L’épouse de bois (Terri Windling)

6 minutes de lecture

Les Moutons électriques (2010, 2018), 309 pages.

Aujourd’hui, je vais vous parler d’un livre merveilleux, le meilleur que j’ai lu depuis un certain temps (depuis Notre part de nuit de Mariana Enriquez, en fait). Il s’agit de L’épouse de bois de Terri Windling. Ce roman n’est plus tout jeune (il est sorti aux États-Unis en 1996) et aujourd’hui, il est considéré comme un classique du fantastique féérique, qu’on peut aussi relier au « réalisme magique », un genre qui, décidément, est en passe de devenir mon préféré !

Résumé : Maggie Black, journaliste et écrivaine dotée d’un ex-mari un peu envahissant, hérite d’une maison à la mort d’un ami qu’elle n’a jamais pu rencontrer en chair et en os : le poète David Cooper. Elle part s’installer chez lui dans les montagnes Rincons au-dessus de Tucson, une région perdue de l’Arizona, dans le but de mieux comprendre l’homme et élucider le mystère de sa mort. Elle y découvrira toute une peuplade d’êtres étranges, humains, animaux... et autres.

Il y a des histoires dont on sait, dès les premières lignes, que c’est pour nous. L’épouse de bois est de ceux-là. Je ne savais pas du tout où j’allais en ouvrant ce livre, dont j’ai trouvé la référence cet été dans une liste de romans de fantastique féérique. Mais quelle bonne surprise ! Un enchantement perpétuel, sans fausse note. Qui dit roman extraordinaire, dit format de chronique inhabituel, car je n’ai absolument rien de négatif à dire dessus !

« Sa femme n’était pas Anna Naverra, pas une sorcière au cœur de flammes ; c’était une femme de la terre, de granite et de quartz. » (p. 61)

Pourquoi ce roman est-il extraordinaire ? Tout d’abord, pour son écriture. Une vraie merveilleuse ! De la poésie mise en prose. D’ailleurs, l’autrice est aussi poète, et on le ressent dans sa plume. Les références au 6° art sont nombreuses. La langue, légère, concise, coupée au cordeau, est parfaite. Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu un roman d’imaginaire aussi bien écrit. Et franchement, ça fait du bien. La forme, quoi qu’on en dise, ça compte !

«  C’était une créature obsédante, aux joues minces et balafrées, aux yeux bridés peuplés de secrets. Elle lui rappelait l’homme de la colline, dont le beau visage portait des lignes ressemblantes. Cet homme était apparu dans ses rêves la nuit dernière, se souvint-elle soudain. » (p. 84)

Ensuite, ce roman est extraordinaire pour son traitement de la féérie, à la fois novateur (faire vivre les fées dans le désert de l’Arizona, il fallait y penser !) et authentique. Ici, l’autre monde n’est pas un simple décor sorti de nulle part pour raconter une énième histoire de fantasy hors-sol. On sent la connaissance profonde de l’autrice pour le folklore et la mythologie, dont elle comprend la puissance symbolique, qu’elle manie à la perfection et replace dans leur universalité. Sans cesse changeants, insaisissables, ces êtres « entre nous et les anges » (p. 168) prennent tour à tour le masque des esprits amérindiens ou le visage des fées irlandaises. Ils s’incarnent dans un cerf blanc dont les pas font naître des turquoises, un coyote borgne, un cactus qui danse la nuit sous la lune. Font parler les pierres et apparaître les rivières. Leur ancrage dans la réalité ne leur confère que plus de force. Personnellement, c’est dans ce contexte-là que je préfère voir traité le surnaturel, car, coupé du réel, il perd de sa force, de son sens et de sa puissance évocatrice.

« C’était un original d’Anna Naverra, peintre surréaliste mexicaine. On y voyait une fille pâle aux cheveux blancs, tenant de l’eau dans ses mains jointes, et en arrière-plan le désert, la nuit, agrémenté de tours à la Escher, de papillons blancs et d’une pendule ancienne. Le tableau s’intitulait Le Mage à l’heure de minuit, même si la pendule indiquait 1h15 du matin. » (p. 60)

