IV.

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— Et là, Thélie…

— Quoi ? Que s’est-il passé ?

— Il a sauté de la branche, comme ça ! Ah !

— Volo-biòu !

— Je te le jure !

— Et après ?

— Il a bondi par terre, juste à côté d’Emmeryn, puis il a décampé fissa ! Oh, tu aurais vu sa tête…

— Dis donc, mon petit, s’offusqua la druidesse, t’ai-je permis de raconter cela à Thélie ?

— Alors comme ça, tu as une peur bleue des écureuils ? se moqua la Garache.

— Il exagère…

— Mais non, pas du tout ! se défendit le panthore. Tu as crié comme une dinde avant le repas !

— Nom de…

La sentinelle laissa exploser le rire qui gargouillait dans sa gorge. À côté d’elle, Emmeryn enfouissait son visage dans son gilet de laine, rouge de honte, tandis que Petit-Gigot gambadait autour d’elles avec énergie. Il n’avait cessé ni de gigoter ni de parler jusqu’à ce que la nuit tombe sur le sanctuaire ; le temps, alors, s’était un peu rafraîchi, mais on avait allumé au cœur du vallon un grand feu de joie qui faisait roussir les joues. Près des flammes, des viandes de volaille grillaient sur des broches, leur odeur attirant les petits disciples du Grand Arbre. À l’instar de Thélie et d’Emmeryn, druides et druidesses s’étaient assis par terre et discutaient calmement ou riaient franchement. L’ambiance était à la fête ; les étoiles offraient un fabuleux spectacle dans la percée.

— Assez parlé d’écureuils ! s’exclama Petit-Gigot – il était peut-être le seul à ne pas daigner s’asseoir. Thélie, et si on jouait à poule ou coq ?

— Je crains être un peu fatiguée, se confondit la sentinelle, quelque peu dépassée. Pourquoi n’irais-tu pas jouer avec les autres enfants ?

— Ils ne sont pas drôles, soupira-t-il, et leurs jeux non plus. À Carcanesse, au moins, Brunehilde en connaissait tout un tas d’amusants !

Petit-Gigot porta inconsciemment sa main au talisman qui ornementait encore sa chevelure. Attendrie, Thélie se souvint que ces deux-là avaient eu quelques journées pour se connaître avant que le garçon ne parte chez les druides – bien assez pour devenir de grands amis. Petit-Gigot avait été très populaire à la forteresse : toutes les fillettes s’étaient bousculées pour admirer l’éclat doré de ses cornes, mais Brunehilde avait été la plus intéressée de toutes.

— Comment va-t-elle, d’ailleurs ?

— Bien, il me semble, répondit la Garache, même si cette période de l’année lui est particulièrement pénible. À vrai dire, c’est le cas pour toutes les apprenties : Carcanesse est désertée par nombre de consœurs, le temps de quelques semaines…

— Le temps du Souffle Ardent, comprit Petit-Gigot avec tristesse.

Le panthore baissa les yeux. Thélie, émue par son chagrin, chercha son regard en penchant la tête sur le côté. Elle lui sourit, puis lui chatouilla les mollets ; le garçon se renversa au sol, hilare, et se tortilla comme une chenille. Quand la sentinelle s’aperçut qu’Emmeryn les observait avec tendresse, elle tacha de se redonner un peu de contenance : cela ne lui ressemblait pas d’être ainsi puérile, et pourtant… Parfois, elle se disait qu’il n’était pas si compliqué de consoler un enfant.

— Comment ça se passera, là-bas ? lui demanda Petit-Gigot en se blottissant contre elle. Tu sais, je me demande bien comment vous faites pour chasser les… les dragons.

— Je ne sais pas si cela conviendrait à un enfant de ton âge.

— Oh, s’il te plaît, explique-moi !

— Ne va pas te plaindre après.

Petit-Gigot s’installa confortablement tandis que Thélie récupérait trois brindilles par terre. Sous le regard curieux d’Emmeryn, elle les disposa les unes au-dessus des autres, de sorte à créer des rangées parallèles.

— Lors du Souffle Ardent, nous nous organisons en trois lignes de défense, commença-t-elle.

L’enfant-ovin fixait les bouts de bois avec un sérieux infini.

