Chapitre 33
— Bonjour, père.
— Tu es à l'heure, pour une fois.
Je soupirai. À peine avais-je franchi la porte qu'il me lançait déjà une remarque acerbe.
— Que veux-tu, tu me manquais trop.
— Arrête ton insolence, sale petit con. Tu crois que j'ignore ton manque de respect envers Tobias ? Tu imagines la honte que tu me fais subir encore une fois ?
— Vu le nombre de fois où je t'ai soi-disant fait honte, tu devrais être habitué, non ?
Son poing s'abattit sur la table, me faisant sursauter légèrement. Son visage, déformé par la colère, trahissait une rage contenue.
— J'étais censé fermer les yeux sur la façon dont il parlait à ma fiancée ? rétorquai-je. Ce n'est pas toi qui voulais que je projette l'image du mari parfait ?
— Il y avait des journalistes ? Non. Alors, inutile de faire semblant que tu fais ça pour elle. On sait tous que tu n'en as rien à foutre d'elle. Seule ta petite personne compte, ça a toujours été comme ça. Et tu n'as pas à te mêler de la façon dont il gère son foyer.
— Donc, si ça avait été maman, tu n'aurais rien dit ?
— Je t'interdis de parler d'elle ! hurla-t-il. Tu n'as aucun droit d'évoquer son nom, encore moins de penser à elle. Pas après ce que tu lui as fait !
Je le fixai, incapable de mettre des mots sur ce que je ressentais. Un mélange de culpabilité, de colère et de confusion m'assaillait. Finalement, je me contentai d'acquiescer avant de lui tourner le dos. Ses hurlements retentirent derrière moi, me sommant de revenir, affirmant qu'il n'avait pas fini. J'étais fatigué de ses disputes incessantes, et après ces deux jours de vacances avec Victoria, j'avais encore moins l'énergie de me battre.
Je rentrai à la maison sans même remarquer le chemin, tellement j'étais perdu dans mes pensées.
Victoria était assise devant la télé, emmitouflée dans un plaid.
— Tu n'es pas au bureau ?
— Alors c'est une histoire de dingue, commença-t-elle. J'ai rangé les valises et j'allais partir au bureau quand j'ai vu le canapé avec ce pauvre plaid. Je me suis dit qu'on avait dû leur manquer tout ce temps, alors je me suis sacrifiée et je suis restée avec eux.
— Quelle âme généreuse tu es.
— Je sais. C'est un immense sacrifice que je fais. Mais tu peux venir te sacrifier avec moi si tu veux.
L'idée me plaisait bien. Beaucoup même. Mais j'avais sans doute une tonne de mails et de paperasse à rattraper. Devant les petits yeux pétillants de Victoria, je me laissai prendre au jeu. Je posai mes clés sur la console et me laissai tomber sur le canapé, à l'autre bout de celui qu'occupait Victoria. Elle tendit une main hors de son plaid pour attraper la télécommande et baissa légèrement le volume de la télévision.
— Alors, comment ça s'est passé avec ton père ? demanda-t-elle d'un ton léger, mais son regard, lui, trahissait une vraie curiosité.
Je pris un moment avant de répondre, passant une main sur mon visage.
— Comme d'habitude. Des hurlements, des reproches, et toujours cette rage qu'il traîne depuis des années.
Victoria hocha lentement la tête, sans rien dire, avant de se redresser légèrement sous son plaid.
— Et toi ? Comment tu te sens ?
Cette question, posée avec douceur, me désarma. Personne ne me demandait jamais ça. Pas vraiment. Et jusqu'ici, notre relation ne nous avait jamais vraiment poussés à nous intéresser l'un à l'autre de cette façon. D'une manière aussi directe en tout cas. J'avais l'impression que toutes nos disputes étaient loin derrière nous.
J'allais lui répondre une remarque ironique ou bien acerbe, comme à chaque fois qu'elle s'immisçait dans ma vie, mais je me retins. J'aimais cette nouvelle dynamique entre nous.
— Fatigué. Fatigué de tout ça. De lui, de ses attentes, de ses accusations...
Elle me regarda avec un mélange de compassion et de détermination.
— Peut-être que tu devrais arrêter d'essayer.
Je fronçai les sourcils.
— Arrêter quoi ?
— D'essayer de lui plaire, répondit-elle simplement. Clairement, il ne sera jamais satisfait. Alors pourquoi continuer à te battre pour quelque chose d'impossible ?
