Un murmure dans la mousse
Le feu crépite. Une odeur de pierre chauffée, de sueur, de sang séché, et cette magie ancienne qui suinte des murs comme une moisissure affamée.
Je suis lovée sur une pierre plate, non loin du cercle de flammes. Pas pour la chaleur — la mienne est interne, plus profonde que leur feu — mais pour mieux les observer. Mes compagnons. Ou plutôt, les inconscients que le destin m’a jetés dans les pattes.
Nous nous sommes installés dans un renfoncement du mur, pour nous reposer avant le combat final. Le calme avant la tempête, si seulement ces bipèdes faisaient moins de bruit, oui, ça aurait pu être calme.
Torkin râle — comme toujours. Sa hache repose contre lui, comme une compagne fidèle. Il parle de son dos comme s’il avait mille ans. Le nain a la peau dure, mais je sens les failles dans son souffle.
Je me demande bien quel âge il a en réalité. Je respecte les nains, ils sont des forces de la nature tout comme nous. Les elfes grandissent haut, dans la forêt, vers le ciel et les nuages. Les nains eux, grandissent – à peu près – dans les souterrains, dans la terre et la poussière, vers le cœur du monde. Ils sont nos opposés, pourtant une harmonie naturelle avait toujours existé entre nous.
Mirdan vérifie ses flèches. Encore. Il compte. Il prévoit. Il calcule. Chaque geste est précis, comme une horloge bien huilée. J’aime sa manière de ne pas parler pour rien. Il est plus félin qu’il ne le croit. Cependant… je ne peux que m’amuser des regards discrets qu’il lance parfois à Kess. Peut-être s’inquiète-t-il pour elle ? Après tout elle avait failli mourir il y a peu, avant que je ne les rejoigne.
L’alfeline, elle, joue avec un dard séché entre deux doigts. Sourire en coin, regard pétillant. Elle me jette un coup d’œil de temps à autre, à moi, et pas à lui. Par amusement ou méfiance ? Je ne suis pas sûre. Peut-être les deux. Elle parle d'incendier le donjon. Idiot et tentant.
Si ça ne tenait qu’à moi, ce serait déjà fait petite.
Liuwen, douce Liuwen, reste silencieuse, mais je sens son esprit tourner à plein régime. Elle observe les murs, les marques anciennes, la lourde porte scellée à quelques pas de là. Son aura palpite. Elle est si proche de comprendre et si loin en même temps.
Je déploie ma magie, discrètement. Un filet à peine visible, qui s’étend vers eux. Elle glisse sous leur peau, répare ce qui peut l’être, soulage ce qui brûle encore. Ça me fatigue, mais c’est plus efficace ainsi. Doucement. Comme la rosée. Le souffle de Torkin devient plus fluide, il soupire même d’apaisement. Le tremblement de Liuwen s’apaise un peu lui aussi. Quant à Kess et Mirdan, de léger sourire apparaissent sur leurs visages.
Pour leurs corps fragiles, ma magie n’est pas un luxe mais une nécessité. Même si deux d’entre eux étaient éphémère par leur race fragile, je tenais à ce que cette mission se finisse au plus vite.
Je ne peux pas leur parler. Pas encore. Ils m’écouteraient, s’ils le pouvaient ? Ou me prendraient-ils pour un esprit moqueur, une illusion de ce tombeau trop ancien ? Peu importe. J’avance avec eux. Jusqu’au bout.
Torkin propose une formation. C’est logique. Il encaisse, Mirdan couvre, Kess détecte. Liuwen soutient. Moi… je suis la pièce imprévisible. L’arme dissimulée dans une patte trop douce pour être soupçonnée.
- Et le chat ? Kess me regarde. Elle a encore des tours à sortir, hein ?
Je cligne des yeux, lentement. Puis je bâille. Une réponse très polie, pour une question stupide.
Des tours à sortir ? Si c’est ainsi qu’elle voit ma magie, elle ne mérite pas d’y assister.
Liuwen sourit. Pas à moi. À l’ensemble.