— Le premier front, au bord de la mer, est là où sont postés les soldats de tous les royaumes, protégés dans des casemates en pierre avec leur baliste. Ils ont pour mission de tirer sur les dragons avant qu’ils n’atterrissent.

— C’est là-bas que sera Armel ? l’interrogea-t-il.

— Exactement. Les Gargouilles doivent à tout prix protéger les hommes et les casemates, car il arrive très souvent que des dragons touchés ne tombent pas à l’eau, mais s’écroulent sur les falaises. Leur rôle est essentiel dans la chasse : si une casemate tombe, la première ligne de défense s’effrite. Ainsi, jamais les Gargouilles ne doivent quitter leur poste. Sous aucun prétexte.

Petit-Gigot déglutit péniblement.

— Le second front, continua Thélie en pointant la deuxième brindille, est le champ de bataille des Tarasques et des Carcolhs. Si certains dragons échappent au feu des balistes, ils y sont piégés et empoisonnés. Le but étant qu’ils ne progressent pas plus loin dans les terres. Parfois, il arrive que des Gargouilles soient transférées dans ce second front : achever un dragon n’est pas une mince affaire, même lorsqu’il est souffrant, et elles sont expertes en la matière. Nos messagères les Stryges s’occupent de tenir chaque groupe informé de la situation générale, en plus de transporter les blessés dans des lieux sûrs.

— Et toi, Thélie, où seras-tu ?

La sentinelle désigna la troisième brindille.

— À plusieurs kilomètres de là, dans les premières villes et les premiers villages à l’arrière-front. Avec les Came-cruses, je serai chargée de tuer les derniers dragons qui seraient parvenus à passer entre les mailles du filet. En plus de protéger les habitants.

— Tu es, en quelque sorte… l’ultime rempart du continent ! lança Petit-Gigot avec un sourire. Mais… et la Vouivre, dans tout ça ?

— La Vouivre se porte bien au-devant du danger, répondit Thélie. Au-dessus de la mer, avant les lignes de front, elle provoque orages et tempêtes pour désorienter les dragons, les séparer en petits groupes. Les dissuader, aussi, de poursuivre leur migration. C’est elle qui en élimine le plus grand nombre.

En fermant les yeux, la femme-louve pouvait encore entendre le tonnerre gronder, sentir l’air chargé d’humidité et de l’odeur iodée des vagues monstrueuses. Jamais elle n’avait été sur la côte pendant le combat, mais sa garache lui rapportaient toujours l’horreur qui s’y déroulait. La silhouette titanesque de la Vouivre, au-dessus des flots, avait maintes fois marqué son esprit.

Un silence retomba quand Thélie eut fini son explication. Petit-Gigot contemplait les trois lignes de bois, une barre plissant son front. Ses lèvres finirent par s’entrouvrir quand il murmura à la sentinelle :

— Vous paraissez très bien préparées.

— Nous le sommes. Cela fait des centaines d’années que nous suivons le même plan d’action.

Elle se garda bien d’ajouter que cette stratégie, cependant, se révélait de moins en moins efficace au fil du temps – la faute aux dragons dont le nombre augmentait terriblement.

— Dis, Thélie…

— Je t’écoute.

— Tu me promets de revenir en vie ?

Oh, ce genre de choses est trop difficile à promettre, mon enfant…

— Je ne laisserai pas quelques dragons me séparer de vous, déclara-t-elle en l’attirant contre sa poitrine. Tu as ma parole. Alors, toi, reste concentré sur ta propre mission.

La sentinelle posa son poing contre le cœur de Petit-Gigot, qui hocha vigoureusement la tête. Une lueur de courage brillait dans ses yeux orange.

— Maintenant, finies les choses lugubres, affirma-t-elle.

— Tu ne crois pas si bien dire, observa Emmeryn, qui était restée discrète jusque-là. Il semblerait que Semias appelle à un rassemblement.

— Les poulets sont cuits ? s’ébahit Petit-Gigot. Oh, chouette ! Venez manger !

Alors qu’il s’élançait vers le très grand banquet, l’ovate glissa sa main dans celle de Thélie. Elle offrit un baiser à sa joue, puis rassembla les trois brindilles pour les lancer aussi loin qu’elle le put.

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