Chapitre 6.4 - La sorcière qui mangeait les enfants

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– SORCIÈRE ! hurlait la statue qui souffrait le martyre, le corps brûlé de l'intérieur. SORCIÈRE ! JE TE TUERAI ! JE TE TUERAI !

Yaga le regarda, inflexible, et claqua des doigts pour éteindre la lumière.

L'obscurité s'étira longtemps, très longtemps, entre les quatre murs chauds et plumeux de la maison. Cette maison qui s'était calmée, endormie peut-être, qui se tenait immobile dans les hurlements du vent et les bourrasques de neige.

Le vacarme disparut peu à peu ; les coups et ruades de Diogon commencèrent à faiblir, à s'espacer dans le temps. On n'entendit bientôt plus que le son de ses sanglots. Les pleurs d'un enfant blessé, perdu dans le noir.

– Que m'as-tu fait… que m'as-tu fait… Je te… Je te hais… je te hais…

La sorcière, cachée dans les ténèbres, s'était assise dans un coin à l'opposé de lui, sur un tabouret miraculeusement rescapé. Elle bâilla ostensiblement, déboitant ses mâchoires aux gencives noires, avant de cligner ses yeux ronds pour en allumer les pupilles. Deux faisceaux lumineux traversèrent bientôt la pièce, éclairant délicatement les noirceurs de la maison, errant sur les décombres et les bris de vaisselle. Des myriades de grains de poussière, en suspension dans l'air, réfractaient des éclats dorés.

Derrière tout ce bazar, entre la cheminée défoncée et le cher fauteuil de Yaga actuellement renversé les quatre fers en l'air, se tenait Diogon roulé en boule. On ne voyait de lui que ses énormes sabots, agités de tressaillements nerveux comme ceux d'une bête abattue, et sa colossale silhouette où s'entremêlaient nuque, oreilles, bras et genoux dans un sacré paquet de nœuds.

– Démêle-moi tout ça, mon garçon, grinça la sorcière en levant les mains comme un chef d'orchestre. Démêle-moi tout ce gros tas de muscles que je vois coincé là, pendant que je me charge du reste.

Elle se mit à effectuer des moulinets passablement ridicules avec ses bras maigres, maudissant intérieurement cette magie qui n'en faisait qu'à sa tête.

Une sorte de frissonnement agita l'air chaud et tendre de la cabane endormie ; et dans un froissement doux et silencieux, tous les tiroirs et les portes de placards se relevèrent, s'époussetèrent, se dandinèrent jusqu'à leur place pour y reprendre leurs activités ; puis tous les éclats de verre et de céramique qui couvraient le sol se rassemblèrent en assiettes vieillottes, avant d'aller se poser sur les étagères tout juste reformées.

Yaga agita une main vers ses enfants toujours endormis, éparpillés au sol ; aussitôt les serpents minuscules, les orvets roulés en spirales opalines et les gros crapauds pustuleux s'envolèrent afin de rejoindre leurs urnes, leurs coffres à secrets et leurs vases obscurs. Laissant la maison propre et nette, douillette et rangée comme à son habitude.

Tout cela dans le silence le plus parfait.

– Sacré bazar, grommela Yaga avant de relever sa grosse jupe laide et de sautiller lourdement vers la statue.

Les échos de son pas martelé réveillèrent immédiatement la maison, qui sursauta sous la surprise en caquetant follement – ce qui équivalait à un bond d'au moins un mètre de haut. Yaga s'envola littéralement vers le plafond, dans le même élan qui y précipita les meubles et tout le reste ; elle s'y cogna dans un bruit sourd auquel succédèrent ceux de la vaisselle brisée.

– Non, non, non ! se mit-elle à brailler. Assez ! Crétine de cabane ! Qui a bien pu me coller une andouille aussi énorme ?

Elle figea vite la scène d'un poing fermé et se retrouva ainsi, la tête toujours collée au plafond et le corps suspendu en l'air au côté de ses pauvres assiettes cassées à nouveau.

– C'EST PAS POSSIBLE ! rugit-elle en plantant son énorme nez acéré dans les entrailles de sa maison – soit les poutres en chêne qui faisaient office de cage thoracique. Tu le fais exprès ! Je viens juste de tout ranger ! PAR LE DIABLE !

Elle traça un signe dans l'air, puis un deuxième ; avant que la gravité ne reprenne ses droits, tous les objets se réparèrent en maugréant avant de filer vers leurs emplacements habituels.

– Bon ! râla la sorcière en remettant pied à terre. Lève-toi maintenant ! L'aube sera bientôt là et j'attends une autre invitée. Si tu veux rester là pendant sa visite, fais au moins l'effort de te rendre présentable !

Elle planta un doigt famélique dans le crâne de Diogon, son immense carcasse toujours recroquevillée devant elle, qui gémissait doucement en se balançant sur ses sabots.

– La douleur devrait être en train de se diluer, depuis le temps, commenta la sorcière d'une voix aigre.

– Que m'as-tu fait… murmura Diogon sans bouger. Baba… que m'as-tu fait… J'ai mal… si mal… à l'intérieur…

– Relève la tête.

Il releva la tête.

Ce furent d'abord ses yeux qui s'imposèrent à Yaga, avec la force des choses qui ont trouvé leur juste place. L'un s'était irisé d'un bleu très pâle, tandis que l'autre, défiant toute logique, avait opté pour un jaune doré aussi pur que l'œil d'un corbeau. Puis la sorcière détailla son visage monstrueux, au mufle busqué, qui s'était tout entier couvert de cette peau noire, jusqu'au bout des oreilles pointées vers elle. Yaga tendit sa longue main osseuse et tapota maladroitement la grosse tête de Diogon. Sa vie solitaire l'avait peu habituée aux démonstrations d'affection.

– Ça va passer, mon grand, grogna-t-elle en soutenant son regard mi-neige, mi-or. Ça va passer.

– Pourquoi as-tu fait ça, Baba ? Qu'y avait-il dans la tasse ? demanda Diogon qui se laissait faire, le regard accroché au sien.

– Rien du tout, répondit la vieille dame en haussant les sacs d'os qui lui tenaient lieu d'épaules. Rien que de la tisane, avec une bonne couche de miel. Mais les statues de glace ne sont pas censées boire de la tisane.

– Mais… Pourquoi m'en as-tu fait boire, alors ?

Un grand sourire édenté s'étira sous son énorme nez, fendant son visage en deux.

– Où as-tu posé le miroir ? Reprends-le, mon petit.

Diogon obtempéra sans dire un mot.

– Que vois-tu ?

Yaga observa ses pupilles s'arrondir, avaler ses iris dans deux lacs noirs insondables. Il baissa le miroir devenu inutile, porta le regard sur le bas de son corps, entièrement noir et doux, jusqu'à ses sabots recouverts de corne qui reposaient entre un minuscule guéridon et le fauteuil racrapoté dans un coin.

– Suis-je vivant ? Est-ce cela la vie ? s'ébahit-il en tentant de se mettre debout – avant de se cogner violemment à la cheminée menaçante au-dessus de lui.

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