10. La traque
Au petit matin, c'est une bonne odeur de café qui réveilla Julien. Lorsqu'il tourna la tête vers la petite table de chevet, dans la pénombre, il devina sa tasse sur laquelle jouaient et dansaient trois chatons. Une fumée odorante en émanait. Elle était posé sur une assiette, accompagnée de deux petites madeleines appétissantes.
Il tenta de changer de position, mais une vive douleur irradia de ses côtes jusqu'à sa colonne vertébrale. Il grimaça et retint un cri. Ses doigts se crispèrent sur la couverture. Puis, la douleur finit par s'estomper lentement. Elle lui laissa juste assez de répit pour se redresser. Avec précaution, il ajusta son oreiller derrière lui. Chaque mouvement réclamait un effort et une attention toute particulière. Lorsqu'il s'adossa enfin, de fines gouttes de sueur perlaient déjà sur son front.
Il reprit son souffle avant de saisir délicatement la tasse. La porte s'ouvrit en silence. Elena entra, ses pas feutrés comme une caresse dans la pièce. Elle portait la robe que Julien lui avait offerte la veille. Il ne put s'empêcher de remarquer à quel point elle la portait avec grâce et élégance. Un sourire accompagna son murmure :
- Bonjour. Comment tu vas ce matin ?
- Je vais bien, enfin... je crois.
Ses yeux s'attardèrent sur elle.
- Quelle heure il est ?
Elle s'approcha de lui et répondit en haussant les épaules :
- Il est encore tôt. Presqu six heures. Chacun son tour d'être réveillé aux aurores !
Le visage fatigué de Julien s'éclaira tout à coup. Il esquissa un sourire et lui rétorqua aussi sec :
- Mais, dis-moi... C'est une coutume de Lyraän, d'apporter le café au lit ?
Elena pouffa doucement :
- Tu marques un point.
- En tout cas, c'est très gentil, ajouta-t-il. Il prit soudain conscience qu'il n'arrêtait pas de la dévisager.
- Tu es ravissante dans cette robe. Elle te va à ravir.
Elena baissa la tête, visiblement gênée mais heureuse qu'il l'ait remarquée. Elle releva les yeux :
- Merci, ton compliment me touche beaucoup, souffla-t-elle.
Il fut surpris de voir qu'elle ne s'appuyait pas sur ses béquilles.
- Ta cheville va mieux ?
- Oui. Tu sais, l'entorse était légère et ton strapping m'a vraiment soulagée. Skila a fait le reste.
- Skila, ton cylindre... Jaimerais bien en savoir un peu plus.
- Oui, je le ferai... Très bientôt.
Elle lui avait répondu en souriant. Julien se leva, encore à moitié nu. Elena détourna légèrement le regard :
- Je te laisse t'habiller.
Elle sortit de la chambre, une lueur amusée dans les yeux. Elle avait déjà allumé un feu dans la cheminée et s'était habituée à l'atmosphère de la maison. Lorsque Julien entra dans le séjour, il fut frappé par l'ordre impeccable qui y régnait. Tout était propre et rangé, la vaisselle brillait dans l'évier.
- Eh ! Tout est… impeccable. Je suis impressionné ! Il écarquillait les yeux.
Elena sourit, satisfaite de son travail :
- Comme ça, nous aurons tout le temps de nous consacrer à notre entraînement.
- Excellente idée, répondit-il en hochant la tête.
* * *
Le temps était magnifique. La météo prévoyait de belles journées ensoleillées et des températures agréables. Dans la matinée, pour leur sortie quotidienne, ils empruntèrent un nouveau chemin en direction de l'orée du bois. Pendant plus de deux heures, ils marchèrent côte à côte dans la forêt. Elena s'aidait légèrement de sa béquille. Elle commençait à retrouver de bonnes sensations et Julien, malgré les courbatures laissées par la crise de la veille, avançait à un bon rythme.
Tous deux étaient résolus à gravir les trois mille mètres de dénivelé positif qui les conduiraient jusqu'au lac d'Artouste. Et leurs douleurs ne faisaient que renforcer l'idée d'y parvenir.
Ils furent de retour aux alentours de onze heures. Alors qu'ils se trouvaient sur les hauteur de la ferme, Julien aperçut une voiture de la gendarmerie garée devant chez lui. Il se figea un instant. Il tourna un regard inquiet vers Elena. Il lui fit signe de se baisser, puis observa les deux policiers qui regardaient à travers les fenêtres. Il s'adressa à elle à voix basse :
- Ne bouge pas, je reviens te chercher dans quelques minutes.
Elle acquiesça en silence. Il s'avança seul vers la maison. Son cœur battait légèrement plus fort. Il arriva sous le porche :
- Bonjour, Messieurs, vous cherchez quelqu'un ?
- Vous êtes Monsieur Benetto ? Julien Benetto ?
