III.

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— Emmeryn ? Emmeryn, tu m’entends ?

Thélie passa sa main sur le front de l’ovate, aussi frais que le revers d’une lame d’acier. Elle ne s’était pas évanouie – pas vraiment. Ses yeux grands ouverts fixaient le vide. Elle n’en restait pas moins aussi pâle qu’un linge.

— Thélie, bafouilla-t-elle.

Petit-Gigot, qui agitait les bras comme un moulin dans l’espoir de lui apporter un peu d’air, ne put réprimer un soupir à l’écoute de sa voix.

— Je sais que me revoir te fait souvent de l’effet, la taquina la sentinelle, mais je dois avouer que tu m’épates cette fois-ci.

— Idiote, se contenta-t-elle de répondre.

Avec l’aide du panthore, Thélie remit rapidement Emmeryn sur pieds. La druidesse resta néanmoins discrètement appuyée sur son avant-bras.

— Que viens-tu de nous faire ? s’inquiéta la Garache.

— L’été m’épuise, et la journée a sans doute été trop longue.

— Emmeryn… s’embarrassa Petit-Gigot. N’est-ce vraiment que la chaleur ?

— Puisque je te le dis. Mais m’occuper d’un garçon aussi malicieux que toi a sans doute aussi de quoi m’épuiser !

À ces mots, Thélie sentit la poigne d’Emmeryn se resserrer sur son bras. La mine rassurante qu’elle arborait n’était qu’une façade, elle en était convaincue.

— Que de bonnes raisons pour faire une pause, comprit aussitôt la sentinelle. Petit-Gigot, sans doute devrais-tu rapporter à Semias le miracle que tu as accompli aujourd’hui.

— Mais, Thélie… Tu viens juste…

— Emmeryn et moi avons à parler en privé. N’aie crainte, je reste jusqu’à demain. Tu auras bien le temps de me raconter tes exploits d’ici là.

Une caresse dans ses cheveux bouclés parut le convaincre, ne serait-ce qu’un peu, et après avoir jeté un œil inquiet à l’ovate, il se résolut à s’éloigner du chêne, jusqu’à disparaître dans le sanctuaire. Ce fut à ce moment qu’Emmeryn laissa tous ses muscles se relâcher ; Thélie la rattrapa sitôt dans ses bras.

— Par la Vouivre, Emmeryn, s’alarma-t-elle. Vas-tu me dire ce qui t’arrive ?

— Si seulement je le savais moi-même…

Son teint livide offrait un saisissant contraste avec sa robe sinople.

— Thélie, haleta-t-elle, te souviens-tu de cette fontaine que je t’ai montrée, la dernière fois ?

— La source de Bher’andon ?

— Je vois que tu tiens très à cœur mes enseignements, rit-elle faiblement. Écoute, je crois que m’y abreuver me ferait le plus grand bien.

— Accroche-toi et je t’y emmène.

Thélie s’agenouilla pour la faire monter sur son dos.

— Reste sous le couvert des arbres. Je ne voudrais pas que d’autres me voient ainsi…

— À tes ordres.

Quittant à son tour l’ancienne clairière, la sentinelle s’aventura dans la forêt. Pour réchauffer la druidesse, elle permit à sa garache de la couvrir d’une épaisse fourrure sombre – attention qui ne fut pas sans déplaire à Emmeryn. Elle se blottit davantage contre elle, enfouissant son visage dans sa nuque tatouée. Une vague de lavande fit alors un écueil contre la poitrine de Thélie, éclaboussant son esprit de violets embruns.

— Je ne t’attendais pas de sitôt, lui souffla Emmeryn.

La femme-louve prit quelques instants pour trouver ses mots, mais n’en décela aucun qui puisse adoucir sa réponse.

— Les dragons seront bientôt là… Alors, Thalania m’a chargée de prendre des nouvelles de Petit-Gigot une dernière fois avant que le Souffle Ardent ne débute.

— Ah… Je vois.

Un soupir, presque imperceptible, trahit l’appréhension d’Emmeryn. Thélie préféra changer rapidement de sujet.

— J’ai l’impression qu’il progresse vite. Très vite, même.

— Son pouvoir grandit de jour en jour, consentit l’ovate. Ce n’est qu’une affaire de mois avant qu’il ne puisse faire pousser des forêts entières.

