Le regard silencieux
Je suis Seylia Ventombre. Chat-mage, destructrice des Trames d’Ombre, ancienne conseillère du trône de l’Arche-Cité, celle qui fit plier l’ombre au clair de lune.
Et me voilà... à jouer les guides touristiques pour un groupe de bipèdes aussi subtils qu’un troll enrhumé dans une verrerie elfique.
Le seuil est couvert de mousse et de ronces pâles qui vibrent comme des cordes sensibles. L’air est humide, chargé d’un parfum sucré qui gratte le fond de la gorge. Une odeur de fleur fanée… et de menace.
Torkin passe le premier, bouclier levé. Une dalle s’enfonce à peine sous son premier pas.
Clac.
Un léger déclic. Puis… rien.
Kess siffle, moqueuse.
- Joli, le piège. Il aurait pu tuer une limace si elle dormait déjà.
Mais je vois la vérité. Sous les feuilles, les engrenages de pierre sont grippés. Des racines ont poussé dans les interstices, enroulées comme des doigts autour de l’ancien mécanisme. La nature a fait le ménage. Ou plutôt, elle s’est installée. Tout cela m’arrange bien. Avec ce nain impétueux, il n’aurait pas fallu dix secondes avant que je ne doive intervenir. Je regrettais déjà de les avoir suivis sur ce sol visqueux, alors devoir salir mes griffes de sève, non merci.
Je suis née pour fouler les tapis de sortilège, pas les champignons gluants. Si j’attrape une moisissure entre les griffes, je jure par mes moustaches que je maudirai ce sol jusqu’à la dixième pousse.
Nous avançons.
Un couloir s’enfonce droit dans les ténèbres. À peine quelques torches elfiques, encore faibles, pulsent au mur. Leur lueur verte fait ressortir les motifs gravés — feuilles, visages, spirales. C’était un lieu sacré, jadis. Maintenant, c’est un ventre. Un boyau végétal.
Que ces vermines soient maudites. Au nom des Ventrombes, je promets de purger ces lieux.
La première attaque est silencieuse.
Un fouet de liane surgit du plafond, vise Liuwen. Elle recule trop tard — mais je bondis. Griffes en avant. Je tranche la liane d’un coup de patte magique.
Elle me regarde, surprise.
Je fais mine de me lécher l’épaule. Le goût est âpre et me donne un haut le cœur. Cette demi-elfe est une plaie dans ma fourrure, mais elle a de bons réflexes. Un peu comme une lanterne à moitié éteinte : inutile la plupart du temps, mais parfois... parfois, elle surprend.
Je me demande bien si elle sera capable de survivre sans moi un jour.
- …Merci, murmure-t-elle, sans vraiment savoir si elle rêve.
Derrière, Mirdan siffle.
- Trois autres sur la droite. Elles rampent.
Torkin grogne.
- Plantes vivantes. Et pas végétariennes.
Kess lance une dague dans un buisson qui tremble. Un cri aigu, végétal, répond.
Liuwen étend doucement ses mains. Une aura douce s’élève autour du groupe. La mousse se retire un peu, les lianes hésitent. Je sens la magie : c’est un dôme de paix, fragile, mais dissuasif. Elle protège. Pas mal pour une plaie finalement.
Mais la paix, ici, est un poison qui ronge les racines, et ça ne plait pas vraiment au maitre des lieux.
Une plante surgit du mur, toute en pétales inversés, bardée d’épines acérées. Torkin la percute de plein fouet, rugit, tranche. Sa hache s’enfonce dans un bois tendre, un peu trop chaud sous la lame. La plante crie. Littéralement.
Je grimpe sur une colonne brisée et guette. Ce n’est que le début.
Le temps devient flou, avalé par la pénombre et le souffle chaud des couloirs vivants.
Un couloir. Un combat. Une salle. Un piège étouffé sous des ronces. Un autre couloir. Encore un monstre aux racines nerveuses, tranché, brûlé, gelé. La magie de Liuwen pulse par vagues, et Kess virevolte entre les ronces comme une ombre taquine. Mirdan ne rate jamais deux fois. Torkin encaisse, râle, encaisse encore.
Et moi ? Je suis partout. Ils croient peut-être que je m’amuse. Que je bondis avec grâce pour faire mon intéressante.
La vérité, c’est que je suis la seule ici à savoir danser avec le danger sans me fouler une patte.
Je saute. Je guette. Je lacère. Je canalise parfois un éclat de magie ancienne pour repousser les plus tenaces. Rien d’elfique ici ne m’est étranger. Et ce lieu me parle. Comment les miens ont-ils pu faiblir au point de laisser une telle impureté les vaincre ? Ils ne méritent pas de faire partit de mon peuple.
Le groupe progresse, s’enfonce, descend. Des escaliers en colimaçon rongés par l’humidité. Des dalles fendues. Des couloirs dont les murs respirent presque. Le tombeau est devenu ventre.
