Sous la peau du chat
La mousse est froide ce matin. Pas gelée, non. Juste… agaçante. Le genre de froid qui s’infiltre entre les coussinets comme les critiques d’un conseil d’elfes : humides, rampants, désagréablement verts.
Oui, exactement comme eux.
Je marche. Encore. Toujours. La forêt me connaît. Trop bien. Elle me reçoit avec ses racines fourbes, ses feuillages poisseux et ses corbeaux qui se croient subtils. J’en foudroie un du regard. Il s’envole, vexé. Dommage. Son œil gauche me rappelait la lune noire de l’équinoxe d’Yralieth. Mystérieuse, instable, vaguement glauque.
Je suis Seylia Ventombre, archimage du Cercle d’Iriloth, destructrice des Trames d’Ombre, ancienne conseillère du trône de l’Arche-Cité.
Et aujourd’hui, je cours après une grenouille.
Pas pour manger, évidemment. J’ai une dignité. C’est une question de principe. Elle m’a regardée de travers. Personne ne regarde une archimage de travers. Même avec des moustaches.
Mais ce n’est pas vraiment pour elle que je suis là. Je cherche un elfe. Un vrai. Pas un apprenti à demi-nu en robe de bain qui pense que canaliser l’énergie arcanique, c’est comme infuser du thé. Non. Un érudit, un sage, un être capable d’identifier une malédiction de scellement ancestrale sans me proposer de "me gratter le ventre pour ouvrir mes chakras".
Trois cents ans que je cherche. Trois cents ans de ruines, de tours écroulées, de civilisations éteintes, de caves infestées de souris à traquer pour ne pas perdre la raison. Trois siècles, et pas un seul elfe compétent à l’horizon.
La mousse colle à mes coussinets. Le vent charrie des effluves : cendre, cuir… sang.
Je m’arrête. Je hume. Pas du sang noble, versé dans un duel à l’aube pour une querelle ancestrale sous les arbres millénaires. Non. Ce sang-là est chaud, maladroit, sale. Le genre qui dégouline après une erreur stupide.
Je grimpe sur une racine noueuse pour observer. Quatre corps. Affaissés. Une bouge à peine, deux gémissent. Le dernier me fixe. C’est rare, cette lucidité. Ou bien c’est un choc. Chez les humains, c’est difficile à distinguer.
Je m’approche. Lentement.
Ils ne paniquent pas. Je suis petite. Douce. Poilue. Inoffensive. C’est toujours leur erreur préférée.
- Un… un chat ? murmure la fille encore consciente, les cheveux couleur cendre, les mains tremblantes de sang.
Trop jeune. Trop familière.
Je sens sa magie avant même qu’elle ne palpite. Brute. Frêle. Un bourgeon dans une forêt de cendres.
Une demi-elfe. Fascinant. Presque un miracle.
Je m’arrête. Elle me fixe, hagarde.
- Tu ne devrais pas rester là, petite… C’est dangereux.
Je miaule. Sec. Non, idiote. C’est moi qui te protège. Je pose ma patte sur sa jambe. Pas un geste de chaton affectueux. Un acte. Une décision.
Une étincelle dorée. Sa magie cesse de couler comme un tonneau percé.
- Qu’est-ce que…
Derrière, le nain s’étrangle dans son sang en tentant de lever une hache trop lourde pour sa fierté.
L’archer tremble comme une feuille, arc en main.
La voleuse, elle, dort. Ou fait semblant. Je respecte.
- Attendez ! dit la fille. Elle… elle m’a soignée.
Je tourne les talons avec tout le panache d’un mage de la Haute Cour, et je m’assieds.
Voilà. J’ai fait mon entrée.
La demi-elfe, Liuwen — oui, je capte les noms sans qu’on me les donne, c’est un don — s’occupe des autres. Sa magie est aussi fluide qu’un chant d’enfant enrhumé, mais elle fonctionne. Tant bien que mal.
Le nain grogne, sa dignité blessée par les soins.
L’archer me surveille, l’œil plissé.
Quant à la voleuse, ses blessures refermées, elle remue déjà les doigts vers ses dagues. Pas mal.
Je suis sur une souche. Queue enroulée. Regard princier.
Ils parlent. De pièges. De plantes carnivores. De mission ratée. Classique. Prévisible. Pathétique.
- Je comprends pas… Pourquoi un chat ?
Pourquoi pas un chat, imbécile ?
Je soupire. Long et clair. Un souffle de mépris. Liuwen me regarde, les cernes en guise de maquillage.
- Tu… tu restes avec nous, hein ?
Je ne réponds pas. Je suis un chat, pas un labrador. Mais je m’assieds près du feu. Parce que j’en ai envie. Pas parce qu’on me le demande.
- Elle vient peut-être du coin, marmonne le nain, croquant quelque chose de sec et vieux.
- Ou alors c’est un familier abandonné, propose l’archer. Un chat magique. C’est rare.
Tu chauffes, bipède. Tu chauffes.
Liuwen cale une couverture sur la voleuse, puis s’effondre près du feu. Ses doigts tremblent. Sa magie est instable. Elle est fragile. Mais elle a du potentiel. Peut-être.
Je m’approche. Je frotte ma joue contre sa main. Ce n’est pas un câlin. C’est un pacte. Un lien. Le début.
Elle sourit.
- Toi aussi, t’es fatiguée, hein ?
Si tu savais, petite. Si tu savais…
Mais pour l’instant, la nuit est calme. Le feu danse. Et l’avenir, pour la première fois depuis trois siècles, semble... possible.
