Le dieu dans l’ombre (Megan Lindholm alias Robin Hobb)

5 minutes de lecture

Une vraie surprise

Adepte des boîtes à livres, j’y fais souvent de belles découvertes. C’est ce qui s’est passé précisément avec ce roman, trouvé – aussi surprenant que ça paraisse - dans la boîte à livres d’une agence de location de véhicules utilitaires. Avec sa couverture kitchouille et photo-montée (première édition), je l’ai d’abord pris pour une romance « torse nu » et il a bien failli rester sur l’étagère ! Mais le titre, puis la mention de Robin Hobb m’ont décidé à lire la quatrième de couverture :

« Evelyn a 25 ans. Un séjour imprévu dans sa belle-famille avec son mari et son fils de cinq ans tourne au cauchemar absolu. Une créature surgie de son enfance l’entraîne alors dans un voyage hallucinant, sensuel et totalement imprévisible, vers les forêts primaires de l’Alaska. Compagnon fantastique ou incarnation de Pan, le grand faune lui-même… qui est le Dieu dans l’ombre ? Une œuvre inclassable, dérangeante et poignante...»

J’ai été effectivement très surprise par ce roman, qui pose plus de questions qu’il n’en résout et nous fait voyager entre le réel et l’imaginaire. Ce faune, par exemple, est-il bien là ou est-ce simplement une fantasmagorie, un ami et amant imaginaire qui permet à l’héroïne de se comprendre et de surmonter les moments les plus difficiles de son existence ? Ce roman nous entraîne également dans de véritables montagnes russes émotionnelles : en suivant le parcours de la protagoniste qui parle à la première personne, on passe de la déprime au tragique, puis à la félicité et ensuite, de nouveau, à la peur, jusqu’à la libération finale.

Dans la tradition des grandes dames de l’imaginaire

Cette lecture s’inscrit dans le Cold Winter Challenge, catégorie « un chalet sous la neige », Menu Hiver Sombre (huis clos, enfermement, solitude). Cela peut paraître paradoxal d’avoir inscrit ce livre qui célèbre la liberté et les grands espaces des forêts primaires de l’Alaska dans cette catégorie, mais cela se comprend au regard de l’histoire, puisque l’héroïne passe les trois quarts du roman enfermée dans une relation au final non voulue, et littéralement prisonnière d’une belle-famille abusive.

L’héroïne, Evelyn, est une sauvageonne attachante qu’on a parfois envie de secouer un peu. Pourquoi ne se rebelle-t-elle pas contre son horrible belle-famille ? Pourquoi ne prend-elle pas ses jambes à son cou quand c’est encore possible ? Pourquoi commet-elle autant de bourdes ? Bien sûr, il faut remettre cette histoire dans son contexte (les années 60 dans une Amérique rurale – il paraît d’ailleurs qu’il y a une forte part autobiographique), mais à la lecture, on est souvent agacé par la passivité d’Evelyn face à la méchanceté et aux humiliations qu’elle subit. En cela, mais aussi par sa crainte des hommes et des relations humaines, issues d’un traumatisme, et aussi son idéalisation d’un compagnon surnaturel, elle rappelle un peu les héroïnes de Tanith Lee (notamment Rachaela dans la Danse de l’Ombre), et, plus largement, celles des romans gothiques, qui se trouvent prisonnières d’une situation inextricable et s’enfoncent de plus en plus dans les ténèbres. L’image du couple idéal qu’elle forme avec son mari au début du roman va peu à peu voler en éclats, et un évènement tragique la fera renouer avec sa part la plus primaire, la plus animale (mais aussi la plus humaine) au terme d’une véritable quête initiatique où elle s’enfoncera au plus profond d’elle-même. Impossible d’en dire plus sur l’histoire sans dévoiler l’intrigue, je vous laisse la découvrir en lisant le livre !

Attention, toutefois : ce roman ne conviendra sans doute pas à tout le monde. Il explore la condition féminine de manière particulièrement viscérale, à travers les violences sexuelles, la maternité, mais également, le désir et la sexualité, à la manière d’une Marion Zimmer Bradley dans le cycle d’Avalon. Les descriptions explicites d’union charnelle entre une femme et une créature mi-homme mi-bête (le faune), même si elles ne sont visiblement pas là pour exciter, peuvent choquer. Certains passages sont très crus. Voici un petit extrait pour vous mettre dans le bain de cette écriture très charnelle :

« Ils sentent le sexe, indéniablement. Je les enfouis au fond du panier à linge et je saute sous la douche. La vapeur chaude, en touchant mon corps, semble d’abord intensifier l’odeur de musc, la salle de bains toute entière empeste le sexe et le faune. Mais le savon Avon parfumé fourni par mère Maurie a vite fait d’en venir à bout et pour une fois, je suis contente de son parfum pénétrant de cocotte. » (p.242)

Ou encore :

« Nos copulations fréquentes, cinq à six fois par jour, semblent faire partie d’un rythme. À chaque fois qu’il me touche, j’ai envie de lui. C’est simple. Je suis consciente, vaguement, de la façon dont son odeur change, dont il la masque quand nous traversons des cours de ferme en émettant une senteur neutre. Je sais au fond de moi qu’il y a quelque chose dans son odeur quand il s’approche de moi, une attraction puissante d’épice musquée qui efface toutes mes éventuelles hésitations ou mes inhibitions. Phéromones, me dis-je parfois, à demi endormie, et j’ai la vision de millions de papillons de nuit qui volent pendant des kilomètres pour suivre un parfum fugace. » (p. 304)

Mais le lecteur y trouvera également de superbes déclarations d’amour :

« — Qu’est-ce que je suis ? dis-je indistinctement dans son cou.

— Oh, toi... » dit-il, et sa voix devient plus grave et ronronnante, comme une berceuse dont il chantonne à moitié les mots.

« Tu es un souvenir retrouvé, un lien renoué, la femme qui nous donne le baiser de la vie avec les lèvres de l’humanité. Tu es celle qui donne la vie, le sein chaud, les bras qui bercent. Tu es ce dont nous avons besoin et que nous aimons le mieux, la forêt dans la femme, la femme dans la forêt... » (p. 307)

Et même des réflexions philosophiques, qui m’ont parfois fait reposer le livre et réfléchir :

« Le meilleur chirurgien du monde ne pourrait pas réparer ce lapin et le faire repartir. Même si on ressoudait parfaitement tous les contacts par microchirurgie, même si on réchauffait le corps, si on renouvelait tous les fluides, on ne parviendrait pas à le relancer. Vivant. Mort. C’est sans doute la plus étrange caractéristique des êtres vivants. Une fois que l’étincelle est éteinte, elle a disparu, comme si elle n’avait jamais existé. » (p. 301)

Au final

Pour qui :

- les lecteurices qui ne sont pas rebuté.e.s par le sexe explicite, le « female gaze » et l’exploration de la féminité en littérature de l’imaginaire (attention, contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’une romance fantastique!)

- les amoureux-es des grands espaces, de la nature brute, sauvage et cruelle

- les fans de Tanith Lee, Marion Zimmer Bradley ou encore Anne Rice (période Mayfair), c’est-à-dire de l’âge d’or des grandes dames de la SFFF

TW (attention aux spoilers) :

- relations sexuelles humaine/créature zoomorphe

- harcèlement familial bien méchant

- accouchement bien trash

- décès d’enfant bien tragique

- violences sexuelles

- fin douce-amère

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