— C’est inespéré…

— Et vous ? Quelles sont les nouvelles de ta sororité ?

— Elles ne sont pas aussi bonnes, regretta Thélie. On a eu beau traquer le moindre bécut pour lui présenter n’importe quel panthore, le phénomène ne s’est jamais reproduit. À croire que Petit-Gigot est vraiment un cas…

— Unique. Parfois, je me demande d’où il vient.

— D’un simple village de Polanie, il me semble…

« Je n’ai pas de parents », lui avait-il alors dit.

— Je crains que nous n’en sachions jamais plus.

Emmeryn acquiesça. Puis, comme le calme les enveloppait chacune, l’esprit de Thélie s’évada dans les arbres, d’où quelques pinsons gratifiaient les bois de leur mélodieux phrasé. Le vent, doux, fredonnait en chœur dans les feuilles des peupliers. La Garache n’avait eu de cesse de chérir la sérénité du sanctuaire. D’ici, on aurait eu du mal à croire que l’Hexagone s’agitait, en ce moment même, comme une ruche à l’arrivée d’un ours. Tout le long de la côte sud-ouest affluaient les premiers soldats, prêtés chaque année par nombre de royaumes pour combattre les dragons ; carreaux et balistes se voyaient inspectés par les plus minutieux ingénieurs de Wimeral, sous l’œil attentif des sentinelles.

Bientôt, Thélie aussi se retrouverait au cœur de ce maelström.

Elle raffermit sa prise sur les jambes d’Emmeryn.

— Je crois que nous arrivons.

Protégée par l’ombre maternelle d’un haut frêne, une source roucoulait à travers la fente d’un rocher et se déversait dans un bassin parsemé de galets rouge sang. Le soleil s’amusait à refléter leur éclat contre les parois, de telle sorte qu’on crut découvrir un lac de rubis.

Thélie déposa son amante sur le rebord. Emmeryn se pencha alors vers l’eau, y plongea sa main puis porta sa paume à ses lèvres ; son visage reprit peu à peu les couleurs que la sentinelle lui connaissait.

— Bher’andon est l’une des sources d’énergie les plus pures de Brécheliant, lui expliqua l’ovate tout en troublant la surface pour mieux jouer des reflets. Viens. Bois un peu de son trésor.

La curiosité pétilla dans les yeux de la Garache. Répétant les gestes d’Emmeryn, elle fit glisser dans sa gorge le liquide pur et cristallin.

Il ne s’agit rien d’autre que de l’eau… songea Thélie, confuse. Une eau très bonne, mais une eau tout de même.

Pourtant, elle sentit bientôt ses bras regagner en vigueur, alors qu’elle avait transporté la druidesse jusqu’ici.

— Fascinant, chuchota-t-elle.

— On raconte que ce sont les fées elles-mêmes qui l’ont façonnée. Le Grand Druide m’a d’ailleurs souvent confié que c’était ici qu’il avait fait la rencontre de Vivienne, à l’époque où… À l’époque où il était encore un homme libre, comme il aime le dire, s’amusa Emmeryn.

Thélie se permit un sourire, mais le souvenir de la fée assombrit bien vite son regard.

— Je l’ai croisée en venant ici.

— Une chose peu surprenante.

— Elle paraissait tourmentée. La présence de Petit-Gigot l’inquiète.

Emmeryn se mordilla la lèvre, un tic que la sentinelle avait appris à reconnaître avec le temps.

— Tu ne m’as pas tout dit, devina-t-elle. Ta faiblesse de tout à l’heure, tu sais à quoi elle est due, et cela n’a rien à voir avec la chaleur. Parle, je t’en prie, ou je ne cesserai de m’inquiéter.

La druidesse passa ses doigts dans le filet de la source ; durant le silence qui suivit, seul leur parvint son léger écoulement.

— Semias m’avait mise en garde, se confessa enfin Emmeryn, aussi secrètement que le murmure de l’eau. Petit-Gigot a un véritable don : de ma vie, jamais je n’avais vu pareille sensibilité aux énergies. Il est capable d’en insuffler tant, à tout ce qui l’entoure… Mais ce dont il peine à prendre conscience, c’est qu’il agit comme une faille où s’engouffre le vent.

