Chapitre 34
Je serrais les poings, mes ongles enfoncés dans la paume de mes mains, essayant de canaliser cette agitation intérieure. Mais rien ne semblait fonctionner. La chaleur du plaid, la douceur de la présence de Victoria à mes côtés, tout cela paraissait si lointain, presque irréel. Rien ne pouvait apaiser cette tension qui me consumait. Le simple fait de penser à mon père, à son regard, à ses paroles, me faisait revivre une violence émotionnelle que je croyais ne jamais pouvoir oublier. Cette question, bien qu’innocente en apparence, me rappelait chaque remarque acerbe de mon père. Mais surtout, elle me ramenait à ce jour où je m’étais réveillé à l’hôpital. Après cet accident. Le regard de mon père. Ce regard noir tandis que j’essayais de comprendre ce qui se passait. Et surtout cette phrase :
« Tu l’as tuée. Et maintenant je me retrouve sans elle, avec seulement toi. Son meurtrier. Et je ne peux même pas me débarrasser de toi à cause de cette promesse de merde que je lui ai faite. J’espère que tu es fier. »
Je fermai les yeux un instant, espérant que tout disparaîtrait. Mais quand je les rouvris, Victoria était là, à côté de moi, observant chacun de mes gestes. Je sentais son regard, celui d’une personne qui savait que quelque chose n’allait pas mais respectait mon silence. Elle n’insistait pas, mais l’air lourd entre nous en disait long. Ses mots, bien qu’énoncés avec douceur, m’avaient transpercé, et pourtant je n’étais pas prêt à les accepter.
— Thomas ?
— Fous-moi la paix, Victoria. Arrête de te mêler de ce qui ne te regarde pas. Tu me casses les pieds à toujours vouloir tout savoir. Ce n’est pas parce que tout l’univers pense qu’on est fiancés que je te considère comme telle. Alors arrête de jouer la future épouse parfaite et de fouiner dans ma vie.
Je savais que j’étais injuste et cruel. Mais si elle apprenait que j’avais tué ma mère… Je ne supporterais pas l’expression sur son visage. Je préférais encore qu’elle me déteste.
Elle me fixa, déconcertée par ce revirement. Je soupirai, agacé, et me levai pour partir.
— Pourquoi, Thomas ? Pourquoi tu te comportes comme un crétin quand on essaie de s’intéresser à toi ?
Je la dévisageai, mon esprit en ébullition. Chaque mot qu’elle prononçait me frappait comme un coup de marteau. Comment pouvait-elle rester aussi calme, aussi déterminée à me faire parler alors que tout en moi ne voulait que crier, fuir, disparaître ?
— Pourquoi ? rétorquai-je d’une voix sèche, les poings serrés. Tu veux vraiment savoir ? Parce que tu n’as aucune idée de ce que c’est, Victoria. Porter ce fardeau. Vivre avec cette culpabilité, cette haine qu’on te balance à la figure dès que tu essaies de respirer. Alors, laisse-moi tranquille, d’accord ?
Elle me regarda, les yeux brillants d’une étrange détermination. Elle ne semblait pas effrayée par ma colère, comme si elle l’avait anticipée. Mais elle ne reculait pas. Au contraire, elle se tenait là, prête à m’affronter.
— Tu penses vraiment que je ne comprends pas ? murmura-t-elle, sa voix basse mais chargée d’une force contenue. Tu crois que ça ne me fait rien de te voir comme ça ? Mais tu sais quoi ? Je ne cherche pas à te changer. Je veux juste que tu arrêtes de te détruire.
Mon corps se tendit davantage, comme une corde prête à rompre. Mais je ne pouvais détourner les yeux. Peut-être parce que, au fond, elle avait raison.
— Tu te crois seul à jouer les victimes, mais tu es entouré. Tu m’as, même si tu refuses de le voir. Et tu as tes amis. Mais si tu continues à tout rejeter parce que tu refuses d’affronter tes démons, ça ne fera qu’empirer.
J’eus l’impression d’être au bord de l’explosion. Mais je me contins. Pas avec elle. Pas maintenant.