Kess s’arrête.
- La carte. Elle colle plus.
Elle déplie le vieux parchemin, le tourne, plisse les yeux.
- On devrait être dans une salle rituelle. Y’a un mur.
Mirdan s’approche, observe.
- L’espace est tordu. Le lieu a changé.
- Ou c’est nous qu’il digère, grommelle Torkin.
Liuwen frissonne.
- Je… je sens que ça pulse. Comme si le cœur du tombeau battait.
Je m’assois, queue enroulée autour de mes pattes. Puis je me lève et avance. Une vibration me guide. Ce lieu est tordu, certes… mais il vit de magie. Une ancienne magie que je reconnais. Une pulsation elfique.
Je m’arrête à une bifurcation, regarde à gauche, puis à droite. Je choisis.
Kess lève un sourcil.
- On suit le chat maintenant ?
Torkin hausse les épaules.
- Elle nous a tiré de plus d’un pétrin, j’dis pas non.
- Elle sait, murmure Liuwen.
Ils me suivent.
Je n’ai pas spécialement envie de les aider, mais mes pattes humides crient de dégoût, il fallait en finir vite avant que l’odeur putride n’infiltre définitivement mes poiles.
À chaque croisement, je ressens un fil, ténu, comme une veine magique cachée dans la pierre. Ce lieu m’appelle. Et moi, j’y réponds. J’ai peut-être oublié mon visage… mais ce tombeau, lui, me reconnaît.
Le couloir s’élargit soudain.
Je m’arrête, une patte levée, les moustaches frémissantes. Mes yeux, mieux adaptés à l’obscurité que ceux des bipèdes, distinguent les premières formes sculptées : une arche fendue, deux statues effondrées de gardiens elfes, et au centre… une porte entrouverte.
Une salle. Cachée derrière le voile du temps. Le groupe me dépasse, comme si je ne leur étais plus utile à présent. Quelle bande d’ingrat.
- C’est pas sur la carte, souffle Kess.
- Rien ne l’est plus depuis trois couloirs, grogne Torkin.
Je glisse entre leurs jambes et m’introduis à l’intérieur. La poussière n’est plus que mousse. Des racines serpentent le plafond. La lumière vacille : des cristaux magiques incrustés dans les murs scintillent encore, alimentés par une énergie ancienne.
Au fond de la salle trône une table de pierre, rongée par l’âge mais toujours debout. Dessus, des fragments de parchemins, des gravures. Un piédestal vide au centre, comme si quelque chose avait été arraché.
Liuwen s’approche lentement.
- C’est de l’ancien elfique. Très ancien.
Elle frôle les mots gravés sur les murs, l’air hypnotisée.
- L’Œil de Vérité… il ne voit pas. Il révèle.
Le petit bourgeon parle donc l’ancien elfique ? Elle remonte dans mon estime, mais juste un peu.
Torkin plisse les yeux.
- Révèle quoi ?
- Ce qui est. Ce qui a été. Ce qui aurait dû être, murmure Liuwen.
Mirdan observe la table.
- Un artefact de clairvoyance ?
Liuwen secoue la tête.
- Non… pas seulement. Il répond à l’essence elfique. C’est pour ça que les humains n’en veulent pas : il ne fonctionne pas pour eux. Il est… sélectif.
Kess grimace.
- Un machin magique raciste ? Charmant.
Je saute sur le piédestal vide. Je sens encore son empreinte magique. L’Œil était ici. Je me souviens. Je l’ai vu. Je l’ai touché, autrefois.
Il m’a vue.
Liuwen continue de lire à voix basse, traduisant au fur et à mesure.
- Que nul de sang impur ne s’approprie le Regard. Que seuls les Fils et Filles de l’Arbre voient ce qui doit être réparé.
Je ronronne. Ce tombeau est un test. Une épreuve. Et l’Œil… une clé. Pas une arme, ni un outil. Une vérité.
Mirdan pose un genou au sol.
- Si cette chose est ici… elle attire ce parasite. Peut-être même qu’elle le contient.
- Ou qu’elle le garde en sommeil, ajoute Liuwen.
Ils se taisent. Autour d’eux, la lumière vibre. La poussière s’élève comme des lucioles. Je saute au sol, avance vers l’unique issue encore scellée : une lourde porte d’obsidienne sans poignée. Mais elle réagit à mon approche. Je sens la pierre frémir sous mes coussinets.
Torkin siffle.
- Elle t’a reconnue, le chat.
Le chat en a plus que marre de cette décharge oubliée.
Liuwen ne dit rien. Elle me regarde comme si, pour la première fois, elle comprenait.
L’Œil de Vérité… Il m’a reconnue. C’est flatteur, bien sûr, mais également dérangeant. Je n’aime pas être observée sans pouvoir observer en retour. Et puis, il y a des souvenirs qu’un regard trop clair ferait mieux d’ignorer. Même les miens.
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