Après l'Hiver (2/3)

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« Si tu t'égares vers de tristes contrées, alors joue pour retrouver ton chemin, joue pour que les notes remplacent les pulsations de ton cœur abîmé. »

Adossé au mur, Sullivan observe son aimé balayer l'archet sur les cordes de son instrument. Il admire sa beauté torturée, son visage crispé de douleur, ses lèvres rouges et pincées, en se disant qu'il est grand temps que les choses évoluent. Cela fait des jours que Kei reste enfermé dans la salle de musique, qu'il en sort pour se traîner sous une douche froide et ensuite se perdre dans l'horreur de ses nuits. Sa peau est blême, les cernes sous ses yeux trop obscurs et la fatigue visible dans le néant de ses iris. Il ne se nourrit plus ou très peu, se laisse emporté par les réminiscences de son existence passée, hanté par un homme aux mains assassines. C'est lorsqu'il joue qu'il s'apaise, quand il ne fait qu'un avec son violoncelle, se perd dans une mélodie qu'il interprète inlassablement, comme un cri de l'âme, un appel au secours de son cœur amoché.

Sullivan ferme les yeux, tente d'effacer les images de son amour brisé qui naviguent dans son esprit puis s'éloigne afin de regagner la cuisine. L'odeur du café embaume la pièce, lui donne le courage d'exécuter le plan auquel il songe depuis des semaines. En une gorgée, il avale le breuvage fumant qui le met d'aplomb. Rapidement, il prépare un plateau contenant le petit-déjeuner de Kei, passe les doigts dans ses cheveux auburns afin de dégager son front puis grimpe les marches de l'escalier en marbre. Le sol est frais sous ses pieds nus, le pousse à avancer plus vite pour rejoindre la salle de musique à la moquette bordeaux. D'un geste assuré, il dépose le repas sur une table puis s'accroupit face à son amant qui ne cesse de jouer. Son regard émeraude trouve l'obscurité de celui de Kei alors qu'il effleure son poignet aux nombreuses cicatrices. Lorsque la mélodie se termine, le violoncelliste expire longuement avant de délaisser l'instrument.

— Je n'ai pas faim, murmure-t-il en regardant les doigts de Van caresser sa peau.

Son épiderme frémit, comme chaque fois qu'il le touche avec tant de délicatesse. Quand Sullivan l'admire, il se sent beau, il se sent bien, mais l'effet est toujours de courte durée. Les insultes de son paternel résonnent en lui et effacent le bien-être que lui procure celui qu'il aime.

— Tu dois te nourrir. Si tu n'as pas la force de le faire, je le ferai pour toi.

Joignant le geste à la parole, Sullivan empoigne la fourchette, pique un quartier de pomme qu'il amène à la bouche de son amant. Le regard aux iris noirs sonde celui d'émeraude pendant un instant, puis sachant parfaitement que son compagnon ne lâchera pas, Kei entrouvre les lèvres. C'est avec difficulté qu'il mâche le fruit, avec écœurement qui l'avale, la gorge irritée à force de hurler ses regrets.

Sullivan sourit avec plaisir quand il pose le couvert sur un plateau désormais vide. À genoux, il se dresse jusqu'à ce que ses lèvres rencontrent celles de Kei. C'est un baiser empli d'amour qu'il lui offre avec patience.

— J'ai envie de sortir, lance Sullivan en rejoignant son amant sur le banc. Il fait beau, pas trop chaud, le temps idéal pour une balade.

— Je ne sais pas, le ciel est toujours gris pour moi.

— Dans ce cas, regarde le à travers mes yeux et tu verras qu'il est aussi beau que toi.

Kei lève un sourcil, mais cela ne l'empêche pas de laisser apparaître l'ébauche d'un sourire. Il aime entendre les mots doux de son conjoint, bien qu'il ne soit pas certain de les mériter.

— S'il te plaît...

— Je n'aime pas l'extérieur.

— Je le sais, mais j'aimerais que tu m'accompagnes, soupire Sullivan. C'est triste de se promener seul.