Le lendemain, la lumière filtrant à travers le feuillage comme un voile d’argent posé sur la forêt endormie me fit ouvrir les yeux. Les silhouettes fatiguées se lèvent, encore marquées par la nuit, mais animées par une détermination naissante.
Je me redresse, étirant mes pattes avec une grâce féline, tout en jetant un œil perçant à chacun d’eux. Ils portent les stigmates d’un voyage trop long, de batailles mal engagées, et d’un espoir fragile, mais réel.
Le nain, grognon comme toujours, fait craquer ses doigts en inspectant sa vieille hache.
- Bon, on y va. Plus vite on sera au tombeau, mieux ce sera.
La voleuse, encore pâle, serre sa dague comme un talisman.
- C’est par là, dit-elle en pointant un sentier presque effacé, bordé de ronces et de pierres anciennes.
L’archer se poste en éclaireur, flèche encochée, son regard vigilant scrutant les ombres mouvantes. Liuwen s’accroche à son sac de soin, prête à intervenir au moindre signe.
Je les suis, silencieuse, mes yeux brillants dans la pénombre. Une archimage n’a pas besoin de parler pour faire entendre sa présence. Ils le savent, même s’ils préfèrent l’ignorer.
Le sentier grince sous les pas. Littéralement. Ce n’est pas une métaphore. Ces pierres ont été posées par des mages du troisième âge, et elles se plaignent toujours quand on marche dessus sans annoncer son rang. J’ai essayé une fois de leur miauler un titre. Elles m’ont ignorée. Hautaines. Probablement d’origine elfique.
Le groupe avance, lentement, comme tous les groupes d’aventuriers inexpérimentés : le nain râle, l’archer fronce les sourcils sur tout ce qui bouge, la voleuse regarde derrière elle tous les trois pas, et Liuwen... Liuwen trébuche sur une racine.
Je la rattrape. Enfin, je plante mes griffes dans sa manche pour amortir sa chute. C’est à ça que sert un familier, non ? Enfin, si on me considère comme tel. Ce qui serait une grave erreur diplomatique.
Elle me regarde, reconnaissante. Je lui réponds d’un battement de queue blasé.
Je hais les forêts. Trop de feuilles, trop de secrets, pas assez de bibliothèques.
Mais quelque chose dans l’air me pique les moustaches. Une magie ancienne, râpeuse, comme un vieux parchemin mal rédigé. C’est là, dans les branches tordues, les roches fendues, les ombres qui n’ont pas de source.
Je bondis sur une pierre, observe les alentours. Rien. Rien sauf ce silence... tendu. Un silence qui attend quelque chose.
Le nain s’arrête.
- Je sens un truc. Une embuscade. Ou un pet de troll.
Charmant. L’instinct nain est rarement précis, mais toujours désagréable.
L’archer hoche la tête. Il a vu quelque chose. Ou il fait semblant, comme d’habitude.
Liuwen inspire, tremble un peu. Je fronce les sourcils — intérieurs, évidemment. Je n’ai pas de sourcils. Mais je les fronce très fort.
- Reste derrière moi, souffle-t-elle à la voleuse.
Adorable. Inutile, mais adorable.
Je bondis au sol, m’approche de l’ombre. Elle sent la moisissure enchantée et l’illusion de bas étage. Un camouflage magique de quatrième niveau, tout au plus. Je pourrais le dissiper d’un clignement d’œil, mais pourquoi gâcher la surprise ?
Et puis le sol explose.
Pas au sens figuré. Vraiment, littéralement, encore. De la terre, des racines, des cris, un cri plus aigu (probablement la voleuse), et au centre : une créature mi-fougère, mi-fossile, tout en crocs et en haine.
Une plante carnivore avec des jambes. Deux. Solides. Et un appétit visiblement insatisfait.
Le nain hurle et charge. L’archer décoche une flèche (dans le tronc d’un arbre, bravo). Liuwen lève les bras.
- Ignis!...
Je roule des yeux. Elle va rater son incantation.
- ...flammae...
Oh. Elle connaît la fin.
La créature est frappée par une gerbe de flammes instables. Ce n’est pas joli. Pas efficace non plus. Mais ça brûle un peu. C’est un début.
Je saute sur son dos — la créature, pas Liuwen — et plante mes griffes dans une excroissance luisante. Elle hurle, tente de m’éjecter. Trop tard. Je canalise une onde de dissonance magique. Subtile. Élégante. Elle convulse et s’écroule dans un fracas de feuillages brisés.
Je retombe avec grâce. Pas un poil de travers.
Le silence revient. Hésitant. Puis admiratif.
- Par les fesses de Morgrim... murmure le nain. Elle l’a achevée.
Oui. C’est moi. Seylia Ventombre. Archimage. Tueuse de lianes agressives.
Liuwen s’avance, essoufflée.
- Tu m’as protégée, hein ?
Non. J’ai protégé le monde de ta maladresse. C’est différent.
Mais je frotte ma tête contre sa jambe. Juste un peu.
Elle sourit.
- Merci.
Je miaule. Ce qui, en langage ancien, veut dire : "Tu me dois un pâté de saumon et des soins capillaires réguliers."
Nous reprenons la route. Le sentier se fait plus étroit. L’air plus dense. Quelque chose nous attend plus loin. Quelque chose de vieux, d’oublié... et peut-être lié à mon sceau, qui sait.
Je redresse les oreilles.
La partie devient intéressante.
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