon bisou ? gloussa l’enfant.

Prenant son silence pour une réponse, le garçon-ovin sauta dans les bras de l’ovate. Ils tournoyèrent tous les deux, faillirent tomber, mais Emmeryn se rattrapa contre le chêne massif. Avec tendresse, elle déposa ses lèvres sur la joue du petit prodige.

— Bravo, le félicita-t-elle.

Thélie peina à se remettre du spectacle. La main sur la poitrine, elle tenta d’apaiser son cœur qui s’affolait comme un papillon en cage. Ce à quoi elle venait d’assister était invraisemblable. Unique. Et, alors que l’affolement la quittait peu à peu, c’était l’espoir qui saisissait maintenant son esprit.

Comment a-t-il pu tant progresser en quelques mois à peine ?

Si Petit-Gigot se révélait si doué, alors les liéchis pourraient bientôt revenir. L’année suivante, peut-être ? Progressivement, les forêts habitées par les primordiaux entraveraient la progression des dragons, refroidiraient l’air chargé de leur haleine incandescente. Et alors… pour la première fois depuis des décennies, ils reculeraient dans les Terres Méridionales, jusqu’à, si le sort était favorable, se trouver à nouveau acculés dans la Grève Inerte. Là où aucun homme n’avait jamais pu poser le pied.

Inutile de tirer des conclusions hâtives, songea cependant Thélie. Seule Emmeryn pourra me dire ce qu’il en est…

La femme-louve soigna nerveusement sa coiffure et son chemisier avant de s’avancer sous le grand chêne. Et, tandis que Petit-Gigot reconnaissait sa silhouette dans la pénombre, la druidesse chancela avant de s’écrouler au pied de l’arbre.

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