Je laissai ces mots flotter un moment dans l'air. Elle avait peut-être raison. Non, elle avait sûrement raison. Mais l'idée de lâcher prise, de vraiment renoncer à toute tentative de réconciliation, laissait un goût amer dans ma bouche. Je le détestais. Le haïssais même. Mais c'était mon père. Mon seul parent.
— C'est facile à dire, murmurai-je. Mais c'est mon père.
Victoria pencha la tête, m'observant attentivement.
— Et ? Ça ne te donne pas l'obligation de te laisser détruire par lui.
Un silence s'installa, seulement troublé par les sons de la télévision en arrière-plan. Elle avait cette capacité agaçante à aller droit au but, sans détour, mais c'était précisément ce dont j'avais besoin à cet instant. Mais ce qu'elle ne savait pas, c'est qu'elle avait tort. Je méritais ces remarques dans le fond. Après ce qu'il avait vécu par ma faute et même si je détestais l'avouer, je le méritais.
— En tout cas, dit-elle en rompant le silence, si tu veux éviter de devenir aussi aigri que lui, tu devrais venir sous ce plaid et regarder ce film complètement idiot avec moi. Ça fera une bonne thérapie.
Je ne pus m'empêcher de sourire légèrement.
— C'est quoi, le film ?
— Aucune idée, répondit-elle en haussant les épaules. Ça parle d'un chien qui veut devenir une star de cinéma, ou un truc du genre.
Je ris doucement malgré moi.
— Sérieusement, Victoria ?
— Écoute, je fais des sacrifices pour ce canapé et ce plaid, mais je ne peux pas non plus tout faire toute seule.
Elle tapota l'espace à côté d'elle avec insistance, et après un instant d'hésitation, je cédai. Je glissai sous le plaid, m'installant à ses côtés.
— Tu vois ? murmura-t-elle. Ce n'est pas si compliqué de choisir la paix plutôt que le chaos.
Je ne répondis rien, mais ses mots restèrent en suspens dans mon esprit. Peut-être qu'elle avait raison. Peut-être qu'il était temps de cesser de me battre contre une tempête que je ne pourrais jamais calmer. Et pour la première fois depuis des semaines, je laissai un soupir d'apaisement remplacer la colère.
Le film continuait de défiler, mais je ne parvenais pas à me concentrer. Les images et les dialogues semblaient flotter autour de moi, comme un bruit de fond, tandis que les mots de Victoria résonnaient encore dans ma tête. Elle était installée à mes côtés, les jambes repliées sous le plaid, ses yeux fixés sur l'écran. Mais je pouvais sentir sa présence, cette chaleur subtile qui semblait calmer les tempêtes à l'intérieur de moi.
— Tu réfléchis trop, lança-t-elle soudainement, sans même tourner la tête. On pourrait alimenter tout le pays avec l'énergie que tu produis.
Je clignai des yeux, surpris.
— Comment tu sais ?
— Parce que tu as cette petite ride entre les sourcils qui se creuse à chaque fois. C'est comme un panneau lumineux qui dit : "Attention, Thomas est en plein monologue intérieur dramatique."
Je souris malgré moi et passai une main sur mon front.
— Peut-être que je suis juste en train d'essayer de comprendre pourquoi quelqu'un regarderait un film sur un chien qui veut devenir une star de cinéma.
Victoria éclata de rire, un son clair et sincère qui semblait chasser un peu plus l'obscurité autour de moi.
— Ne change pas de sujet, dit-elle en se tournant enfin vers moi. Tu pensais à ton père, n'est-ce pas ?
Son regard était direct, sans jugement, mais perçant. Elle avait cette capacité étrange de voir au-delà des façades, ce qui était à la fois fascinant et un peu effrayant.
— Oui, avouai-je après un moment.
— Ton père est un connard, c'est sans doute pour ça qu'il s'entend aussi bien avec le mien. Alors arrête de te prendre la tête.
— Mais le mien a des raisons pour agir comme ça.
Victoria s'assit un peu plus droit, posant le plaid sur ses genoux.
— Pourquoi tu penses ça ?
Elle resta silencieuse un instant, son regard scrutant le mien.
— C'est compliqué.
— Tout est compliqué avec toi, répliqua-t-elle doucement. Mais tu sais, même un connard n'a pas le droit de ruiner la vie de son fils sous prétexte qu'il est mal dans sa peau.