— Tu ne sais rien, Victoria, répondis-je, la voix rauque. Tu ignores ce que c’est que de vivre dans l’ombre de la mort de quelqu’un qu’on aimait. De se réveiller à l’hôpital et de découvrir que tout est détruit à cause de toi. Et que ton propre père te hait. Tu crois qu’un regard compatissant suffit à effacer ça ?
Elle s’approcha, sans peur, jusqu’à se tenir juste devant moi. Je ne pouvais plus reculer.
— Tu penses que je ne le vois pas ? Que je ne vois pas ta souffrance ?
Je ne répondis pas. Elle avait raison. Mais elle ignorait l’essentiel : c’était ma faute.
— Tu n’es pas responsable de ce qui est arrivé à ta mère, reprit-elle doucement. Ton père est brisé. Il te fait porter le poids de sa douleur. Mais toi, tu n’as pas à t’infliger cette torture.
Ces mots me transpercèrent. La rage se mêla à une douleur sourde. Je fermai les yeux, espérant un répit. Mais quand je les rouvris, tout était toujours là.
— Arrête, Victoria… Ce que j’ai fait est irréparable. Je ne mérite ni ta pitié ni ton pardon.
Elle secoua la tête, un sourire triste aux lèvres.
— Ce n’est pas de la pitié. Juste de l’humanité. Et tu y as droit, toi aussi.
Mon cœur battait à tout rompre. C’était si facile de haïr mon père plutôt que d’affronter la vérité.
— Je l’ai tuée, Victoria. J’ai tué ma mère, lâchai-je enfin en la regardant droit dans les yeux.
Elle resta silencieuse, me dévisageant, choquée.
— Maintenant, arrête de m’emmerder avec tes phrases toutes faites.
Victoria me fixait, les yeux écarquillés, les lèvres entrouvertes. Un silence étouffant s’installa. Puis elle cligna des yeux, secoua légèrement la tête et reprit, d’une voix ferme mais douce :
— Tu n’as pas tué ta mère, Thomas.
Mon cœur se serra.
— Si, c’est ma faute. Si je n’avais pas été là, elle serait encore en vie.
Les souvenirs me submergèrent. Je lui racontai tout : le ballon lancé trop loin, ma course imprudente, ma mère qui s’était précipitée pour me pousser hors de danger. L’impact. L’hôpital. Le regard de mon père. Les larmes coulaient maintenant, incontrôlables.
Victoria me prit la main, comme pour m’ancrer à elle.
— Tu avais cinq ans, Thomas. Tu ne pouvais pas savoir. Ce n’est pas ta faute.
Je secouai la tête, incapable de la croire.
— Tu n’as pas vu… Tu ne sais pas…
Je fermai les yeux, luttant contre la vague de douleur qui menaçait de m’engloutir. Les souvenirs affluaient, d’une netteté insoutenable – comme si l’accident venait de se produire. Le choc brutal de la voiture, le craquement sinistre de la torde, puis… plus rien. Le néant. L’hôpital. Et ce regard. Celui de mon père. Noir. Brûlant de haine.
Un frôlement me fit rouvrir les paupières. Victoria s’était levée sans un bruit et s’était glissée près de moi. Sa main se posa sur la mienne, légère mais ferme. Ce simple contact parvint à calmer la tempête qui faisait rage en moi.
— Tu avais cinq ans, murmura-t-elle d’une voix douce mais inébranlable. Personne ne pouvait prévoir ce qui allait arriver. Ce n’est pas ta faute, Thomas. Ni la tienne, ni celle de ta mère. Tu n’étais qu’un enfant.
— Si c’est la mienne.
— Pourquoi penses-tu ça ?
Une vague de souvenirs me submergea. Les images défilaient dans ma tête, aussi vives que si c'était hier.
« Je lance le ballon haut dans les airs. Il monte, suspendu un instant dans la lumière dorée, avant de retomber lourdement sur l'asphalte. Il roule, plus loin que prévu. Sans réfléchir, je me précipite. Mes petites jambes bougent toutes seules, emportées par l'urgence de le rattraper. J'entends ma mère crier : "Thomas, attention !" Mais le ballon est tout ce qui compte.