Il tenta de garder une voix calme malgré son inquiétude qui grandissait :
- Oui, c'est bien moi. Il y a un problème ?
Les deux gendarmes échangèrent un regard avant que l'un d'eux ne sorte un carnet de sa poche :
- Nous sommes venus vous poser quelques questions, Monsieur Benetto. Vous pourriez nous accorder quelques minutes ?
Julien fronça légèrement les sourcils, son instinct en alerte. Il regarda discrètement du côté d'Elena pour voir si elle était toujours à l'abri, puis se concentra de nouveau sur les deux hommes :
- Oui, bien sûr. Entrez.
Il voulait masquer son appréhension. Il ouvrit la porte d'un mouvement vif et les précéda. Les policiers le suivirent à l'intérieur de la maison. Julien referma derrière eux. Il se dirigea vers la table de la cuisine. Tout semblait étrangement calme, presque trop. Le reste de quelques braises crépitait dans la cheminée, qui contrastait avec la tension qui montait peu à peu.
- De quoi s'agit-il ? reprit-il.
Il se dirigea vers l'âtre pour y ajouter quelques bûches afin de relancer le feu. Le plus vieux des deux gendarmes prit la parole, alors que l'autre, observait chaque détail de la pièce. Julien pensa qu'il cherchait quelque chose de particulier, un indice, un objet. En son for intérieur, il remercia Elena d'avoir mis la maison en ordre. Aucun de ses vêtements ne traînait dans la pièce à vivre.
- Nous avons reçu un signalement concernant une personne blessée. Cette personne serait hébergée ici... Une femme, déclara-t-il. Son regard perçant scruta Julien.
Ce dernier sentit son cœur se serrer. Et dire que la veille, il arpentait les rues de Laruns au côté d'Elena, à la vue de tous. Il se trouva ridicule de l'avoir fait. Maintenant, son expérience professionnelle le servirait pour gérer la situation.
- Une femme ? répéta-t-il. Il feignit l'ignorance. Vous devez faire une erreur, je vis seul.
Le gendarme plus âgé insista, sa voix grave empreinte de soupçon :
- Vous êtes sûr, Monsieur Benetto ? Des autorités locales ont mentionné vous avoir vu avec une femme... il y a quelques jours. Elle semblait souffrante.
Julien le dévisagea sans ciller malgré la sueur qui perlait sur son front. Il ne pouvait pas les laisser soupçonner quoi que ce soit. Elena se retrouverait en grand danger.
- Écoutez, reprit-il d'un ton ferme, je pense que vous avez de mauvaises informations. Y a personne d'autre que moi ici. Je vis seul !
Un silence pesant s'installa, seulement perturbé par le crépitement des bûches dans la cheminée. Les deux policiers échangèrent un nouveau regard. Julien pouvait sentir qu'ils n'étaient pas totalement convaincus, mais ils n'avaient rien de concret pour l'instant. Il tenta un coup de bluff :
- Vous voulez inspectez la maison, je n'ai absolument rien à cacher :
Le plus jeune gendarme secoua la tête, comme pour signifier qu'ils allaient en rester là, pour le moment :
- Ça sera pas la peine, Monsieur Benetto. Nous allons continuer nos recherches. Mais si jamais vous voyez ou entendez quoi que ce soit, n'hésitez pas à contacter la Gendarmerie.
- J'y manquerai pas. Puis il ajouta finement :
- Vous savez, maintenant que j'y pense, j'ai vu passer un couple il y a quelques jours... deux jeunes personnes qui semblaient prendre soin l'un de l'autre.
Les deux policiers se dirigeaient vers la porte d'entrée :
- Intéressant... vous pourriez les décrire ?
- Oui, attendez que je me rappelle... La jeune femme était plutôt jeune, brune, très jolie... Elle portait un vêtement brillant et boitait légèrement. Le jeune homme plutôt grand, peut-être de ma taille, brun, la trentaine. Vous savez, je connais le coin depuis pas mal de temps et je les avais jamais vus auparavant. Ils marchaient en direction de Borce. Je peux pas en dire beaucoup plus.
Une fois dehors, les gendarmes échangèrent quelques mots à voix basse avant de s'adresser une dernière fois à Julien :
- Merci pour vos renseignements et désolé pour le dérangement.
Julien hocha la tête. Il les regarda monter dans leur voiture et attendit que le véhicule ne disparût au loin pour relâcher un souffle qu'il ne savait pas avoir retenu. Puis il passa derrière la maison pour faire un signe à l'adresse d'Elena. Son cœur battait encore la chamade tandis qu'elle descendait vers lui :
- Ils sont partis.
Elle avait le visage blême. Elle hocha la tête, visiblement soulagée, mais ses yeux étaient remplis d'inquiétude :
- Pourquoi sont-ils venus ? Ils me cherchaient ?