— Et ça, tu l'as lu dans un livre de développement personnel ? plaisantai-je, essayant de détourner l'attention.
Elle roula des yeux, mais un léger sourire flottait sur ses lèvres.
— Très drôle. Non, c'est juste du bon sens. Personne ne passe autant de temps à détruire quelqu'un d'autre sans que ça ne soit lié à ses propres insécurités.
Je ne répondis rien, mais ses paroles s'insinuaient en moi, remettant en question tout ce que je pensais savoir. Victoria finit par se pencher légèrement vers moi, son expression plus douce.
— Tu sais, t'observer te battre constamment contre lui... ça me donne envie de te secouer. Parce que tu mérites mieux que ça, Thomas.
Ces mots restèrent suspendus entre nous, comme une vérité que je refusais encore de voir.
— Merci, murmurai-je, incapable de dire autre chose.
Elle hocha simplement la tête et se laissa retomber contre le dossier du canapé, reprenant son plaid.
— Maintenant, regarde le film, lança-t-elle d'un ton faussement autoritaire. Je te garantis que tu finiras par adorer ce chien.
Je ris doucement et posai mon regard sur l'écran. Le film était aussi absurde que je l'avais imaginé, mais il avait un charme étrange. Ce chien, déterminé à devenir une star, me rappelait étrangement ma propre situation. Toujours à essayer de prouver quelque chose, toujours à courir après un idéal que je n'atteindrais jamais. Au fond, peut-être que lui, ce chien, était plus sage que moi.
Victoria, elle, était complètement absorbée par l'histoire. Elle rigolait à chaque scène, ses éclats de rire remplissant l'espace autour de nous. J'avais presque l'impression qu'elle avait raison de me dire de lâcher prise. L'idée de me libérer de ce poids, de cette pression incessante que mon père exerçait sur moi... C'était tentant.
Elle tourna la tête vers moi, une lueur malicieuse dans les yeux.
— Alors, tu vois ? Tu as bien ri, n'est-ce pas ?
Je fis une grimace, mais je ne pouvais pas nier que le film, même s'il était ridicule, m'avait permis de me détendre un peu.
— D'accord, tu as gagné. Le chien est plutôt sympa, dis-je en me redressant légèrement.
Elle éclata de rire, contente de sa victoire. Mais au fond, je savais qu'il ne s'agissait pas vraiment du film, mais de la façon dont elle avait réussi à me faire oublier, ne serait-ce qu'un instant, ce que je portais en moi.
— Maintenant que tu as réconforté ce pauvre canapé, il faudrait peut-être qu'on aille travailler ?
— On avait dit qu'on irait demain.
— Mais tu es pire qu'une enfant, on a déjà eu deux jours de vacances.
— Ce n'est pas assez.
— Alors change de métier.
— Je m'en fiche, je reste ici aujourd'hui, rétorqua-t-elle en croisant les bras.
— Tu veux faire quoi ?
— Tu vas rester aussi ?
— Bah si tu restes, je vais rester aussi, je ne vais pas te laisser seule.
— Toi aussi tu te sacrifies ?
— Totalement, rigolai-je avec elle.
— Je peux te poser une question un peu tue-l'ambiance ?
— Vas-y.
— Tu crois que ton père se comporte ainsi avec toi à cause de ta mère ?
Sa question eut l'effet d'une douche froide. Je sentis mon corps se tendre instantanément, mes membres devenant raides, comme si un gel glacé s'était infiltré sous ma peau. Chaque fibre de mon être semblait se tendre vers l'arrière, cherchant une issue, une façon de fuir. Mais il n'y avait pas de fuite. Pas cette fois. La question de Victoria m'avait frappé en plein cœur, et tout à coup, je me retrouvais dans un état de torpeur émotionnelle, pris au piège entre le passé et le présent.
C'était comme si mon cerveau avait cessé de fonctionner correctement, un bruit de fond incessant remplissant mon esprit. Les pensées tournaient en rond, s'entrechoquant sans fin, comme un tourbillon qui m'emportait. "Est-ce à cause de ma mère ?" Cette question résonnait sans cesse, une répétition ininterrompue qui me torturait. Je me sentais à la fois engourdi et accablé. Le monde autour de moi devenait flou, distant, comme si je l'observais à travers un voile épais. Comment était-elle au courant de ma mère ? Les journaux avaient simplement évoqué la voiture, rien de près ou de loin avec moi.
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