Formation : sans moi, mais avec style

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L’aube n’a pas encore chassé le froid quand je me lève.
Enfin… me lever, c’est un bien grand mot. Disons que je me déroule avec dignité, comme il sied à une archimage féline. Mon dos s’étire, mes griffes s’ancrent dans la terre, et mes moustaches frémissent à la pensée d’un oreiller chauffant.

Nous avons fait une pause à la nuit tomber, le calme avant la tempête selon moi.

Le feu s’est éteint depuis des heures, mais les corps de mes nouveaux compagnons de route sont encore tièdes. Tant mieux. J’aurais horreur d’avoir à les ranimer. Déjà que les vivants me fatiguent.

Je ferme les yeux, et j’ouvre autre chose. Ma magie.

Elle se glisse hors de moi avec la délicatesse d’un soupir. Elle soigne, apaise, calme. Pas de grand éclat, pas de runes dansantes. Juste une chatte qui ronronne l’ordre dans le chaos. Très peu spectaculaire. Décevant, même. Mais terriblement efficace.

Quand je rouvre les yeux, j’ai le souffle court, le monde tangue. Mon elfe intérieur grogne — il fait ça souvent. Trop de magie gaspillée pour des bipèdes que je connais à peine.

Ma part féline, elle, se contente de bailler. Avec une grâce insultante.

Ils commencent à émerger, un à un.

  • Eh… J’ai plus mal à l’épaule, murmure la voleuse, l’air surprise comme si c’était un miracle.

Spoiler : c’en est un. Et c’est moi, le miracle.

Le nain regarde ses mains, l’air de découvrir qu’elles sont toujours là.

  • J’dérive vers une jeunesse éternelle, grogne-t-il.

Ou peut-être est-ce juste l’absence d’alcool et de baston, qui sait.

Liuwen, elle, me lance ce regard. Celui qui pèse, soupèse, devine. Elle ne dit rien. Sage décision. Elle a compris que je ne suis pas un chat comme les autres. Enfin. Ça lui aura pris une nuit pour y réfléchir.

Je détourne la tête. Hypothèse sans preuve n’est que superstition. Et j’ai une réputation à préserver. Pas question de ronronner l’évidence.

Ils mangent vite. Quelques croûtes de pain, des fruits séchés, une gorgée d’eau. Puis ils se lèvent, rassemblent leurs sacs, s’arment de courage et nous voici en route pour le tombeau.

Le chemin monte.

La forêt cède peu à peu la place à des rochers épars, des racines entrelacées dans des falaises moussues. L’air devient plus vif, plus sec. Chaque pas vers le col pèse, mais ils avancent.

Je trottine en tête. Bien sûr. Qui d’autre pour flairer le danger, humer l’embuscade, pressentir la catastrophe avant qu’elle ne jaillisse sous forme de racines hurlantes ?

Je suis l’éclaireuse qu’ils ne méritent pas, mais qu’ils auront quand même. Chanceux, les bipèdes.

  • Vous croyez qu’on atteindra le tombeau avant la nuit ? demande l’archer.
  • Si on évite un autre traquenard, peut-être, répond Liuwen.

Je m’arrête un instant, les moustaches frémissantes.

Quelque chose remue sous terre. Froid. Ancien. Et puissant.

Je repars. Ils n’ont aucune idée de ce qui les attend. Moi non plus. Mais c’est pour ça que j’ai repris la route.

Nous atteignons le sommet au moment où le soleil hésite à descendre.

Le chemin s’adoucit, s’élargit. Quelques pierres plates forment un promontoire naturel. Devant nous, le monde s’ouvre.

Vallées brumeuses, montagnes dentelées à perte de vue. Des nuages glissent paresseusement entre les pics, comme pour s’y accrocher un dernier instant avant la nuit. Et là-bas, au loin, un éclat de marbre : l’entrée du tombeau, ou peut-être une illusion. Dans ce genre d’endroits, les deux se confondent souvent.

Le groupe s’assoit en silence. Personne ne parle. Même le nain ne râle plus. Ils laissent leurs souffles se mêler au vent, leurs craintes se dissiper dans l’altitude.

Je m’avance au bord du rocher, queue haute, museau au vent.

L’air ici est pur. Trop pur. Il n’a pas porté d’odeur elfe depuis longtemps.