- Elle sait des choses. Elle est… liée à tout ça. Je le sens.
Ils parlent d’entrer à l’aube. De reposer les corps. De se préparer. Moi, je ne dormirai pas. Je surveille. J’écoute les pierres. Les racines. Le parasite remue encore plus bas. Il attend.
Je le sens, maintenant. C’est ici que ça se joue.
Ce tombeau. Cette relique. Cette elfe dans un corps trop petit.
Demain, je remonterai le fil de ma propre malédiction.
Et je ne tomberai plus.
Liuwen ne dort pas.
Elle s’est écartée du cercle, le dos contre une colonne effondrée, le regard posé sur l’obscurité vivante du couloir. Je m’approche, sans un bruit, mes coussinets glissant sur la pierre froide. Elle ne sursaute pas.
- Tu veilles, toi aussi ? murmure-t-elle, comme si elle s’adressait à une présence invisible.
Elle me regarde, puis tapote doucement la pierre à côté d’elle. Une invitation. J’accepte, avec la grâce d’une reine fatiguée.
Elle reste silencieuse un moment. Le genre de silence qui ne cherche pas à être comblé. Je l’apprécie.
Puis :
- Tu n’es pas un chat ordinaire.
Ah. Nous y voilà.
Elle tourne la tête vers moi. Ses yeux brillent doucement à la lumière mourante du feu.
- Tu connais cet endroit. Tu nous as guidés. Tu… ressens les choses. Elle hésite. Tu es un ancien familier, n’est-ce pas ? D’une mage elfe. Une puissante.
Je la fixe, sans ciller. Ce n’est pas tout à fait faux. Ce n’est pas tout à fait vrai.
- Tu protèges encore cet endroit. Ou peut-être… quelqu’un.
Son ton est doux, sans moquerie. Elle y croit, ou du moins, elle veut y croire. Elle cherche des réponses. Moi aussi. Là où elle se trompe, c’est que je ne suis pas reliée à ce tombeau bien sûr, ou du moins pas directement. C’est un lieu elfique, un lieu saint, oui je me dois de le protéger, de le purger, mais ce n’est pas mon véritable but.
Elle soupire, baisse les yeux vers ses mains.
- J’ai besoin de toi.
Je dresse les oreilles.
- J’ai peur. Elle murmure. Ce qui nous attend derrière cette porte… c’est au-delà de moi. Je ne suis qu’une apprentie. Même pas reconnue. Mes professeurs me disaient toujours que je m’éparpillais. Trop humaine, trop curieuse.
Un sourire amer sur ses lèvres.
- Mais toi… tu sais. Tu sais ce qu’il y a ici. Tu as déjà vu ce genre de magie, pas vrai ?
Je m’assois, immobile, les yeux rivés aux siens.
Elle tend lentement la main. Pas pour me toucher, juste pour me montrer sa paume ouverte.
- Je te demande une faveur.
Elle inspire.
- Montre-moi ta magie. Montre-moi que tu seras là. Que je ne suis pas folle d’espérer. Qu’on peut gagner.
Silence.
Le mérite-t-elle ? C’est une demi-elfe, une demi-moi. Peut-être arrivera-t-elle à la moitié de ma puissance un jour ? Ce serait déjà un exploit.
Je reste ainsi, une seconde. Deux. Puis je ferme les yeux, doucement, et je laisse mon aura s’épanouir.
Un halo de lumière pâle, vert et or, se déploie autour de moi. Comme de l’herbe qui pousserait trop vite. Comme une forêt miniature en train de naître. La pierre se recouvre d’un voile de mousse, de vie ancienne.
Liuwen retient son souffle.
Je rouvre les yeux. Elle a les larmes au bord des cils, mais elle sourit.
- Merci.
Elle ne comprend pas encore. Mais elle croit. Et pour ce soir, c’est suffisant.
Je me couche contre elle, un rempart de fourrure et de volonté. Et je veille.
Si cette simple aura a apaisé ses craintes, tant mieux. Ce n’est qu’une poussière de ma véritable puissance bien sûr.
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