V.

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Lové dans les bras de la louve, le petit panthore s’était abandonné au sommeil. Ni les éclats de rire ni les chants avaient eu la force de retenir ses paupières d’enfant. La tête fourrée dans les plis de la chemise en lin de Thélie et la peau du ventre bien tendue, Petit-Gigot s’abandonnait aux caresses de la sentinelle, qui faisait tourner son doigt dans ses bouclettes brunes.

— C’est à croire que ses exploits d’aujourd’hui ont fini par avoir raison de lui, s’amusa une voix rocailleuse.

Thélie leva la tête pour observer Semias Dóel Udal, assis de l’autre côté de la table. Il y avait dans les yeux de ce vieil homme un grain de malice saisissant, véritable étincelle de joie dans le bleu perçant de ses prunelles. Comme une flamme dans un bloc de glace.

— La volaille, aussi, y est sans doute pour quelque chose, renchérit la Garache. Ce banquet était merveilleux, Semias. Je ne sais comment vous remercier.

— Je vous en prie, sentinelle. Il n’y a rien de plus naturel pour nos deux ordres que de partager un repas ensemble.

Les rides, autour de ses yeux riants, suggéraient à tous sa nature enjouée. Un trait qui rendait le Grand Druide particulièrement aimé de ses confrères et de ses consœurs.

— La Vouivre souhaitait vous transmettre sa reconnaissance vis-à-vis du petit, l’informa la jeune femme. Vous prenez soin de lui comme s’il s’agissait de votre propre enfant.

— C’est surtout Emmeryn qu’elle devrait remercier. Voyez comme elle ne le lâche pas d’un sabot.

À côté de Thélie, l’ovate émit un gloussement gêné. La main endormie de Petit-Gigot, glissée dans la sienne, la contraignait à rester immobile sur sa chaise.

— C’est tout de même avec joie que je reçois la reconnaissance de Thalania, reprit Semias, même si j’aurais préféré qu’elle me la donne de vive-voix. Cela fait un bout de temps qu’elle n’est pas venue me visiter…

— Sans doute le fera-t-elle après le Souffle Ardent ?

— Si le Grand Arbre est miséricordieux.

La lueur, qui passa dans les prunelles du vieil homme, provoqua en Thélie un certain amusement. À Carcanesse, la rumeur courrait que Semias et Thalania avaient entretenu quelque liaison, à l’époque où l’un comme l’autre étaient sur le point d’endosser l’habit des dirigeants. À dire vrai, jamais la patronne n’avait infirmé ni confirmé ces bruits de couloirs ; elle se contentait plutôt d’étirer ses lèvres en un sourire mélancolique chaque fois qu’on y faisait mention, laissant à toutes la liberté d’y interpréter les pires comme les meilleures histoires de cœur.

Semias gratta sa barbe blanche, attachée sous son menton par une élégante bague de bois de chêne. Quelques gravures y faisaient voler de gracieuses vouivres.

— Thélie, connaissez-vous la fête de Belt’an ?

— Eh bien, j’y ai parfois assisté durant mes voyages, dans les villages qui conservent encore cette coutume malgré l’ombre des clochers. Mais la sororité ne participe que très peu aux rituels et libations religieuses, qu’elles relèvent de n’importe quelle croyance.

— Peut-être feriez-vous une exception cette fois-ci ? tenta le Grand Druide. Belt’an marque l’arrivée dans la saison claire – où dans l’été, comme vous le dites plus volontiers. En offrant au feu quelques branches de romarin, nous attirons les bonnes grâce du Grand Arbre. La fête n’aura lieu que lorsque la lune sera pleine, mais j’aimerais vous accorder toute notre bénédiction pour le combat qui s’annonce. À vous, mais aussi à votre sororité.

— J’imagine que cela ne pourra pas faire de mal.

Avec une joie manifeste, Semias leva les mains et frappa ses paumes, attirant l’attention des derniers druides encore assez sobres pour l’aider dans la cérémonie. On coupa des branches de romarin, puis chacun trouva sa place autour du grand feu de joie qui brûlait depuis un moment déjà. Malgré l’invitation d’Emmeryn, Thélie resta cependant à l’écart, prenant pour prétexte le sommeil si paisible de Petit-Gigot – il fallait bien être cruel pour l’en tirer ! L’ovate s’en alla donc rejoindre la ronde, juste à côté de son père adoptif. Puis débuta le premier chant de Belt’an.