Une part de moi espère encore. Qu’ici, dans ces ruines, dans ce tombeau, il reste une trace. Une voix. Une réponse.

Mais une autre part a accepté que je suis seule.

Pas tout à fait seule néanmoins — j’ai ce groupe, pour l’instant. Mais seule de mon peuple. De ma lignée.

Ou peut-être pas, murmure quelque chose en moi.

Je tourne la tête. Liuwen est à l’écart, les bras croisés, la magie frémissant sous sa peau. Elle ne le sait pas encore, mais je sens qu’elle va changer le cours de ma malédiction. Ou au moins, me forcer à y croire de nouveau.

Elle me remarque, me fixe.

  • Qu’est-ce que tu regardes, toi ? 

Je miaule. Pas de réponse. Juste un écho. Un souvenir.

Elle sourit. Presque malgré elle.

Le soleil entame sa descente. Bientôt, il faudra redescendre, se battre, explorer ce tombeau. Mais pour un instant encore, tout est calme. Et dans ce calme, je me souviens de ce que c’était, d’être libre. D’être moi.

Le sentier serpente jusqu’à une clairière d’un calme étrangement pesant. Trop calme. Même les oiseaux ont préféré s’éclipser. Au centre, une entrée taillée dans la pierre, à moitié engloutie par les racines, béante comme la gueule d’une bête patiente.

Je m’installe sur une pierre tiède, la queue enroulée, les oreilles aux aguets. Un chat sur son trône. Et sous mon trône… probablement un piège mortel. Mais j’ai vu pire. J’ai vu une armée de mages tenter un sort de pluie sans consulter le vent. Ça, c’était tragique.

  • C’est bien là, dit Mirdan, carte roulée dans une main, arc dans l’autre. 

Il ne parle pas souvent, mais quand il le fait, c’est pour l’essentiel.

  • Le tombeau du Roi-Sève… souffle Liuwen, les yeux brillants. Ça pulse encore. Il y a de la magie dans la mousse.

Je fronce les moustaches. Bien sûr qu’il y a de la magie. J’ai connu ce genre de scellement. C’est elfique. Ancien. Vivant. Mais mort de toute trace de mon peuple, encore.

Torkin tape du pied.

  • Niveau trois, hein ? On a failli perdre Kess à cause d’un lierre qui hurlait dans nos têtes ! C’est pas un donjon, c’est une serre maléfique. 
  • Je vous signale que je suis toujours là, lance Kess, perchée sur une souche, affûtant une dague. Et franchement, j’ai connu des lianes plus bavardes. 

Torkin grogne dans sa barbe. Liuwen lève les mains pour apaiser.

  • Ce tombeau… il a été ignoré des aventuriers pendant des siècles. L’Œil de Merhamar est inutilisable par les humains. Résultat : personne ne l’a exploré, et la magie s’est accumulée. Le parasite végétal a muté. 
  • Donc on n’est pas face à un niveau trois, mais un bon cinq, résume Mirdan, le regard fixé sur l’entrée.

Kess hausse les épaules.

  • Ça explique les fleurs carnivores et le brouillard psychotrope. 

Un silence. Torkin regarde chacun à tour de rôle, puis crache par terre.

  • On recule, ou on va lui couper les racines ? 
  • Si on bat ce truc, on récupère l’Œil. Personne ne l’a jamais vu. Ce serait un exploit, dit Liuwen, le regard vers l’ombre du tombeau.

Kess se redresse d’un bond.

  • Alors allons désherber. 

Torkin grogne mais acquiesce.

  • Formation ? demande Mirdan, tendant déjà la corde de son arc.
  • J’ouvre la marche, dit Torkin. Bouclier levé. Mirdan à l’arrière pour couvrir. Liuwen et Kess au centre. 

Personne ne me mentionne. Parfait.

Moins on me voit, plus j’agis. Moins on me croit, plus je surprends. Et soyons honnêtes : s’ils savaient ce que je suis vraiment, ils passeraient leur temps à me demander des soins, des visions, ou pire… des câlins. Beurk.

Je saute souplement de ma pierre et les suis en silence. Ils croient qu’ils s’avancent vers la gloire. Moi, je sais qu’on s’avance vers quelque chose de bien plus compliqué : de la magie ancienne, affamée, et probablement un décor végétal à l’esthétique douteuse.

Mais la mage aux moustaches veille. Et elle n’a pas dit son dernier miaulement.

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