Je cours droit vers la rue. La voiture arrive si vite. Je ne la vois pas d'abord, trop concentré sur ce fichu ballon qui continue sa course. Puis un cri déchirant. Je lève les yeux - trop tard. Un éclair de métal. Ma mère se jette sur moi. L'impact. Un bruit atroce de tôle froissée. La douleur fulgurante quand je suis projeté sur le bitume.
Je reste là, étourdi, le monde qui tourne. Ma tête cogne. J'essaie de bouger mais mon corps ne répond plus. Quelques mètres plus loin, ma mère gît, immobile. Son bras est tordu dans une position impossible. Je veux crier, appeler à l'aide, mais aucun son ne sort de ma gorge serrée.
Des ombres s'agitent autour de moi. Des voix étouffées. "L'enfant respire !" "Appelez les secours !" Puis les sirènes, les lumières bleues qui clignotent. On me soulève, on me pose sur une civière. À travers la vitre de l'ambulance, je vois le ciel, si bleu, si indifférent.
Le réveil à l'hôpital. La douleur sourde partout. Les draps rêches. L'odeur de désinfectant. Et surtout, l'absence. Son absence. Et le visage de mon père, déformé par une colère froide quand il se penche vers moi : "Tu l'as tuée."»
Je racontai tout à Victoria, mot après mot, chaque détail gravé au fer rouge dans ma mémoire. Elle avait pris ma main dans les siennes, un point d'ancrage dans ce déluge de souvenirs. Je sentais mes larmes couler enfin, chaudes et salées sur mes joues.
Victoria cligna des yeux à plusieurs reprises, comme pour chasser une vision insoutenable. Un léger tremblement parcourut son corps. Elle ouvrit la bouche, mais aucun mot n'en sortit. Le silence entre nous devint palpable, pesant, comme une chape de plomb.
Elle me fixait intensément, son regard oscillant entre l'horreur et une compassion douloureuse. Je voyais bien qu'elle n'était pas préparée à ça. Personne ne l'aurait été. Moi-même, je n'étais pas prêt à avoir tout déballé ainsi.
Je détournai la tête, incapable de soutenir son regard. La pièce semblait tourner autour de moi. Mes jambes flageolaient. J'avais envie de fuir, de disparaître. Mais j'étais cloué sur place, prisonnier de ma propre confession.
Les secondes s'étiraient, interminables. J'attendais sa réaction avec une angoisse qui me tordait le ventre. Finalement, elle parla, d'une voix douce mais ferme :
— Tu n'as pas tué ta mère, Thomas.
Ses mots résonnèrent comme une dissonance dans mon esprit. Elle n'avait pas vu. Elle ne pouvait pas comprendre.
— Tu n'étais pas là..., murmurai-je, la voix brisée. Tu ne sais pas...
Elle s'approcha, sans hésitation. Je voulais reculer, fuir son regard plein de pitié, mais je restais paralysé.
— Tu veux que je te dise que c'est ta faute ? Que tu mérites de souffrir ? demanda-t-elle, sa voix tremblant légèrement. Tu penses vraiment que je vais te rejeter parce que ton père t'a convaincu que tu es un monstre ?
Je secouai la tête violemment.
— Tu ne comprends rien !
Elle avança d'un pas décidé.
— Non, je ne comprends pas. Mais je sais une chose : je ne te laisserai pas continuer à te détruire pour une tragédie dont tu n'es pas responsable. Ce n'est pas toi qui as tué ta mère, Thomas. C'est l'accident. C'est la fatalité. C'est la douleur de ton père qui t'a transformé en bouc émissaire.
Je voulus protester, mais avant que je puisse dire quoi que ce soit, elle m'attira contre elle dans une étreinte ferme. Son corps était chaud contre le mien, son parfum familier m'enveloppant. Malgré moi, malgré la colère et la honte qui me rongeaient, je sentis une parcelle de réconfort dans ce contact.
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