Thélie s’assit à côté d’elle et croisa les bras. Ces histoires d’énergies… tout cela ne lui évoquait pas grand-chose.

— J’avoue ne pas tout comprendre.

— Chaque corps – qu’il soit minéral ou organique – produit sa propre chaleur, des flux qui circulent et communiquent entre eux.

— C’est là tout ce qui compose ma connaissance en la matière.

— Une bonne base, commenta l’ovate. Ce que tu ignores peut-être, c’est que certains druides parviennent parfois à influencer la trajectoire de ces flux. C’est un peu comme si nous étions des vecteurs de l’énergie. Tu vois ? Comme ma main contredit le courant, nous l’amenons à emprunter un chemin différent – mais elle ne tarde jamais à reprendre sa trajectoire naturelle, une fois que nous nous en éloignons.

Emmeryn essuya ses doigts sur sa robe.

— Mais Petit-Gigot, lui… il ne redirige pas le fluide. Il l’absorbe, il l’amplifie… puis il le projette sur un point si précis que de tels prodiges peuvent avoir lieu.

Il l’absorbe, répéta Thélie. Tu veux dire que…

— Petit-Gigot n’arrive pas encore à sélectionner les bonnes sources d’énergie dans lesquelles piocher. Il la prend dans tout ce qui l’entoure, et surtout là où elle est la plus accessible, alors oui… Cela lui arrive de puiser en moi. Et quand il s’agit de faire pousser un arbre, le contrecoup est indéniable.

— Est-il seulement au courant de ce qu’il te fait ? s’épouvanta la Garache.

— Il le sait, oui, et cela l’afflige sincèrement. L’énergie de la terre est profonde, plus difficile à apprivoiser. Et pourtant, elle est infinie. Petit-Gigot doit apprendre à s’y limiter.

— Crois-tu qu’il y parviendra ?

— Je m’y efforcerai. Après tout, je l’ai promis à la Vouivre.

Thélie tâcha de paraître confiante, mais l’angoisse plissait terriblement son front.

— Cesse donc de te faire du souci, la charria Emmeryn. Après tout, s’il y a bien l’une de nous deux qui devrait être inquiète pour l’autre, c’est plutôt moi. Par le Grand Arbre, je n’avais pas songé qu’aimer une sentinelle serait si douloureux en été…

— Et pourtant, tu ne devrais pas non plus être préoccupée. Les Garaches ne sont jamais envoyées en première ligne face aux dragons.

— Ne me fais pas croire que tu ne te retrouveras pas une seule fois face à l’un d’eux.

Thélie détourna le regard, chercha encore les mots justes. Échoua une nouvelle fois.

— Tu as raison. Cela arrivera. L’arrière front n’est pas sans danger.

Elle n’oublia pas d’ajouter :

— Mais je ne serai pas seule.

S’il y avait bien quelque chose dont elle était sûre, c’était de cela. Cette année encore, elle ferait équipe avec Effie. Et la Garache savait à quel point Effie était douée.

— Thalania me dévorerait si je te gardais pour moi, n’est-ce pas ? lui glissa Emmeryn en posant sa tête sur son épaule.

— Oh, elle ferait bien pire… répondit la sentinelle dans le même jeu.

— Il paraît qu’elle est impressionnante, quand elle s’envole pour combattre.

— Digne d’une vouivre.

— Thélie, reste un peu comme ça.

— Je suis pourtant presque persuadée que Petit-Gigot s’impatiente de notre retour.

— Laisse-lui apprendre ce qu’est la frustration.

— N’as-tu pas toi-même quelques difficultés à la gérer ?

— Diantre, tu as raison. Mais je te veux pour moi… Qu’y a-t-il de mal à cela ? Quand nous retournerons là-bas, il y aura mille paire d’yeux pour nous épier de la plus impolie des façons. Même le soir ne nous offrira aucun répit : Semias compte organiser un grand banquet en ton honneur.

— Eh bien, que d’agitation. Et mes tatouages qui n’effraient personne ici…

— Tu te rappelles, à Vercendres ? chuchota Emmeryn. Comme la foule s’écartait à ton passage… J’étais ébahie.

— N’étais-tu pas concentrée sur mes runes ?

— Oups, démasquée.

Le frêne de Bher’andon fut témoin de leur amour ce jour-là.

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