- Oui. Ils sont venus pour me questionner à ton sujet. Visiblement, quelqu'un nous a vus ensemble. Ils ont mentionné une femme blessée.
Elena serra les poings. Sa voix tremblait :
- Je ne peux pas rester ici, ils vont revenir. La prochaine fois, ils seront plus insistants.
Julien la regarda intensément, son cerveau en ébullition. Il savait qu'elle avait raison mais il connaissait aussi l'habitude des policier. Leur temps était précieux, leurs pistes innombrables et ils étaient souvent en sous-effectifs. Cela leur laisserait un répit. Même si la situation avait changé, au moins il en connaissait l'existence et en tirerait parti :
- Au contraire, on va se terrer quelques jours et continuer nos préparatifs. On doit seulement veiller à être plus discret.
Elena le dévisagea semblant toujours aussi inquiète. Julien prit sa main et la rassura :
- Fais moi confiance. Tout va bien se passer.
Elle acquiesça en silence, consciente que leur seul espoir résidait désormais dans la chance.
* * *
Durant l'après-midi, Julien tira de sa bibliothèque plusieurs cartes de randonnées, usées par le temps. Il les étala avec précaution sur la grande table de la salle de séjour.
D'habitude, pour lui, elles étaient une évasion mentale, une invitation à explorer les sentiers sinueux qui traversaient les montagnes, loin des pressions des problèmes quotidiens. Mais aujourd'hui, ces cartes représentaient bien plus que de simples itinéraires.
Elles étaient devenues un passeport pour la liberté.
Assise à côté de lui, Elena semblait toujours enveloppée d'une certaine tension. Son regard se perdait souvent dans le vide. Julien sentit qu'il fallait détendre l'atmosphère. Il glissa la main dans sa poche et attrapa son téléphone. Il lança discrètement "Plug in" de Muse. La mélodie puissante enveloppa les deux jeunes gens. Il commença à faire bouger ses épaules, un sourire sur ses lèvres. Sans y réfléchir, il s'était mit à suivre le rythme. La jeune femme, surprise, lui jeta un regard amusé avant de laisser son corps suivre la musique à son tour. Elle se lança dans un mouvement spontané et amusé. Ils se dévisagèrent et Julien ne put s'empêcher de rire quand il la vit se détendre.
- J'aime bien cette musique, s'exclama-t-elle. Un sourire plus franc illuminait son visage.
Puis, il se mit à imiter la voix de Matthew Bellamy. Il accompagna la musique avec des mimiques exagérées. Elena éclata de rire, amusée par la façon dont il s'efforçait d'imiter le chanteur. Sa voix était fausse et contrastait de manière comique avec l'intensité vocale de l'original :
- Et j'adore ta voix ! Ses yeux pétillaient. Julien la fixa et adopta un ton exagérément suave, avec une intensité théâtrale :
- Je sais... T'es une fan inconditionnelle.
Elena rit de plus belle. L'éclat de sa voix résonna dans la pièce. Il effaça les ombres de ses inquiétudes et Julien, satisfait de la voir enfin relâcher la pression, afficha un large sourire. Pendant quelques minutes, il était parvenu à dissiper leur peur.
Puis il se leva et se rendit dans la cuisine pour préparer du café. Son arôme réconfortant envahit la pièce. Il revint s'asseoir aux côtés de son amie pour savourer avec elle le breuvage chaud. Il entama une conversation plus légère pour amener subtilement le sujet sur ce qu'Elena chérissait le plus : les Plantes et la Nature.
Dès qu'elle commença à parler, son visage s'éclaira. Il se mit à l'observer attentivement. Il ouvrait grand les yeux, captifs de sa passion qui se déversait dans une avalanche de mots. Il la laissa s'exprimer librement pour savourer chaque inflexion de sa voix, chaque détail qu'elle évoquait avec un enthousiasme débordant.
Lorsqu'elle se rendit compte de son propre flot de paroles, Elena se tut presque instantanément. Elle regarda Julien avec un étrange sourire. Ce dernier la prit par la main et l'entraîna en dehors de la maison :
- Viens !
Il fit le tour de la ferme avant de longer la grange pour emprunter une sente sinueuse qui s'enfonçait dans un bosquet. Lorsque le sentier se divisa en un "Y" presque parfait, il prit le chemin de droite.
Celui qui descendait.
Le soleil déclinait lentement derrière la bâtisse. Il baignait le ciel d'un orange doux et apaisant. Après une centaine de mètre, les deux jeunes gens se retrouvèrent à l'aplomb d'une petite étendue d'eau, en contrebas de la ferme. Le calme de la nature, seulement perturbé par quelques oiseaux qui s'envolaient, contrastait avec la tension qui les avait habités plus tôt dans la matinée.