Voir Emmeryn entonner parmi ses semblables cette mélodie emprunte de langue druidique lui procura une drôle de sensation. La jeune femme blonde appartenait à un autre monde, si différent du sien, bien loin des garous, des démons, des fantômes, des monstres en tout genre. Des dragons, aussi. Un monde auquel elle ne pourrait jamais faire partie. Jamais vraiment.

Néanmoins, aussi dissemblables que soient les druides, Thélie se surprit à apprécier leur mélopée aux notes graves, primaires. Au cœur de la forêt plongée dans la nuit, leur vibrato faisait poindre en elle une mélancolie inattendue. La sentinelle sentait, qu’au plus profond d’elle-même, sa garache écoutait avec autant d’attention la voix des hommes et les craquements du feu. Le museau posé sur ses pattes, les oreilles dressées, comme hypnotisée, elle profitait du moment, saisie d’un apaisement inexplicable. Si Thélie restait extérieure à cet univers qui chantait sous ses yeux, elle s’y sentait néanmoins attirée. Comme si ses sens primitifs retrouvaient en Belt’an une raison d’exister.

Après le récital, Semias s’empara d’une branche de romarin qu’il trempa dans un grasal. La sentinelle ne sut dire si cela était dû au bon vin du banquet ou à cette étrange énergie qui s’était emparé du vallon, mais les étoiles se reflétèrent avec splendeur sur l’acier du vase, mélangeant leur éclat laiteux avec la fougue brûlante du feu de joie. Le Grand Druide égoutta le bâton, le porta à son visage, puis le jeta au brasier ; aussitôt, des craquements voraces du bûché parvint à Thélie une bonne odeur de romarin, enivrante.

Semias confia le grasal à Emmeryn, qui reproduisit chacun de ses gestes. Mais au moment où elle jeta sa propre branche, les flammes vacillèrent, grandirent, rugirent. Les druides reculèrent ; à certain échappa un ululement effrayé cependant que le feu s’ouvrait en un trou béant, d’où parut crier quelque âme damnée. Thélie était alors déjà pâle comme un os quand des murmures s’élevèrent :

— Le Grand Arbre… Le Grand Arbre nous parle !

— Qu’est-ce que…

— Mais quoi ? Que voyez-vous ? Oh… !

— Miséricorde !

— Un soleil…

— Un soleil rouge, cramoisi, rutilant ! Un soleil rouge comme le sang !

La peur planta ses griffes dans le cœur de Thélie. Affolée, elle plongea elle aussi son regard dans l’entrelacs des langues de feu, qui ondulaient comme les rayons d’un astre solaire. Le présage subsista encore quelques secondes, irradiant ses muscles figés par l’effroi, puis s’évanouit en mille brandons dans le ciel noir.

Oh, ce soleil.

Oh qu’il la hantait.

Quand le silence retomba dans le vallon, la sentinelle comprit que la respiration haletante qu’elle entendait était la sienne. Et, lorsque ses yeux hameçonnèrent ceux d’Emmeryn, Thélie comprit que le feu avait véritablement parlé. Que ni le vin, ni l’euphorie, ni leur imagination à tous n’était à l’origine du signe.

Un tournis la pris dès lors.

Le Soleil Rouge…

Des images éclatèrent dans son esprit, comme des éclairs une nuit sans lune.

La cour de Carcanesse.

Les linceuls, éclatants sur le pavé.

La main tendue de Callinice, avec dans sa main la bague de Grande Garache de Merilda, sur son lit de cendre.

Ses aînées avaient autrefois combattu la secte du Soleil Rouge, et nombreuses furent celles qui y perdirent la vie. Merilda n’était qu’un nom parmi la longue liste des regrettées.

Elles l’avaient dissous.

Anéantie.

Alors, la secte ne pouvait être de retour.

C’était impossible.

Je dois en informer Thalania sur-le-champ.

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