Le surnaturel n’est pas le seul thème du livre. L’autrice s’en sert pour nous parler du processus créatif, et du regard particulier qu’ont les artistes sur le monde. Elle nous fait réfléchir à ce que leurs créations apportent au réel. Tous les personnages (à une terrible exception près) sont des artistes : musiciens, peintres, poètes, relieurs... ou des passeurs : chamane, protecteurs et soigneurs des animaux du désert (qui sont de véritables personnages). En nous immergeant dans cette étrange communauté du Ranch Red Spring Canyon, Terri Windling nous plonge dans le quotidien d’artistes, de personnes atypiques qui vivent en marge, dans un monde qu’ils se sont choisis, et qu’ils ont magnifié. Un monde merveilleux, mais également dangereux, dans lequel on peut se perdre pour ne jamais en revenir, comme le couple tragique Anna et Cooper, ou même Juan, le peintre hanté par sa muse. « L’art, c’est la seule chose qui m’importe » (p. 153), dit l’héroïne venue chercher son inspiration dans cet endroit du monde si particulier. Les « terres de la poésie » de Cooper, ce poète avec qui elle correspondait, qui sont plus une idée qu’une entité géographique : « c’était un endroit dans sa tête, un mélange d’Angleterre, de France, de Mexique et d’Arizona. Tout cela faisait partie de lui, et faisait partie de ses poèmes. Je ne pense pas qu’il les ait jamais séparés. » (p. 112)

Le roman est émaillé de fragments de poèmes, de descriptions de tableaux, de références musicales, littéraires, plastiques... le lecteur est plongé dans un maelstrom de références, dont certaines sont inventées. Cette richesse m’a rappelé M. Norrell et M. Strange de Susanna Clarke, avec cet univers imaginaire — si bien mêlé au folklore qu’on ne sait plus ce qui est réel et ce qui ne l’est pas — qui sort littéralement des pages. J’en ai noirci, des petits papiers, dans l’idée de retrouver toutes les œuvres citées par Terri Windling ! Car L’épouse de bois a été conçue, à l’image de la poésie de Cooper dans le roman, comme un dialogue avec les peintures d’un artiste proche de l’auteur, Brian Froud, dont le tableau éponyme illustre la couverture. Et tous les sens sont convoqués dans l’écriture sensorielle de l’autrice : la vue, avec ces images si fortes, l’ouïe, avec la sonorité de la poésie et la musique citée, mais aussi l’odorat, avec le parfum de la sauge et le toucher (la pierre, le sable, les épines des cactus...) Plus qu’un projet littéraire, il s’agit d’un projet artistique global !

« Il faut que tu croies en ton talent quoi qu’il en soit. Persévère. Va réclamer ce que tu veux. » (p. 153)

Cette description de toute une contre-culture américaine des années 90 que nous donne Terri Windling (mise en abime avec les cercles artistiques d’après-guerre à Paris, New-York et Mexico) s’accompagne d’une critique acerbe et sans concession des contingences et mesquineries qui, en l’accablant, ramènent à terre les artistes. Critiques misogynes, éditeurs snobs et bornés, artistes à succès centrés sur eux-mêmes... Anna, la peintre dont les visions ont changé la vie de tant de personnes, est décrite par les critiques comme une « idiote savante peignant un choix de sujets malheureux, quoiqu’avec un talent rare » (p. 164) et n’est jamais créditée comme étant la découvreuse des figures merveilleuses qui magnifient la poésie de son compagnon. Pour enfin prendre son envol en tant qu’artiste, Maggie a dû se séparer d’un mari dans l’ombre duquel elle vivait, et Dora, elle, a renoncé à sa passion pour soutenir la carrière artistique de son conjoint. La scène la plus violente du livre est d’ailleurs celle de la crise de Juan, lorsqu’il brûle les œuvres de sa femme et lui révèle ainsi le peu d’estime qu’il a pour son art, toujours mis en retrait par rapport au sien.

L’intrigue, enfin, est aussi belle et passionnante que son emballage. On est happé par ce mystère et la vie de ces gens dès les premières pages. La magie opère et on ne peut plus lâcher le roman. Je l’ai fini en deux jours. Je ne pouvais plus le lâcher, et l’immersion était telle que j’y pensais même lorsque je ne le lisais pas ! Un roman-monde, une ambiance... c’est pour trouver ça que je lis.

Bonus : il y a une romance dans ce livre, et elle fait du bien. Elle est adulte, saine, droite dans ses bottes (comme la plupart des protagonistes de ce roman) et fait rêver. C’est un sans-faute !

Bilan

Une histoire passionnante, un rythme à la fois haletant et contemplatif, une plume magnifique, des personnages émouvants, beaux et authentiques... le bouquin que j’aurais aimé écrire, et que j’aime encore plus découvrir !

Ça ressemble à :

- Quelques nouvelles du tome 1 de Sacra de Léa Silhol (« À travers la fumée », notamment), pour la description tendre et belle d’un micro-monde artistique qui se partagent des secrets d’initiés et réfléchissent à la création ;

- Sous le Lierre de l’autrice précitée, pour la réflexion sur les espaces magiques à préserver ;

- Faërie, de Raymond Feist, pour le côté « enquête » et mystère féérique.

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