— Tu adores ça.

— Peut-être, mais cette fois je veux que tu sois là.

Après un instant d'hésitation, il baisse les bras, perturbé par le regard plein d'espoir qui pèse sur lui. En un souffle, il accepte la proposition, sachant que s'il ne se sent pas à l'aise, ils rentreront chez eux, main dans la main, cœurs et âmes enlacés.

Les rayons du soleil effleurent la peau de Kei alors qu'il suit le chemin qu'emprunte Sullivan. Si les premiers pas ont été durs à faire, que sa respiration s'est coupée et ses membres ont tremblés, il se sent bien mieux maintenant qu'ils avancent dans l'allée d'un parc fleuri.

Les doigts entrelacés à ceux de son partenaire, il admire le feuillage des arbres et respire la douce odeur que confère ce mois de juillet. Cela fait longtemps qu'il n'a pas profité d'un moment comme celui-ci, trop préoccupé par ses tourments, obnubilé par la mélodie qu'il joue jusqu'à ce que son cœur se mette à saigner. Un regard vers l'homme qui se tient à ses côtés et son esprit s'allège. Il ignore pourquoi Sullivan peut l'aimer si fort, ne comprend pas comment un être aussi lumineux parvient à adorer la noirceur qu'il dégage mais, il remercie le ciel de l'avoir mis sur sa route. Sans lui, Kei ne peut respirer, Van est son souffle de vie, l'oxygène qu'il inhale en enfouissant son nez contre sa peau brûlante.

— Où va-t-on ? s'enquiert le brun dès lors qu'il aperçoit que leur trajectoire n'est plus la même.

— Ne pose pas de question, suis moi et ne lâche pas ma main.

Les sourcils froncés, Kei acquiesce en s'interrogeant mentalement. Il a une confiance aveugle en son homme, pourtant il appréhende tout de même.

Ses muscles se contractent douloureusement lorsque l'entrée du cimetière se dessine face à lui. Le cœur en alerte, il se fige sur le trottoir. Il ne veut pas être là, non, il refuse de lui rendre visite. Il ne l'a jamais fait, parce que la force, il ne l'a pas trouvée.

— Je veux rentrer à la maison, déclare-t-il d'une voix éteinte.

Sullivan resserre ses doigts autour de ceux de Kei avant qu'il ne lui échappe. Il s'attendait à une telle réaction, alors avec douceur, il enlace son amant pour l'apaiser. Ses mains le caressent, le calment, lui murmurent des encouragements silencieux.

— Il est temps de passer à autre chose, chuchote Van. Affronte-le, hurle lui toute ta colère, tes regrets. Crie à t'en casser la voix s'il le faut, mais exprime-toi, crache lui tout ce qui abîme ton cœur et après tu joueras. Tu enlaceras ton violoncelle pour composer une nouvelle mélodie et essayer de tourner la page.

Le regard larmoyant de Kei trouve celui de Sullivan alors qu'il lâche un gémissement de douleur. C'est son compagnon qui a raison, comme souvent. Il doit tirer un trait sur son passé pour apprécier pleinement son présent. Il est temps de vivre au lieu de survivre.

— Van, je t'en prie, reste avec moi.

— Évidemment, mon bel Amour.

Un tendre baiser effleure les lèvres de Kei à l'instant où ses larmes se mettent à couler.

— Écoute-moi et n'oublie jamais ce que je vais te dire. Tu es en sécurité, ton père ne peut plus te faire de mal. Je suis là, et je ne te laisserai pas.

Kei acquiesce en reniflant, enlace Sullivan avec toute la force qu'il possède puis se persuade que tout ira bien. Avant de pénétrer dans le cimetière, Van appose son front contre celui de son amant, sourit tendrement puis souffle les mots qui lui répète chaque jour depuis qu'il fait partie de sa vie.

— Je déposerai sur tes lèvres des milliers de baisers pour panser ton cœur amoché, puis je t'écouterai jouer pour câliner ton âme égarée.

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