Ils continuèrent à marcher pour atteindre finalement une petite clairière. Un endroit qu'elle n'aurait jamais imaginé. Ils se trouvaient debout sur un rocher, au-dessus du lac. Ils pouvaient voir leurs silhouettes se refléter dans l'eau, lisse tel un miroir. Ce fut pour eux, une promesse de paix fragile malgré la tempête qui menaçait.
Julien serra doucement la main d'Elena et chuchota :
- On va s'en sortir. Je te le promets.
Elle hocha la tête. Ses yeux brillaient d'une émotion contenue. Dans un silence de cathédrale, ils restèrent là, le regard perdu sur la surface tranquille du petit lac. Julien prit son smartphone et cette fois, c'est un air d'Opéra qu'il fit jouer.
La voix exceptionnelle de Mario Lanza émit les premières notes de "E lucevan le stelle". L'aria du ténor procura une émotion particulière dans tout le corps d'Elena qui ressentit ce morceau comme une parenthèse entre deux orages. Les notes de la musique flottaient dans l'air. Elles ajoutèrent une touche d'élégance au moment. En un instant, elle se sentit apaisée, réconfortée.
- C'est tellement beau, souffla-t-elle. Des larmes brillaient dans ses yeux.
- C'est tiré d'un opéra célèbre, La Tosca. Ça raconte les amours tragiques entre une chanteuse et un peintre. Entre eux des moments de tension intenses. Tu sais, quand j'écoute cette musique, je me réconcilie avec l'humanité tout entière.
Le regard d'Elena se perdit sur la surface du lac. Sa voix se teinta de mélancolie :
- Je crois comprendre ce que tu ressens. Tes frères sont si imprévisibles, c'est déconcertant. Ta civilisation est à la fois éclatante et pleine de contradictions. Vous êtes insaisissable, capables de peindre des tableaux extraordinaires, de sculpter des œuvres majeures qui traversent les âges, de bâtir des cités qui rivalisent de splendeur et d'ingéniosité. Vous créez, inventez, bâtissez des mondes où l’imagination semble sans limite. Et pourtant... Vous êtes aussi ceux qui détruisent avec une violence implacable, qui mènent des guerres fratricides, qui anéantissent des vies sans un regard en arrière.
Elle plongea son regard dans celui de Julien :
- Comment est-ce que c'est possible ? Avoir tant de beauté entre vos mains et la mêler à tant de chaos, de destructions ? Chaque jour, vous façonnez des chefs-d'œuvre, et dans le même souffle, vous les effacez sous le poids de la haine, de la colère, ou du simple désir de conquête. C'est comme si la lumière et les ténèbres coexistaient en vous, inséparables, luttant constamment pour prendre le dessus. Dans quel monde paradoxal vous vivez...?
Un silence s'installa, lourd. Elena observait le lac. Elle semblait chercher une réponse dans les reflets de l'eau paisible. Le vent jouait doucement avec ses cheveux. Il emportait les pensées de la jeune femme au loin. Son regard revint finalement vers Julien. Il était resté immobile, les yeux tournés vers l’horizon, les traits figés dans une expression indéchiffrable.
Il pesait chacune de ses réponses. Elena le fixa avec une douceur mêlée d’interrogation, attendant un mot, un signe. Il expira lentement. Un nœud de tristesse s’éveilla au creux de sa poitrine.
Que pouvait-il vraiment répondre à cela ?
Chaque fibre de son être ressentait la vérité dans ces paroles, mais il savait aussi que cette complexité faisait partie de leur humanité, une dualité impossible à fuir. Il serra légèrement les poings, les yeux baissés un instant, avant de relever la tête. Un sourire triste éclairait son visage fatigué. Elena écarta une mèche de ses cheveux brun :
- Comment tu peux supporter tout ça, toi qui es si différent ? Tu t'accroches à ce qu'il y a de plus noble en vous, mais tu ne crains pas que tout ça ne finisse par t’engloutir, toi aussi ?
Sa voix se brisa sur ses derniers mots. Le soleil commençait à disparaître derrière les montagnes. Il aidait le ciel à se vêtir de ses dernières couleurs pourpres. Julien frissonna légèrement. La fraîcheur du soir tombait doucement sur leurs épaules. Le regard posé sur le lac, il secoua doucement la tête avant de murmurer comme une vérité simple :
- Ça s'appelle l'espoir, Elena.
Il tourna les yeux vers elle et, voyant qu’elle frissonnait également, il se rapprocha instinctivement :
- Allez viens, on rentre, il commence à faire frais.
D'un geste doux, il passa un bras protecteur autour de ses épaules et la serra contre lui. Elena, sans un mot, se laissa faire. En réponse, elle glissa son bras autour de sa taille et d'un pas lent, ils prirent le chemin de la ferme.
Pour un instant, le poids du monde s’était allégé dans cette étreinte silencieuse.
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