Skuld quitta le bourg le soir même. Elle avait pris soin d’emporter avec elle une réserve de nourriture pour ne manquer de rien les premiers jours. En vérité, elle n’avait aucune idée d’où se rendre, car elle n’avait jamais quitté cet endroit. Où vivait le Grand Glacier ? Vers où devait-elle marcher ? L’enfant était complètement perdue et décida de se fier à sa bonne étoile. Encore eut-il fallu qu’elle en ait une.

 Elle marcha trois jours sans croiser aucun être humain. Elle n’avait rencontré que quelques animaux, pas mal d’élanstrophe, aux bois si larges qu’ils peinaient à passer entre les arbres, et même un griloo qui se sustentait de sa dernière proie. Mais aucun d’eux ne prêta attention à l’enfant, que la capuche continuait de protéger.

 Elle était affamée quand elle parvint enfin à un petit village. Là-bas, elle voulut faire ce qu’elle avait toujours fait : voler des denrées. Il s’agissait de la capitale d’un Clan. Il y avait bien plus de monde que ce à quoi Skuld était habituée. Sur le marché, on la bouscula dans tous les sens, sans s’excuser puisqu’on ne la remarqua pas. Si elle n’avait pas peur d’être repérée, atteindre les étals révéla d’un véritable défi. Toute endolorie, elle parvint tout de même à se procurer ce dont elle avait besoin. Elle était en train de se nourrir quand elle vit passer dans la rue un homme de forte stature, vêtu d’une peau de griloo et trainant une hache derrière lui. Quelques hommes le suivaient docilement, et à son attitude envers eux, Skuld comprit qu’il s’agissait du Chef de Clan des environs. Curieuse, elle le suivit, espérant apprendre des choses au sujet du Grand Glacier.

 Ce qu’elle apprit la mit mal à l’aise. Ses hommes l’informaient justement de l’arrivée de troupes étrangères au pays. Les Clans se préparaient à lutter. Skuld avait peur. Vausturn et Jura allaient-ils leur faire subir le même sort que ses voisins ? Les siens avaient-ils seulement la moindre chance contre le Culte ? Jura avait voulu se montrer bienveillant, mais comment aurait-elle pu lui accorder sa confiance après le massacre ? Si elle cherchait le Grand Glacier, c’était uniquement parce qu’elle avait peur de mourir.

 Justement, le chef de Clan local évoqua la créature mythique. Il parla des montagnes, bien plus loin à l’est, comme de son refuge. Des Clans avaient manifestement déjà décidé de le contacter. Maintenant que Skuld savait vers où aller, il était temps de reprendre son voyage. Cette fois-ci, elle prit plus de provisions que la première fois, espérant que cela suffise avant d’avoir l’occasion de se réapprovisionner.

 Longue et éprouvante fut son chemin. Celui-ci mena Skuld à d’autres villages, plus petits. Mais chaque fois qu’elle rencontrait des hommes, les nouvelles de cette guerre qui opposait son pays au Culte venaient entacher sa détermination. Tous les hommes et beaucoup de femmes étaient forcés de partir au combat et se préparaient à lutter contre les envahisseurs. L’enfant en était très mal à l’aise. Elle se voyait comme une traitresse, car elle obéissait aux ordres de ces deux êtres qu’étaient le Silence et la Mort. Sa peut, cependant, était son moteur pour poursuivre.

 Si elle était protégée de tous les regards par son chaperon, un jour vint où elle eut la désagréable sensation d’être observée. Elle venait de croiser un grand groupe de soldats qui, bien sûr, n’avaient eu cure de sa présence. Elle avait dû s’écarter pour les laisser passer avec leurs charrettes pleines d’armes et même quelques béliers à roulettes. Encore une fois, les remords avaient pesé sur son estomac. Elle se trouvait lâche. Si ces hommes savaient qu’elle était en mission pour le Culte, ils ne l’auraient pas laissé s’échapper.

 C’est peut-être cette peur d’être découverte qui fit naitre ce sentiment. Elle se figea et observa autour d’elle. Mais il n’y avait déjà plus rien à voir, si ce n’est la colonne de guerriers qui s’éloignait et la neige à perte de vue. Elle fit encore quelques pas et s’arrêta tout aussi vite, en proie à la paranoïa. Cette fois, elle avait cru entendre du mouvement. Pourtant, toujours rien. Ce n’est que la troisième fois qu’elle se retourna que Skuld le surprit enfin.

 Un loup l’observait de loin. Personne en Majorique ne savait d’où venaient les loups. Ils étaient apparus, un jour, il y a de cela une trentaine d’années tout au plus. Avant cela, personne n’en avait jamais entendu parler. Des racontars disaient que c’était le Culte qui avait importé cette engeance du démon pour venir s’attaquer au bétail et au gibier dont les Majores étaient si friands. Parfois, on retrouvait les corps de quelques voyageurs déchiquetés par ces bêtes. Tout le monde se méfiait des loups.

 Celui-ci s’était assis dans la neige au moment où Skuld l’avait aperçu. Il regardait dans sa direction, immobile. La petite fille ne connaissait ces créatures que des racontars de son village, mais la description qu’elle en avait eu ne faisait aucun doute. Elle déglutit effrayée, avant de se souvenir que son chaperon la protégeait. Les animaux qu’elle avait croisés jusqu’ici avaient toujours été affectés par les pouvoirs de son vêtement. Mais le loup, pourtant, la fixait avec intensité. Aussi se mit-elle à douter.

 Après un moment d’attente, comme le prédateur ne bougeait toujours pas, Skuld décida de poursuivre sa route. Si l’animal l’avait vraiment vue, il se serait jeté sur elle pour en faire son casse-croute. D’ailleurs, que lui serait-il arrivé, puisque Jura lui avait garanti qu’elle ne pouvait pas mourir tant qu’ils avaient sa bulle de vie sous leur protection ? L’animal l’aurait-elle engloutie d’un seul coup ou aurait-elle senti chaque morsure sans pouvoir y mettre fin… ? Frissonnant à cette perspective, elle jeta un dernier regard en arrière. Le loup n’était plus là.