La Révolution
de
Julien Riveau
Le lit prend de la place, un tiers de la chambre, et m’accueille la plupart du temps. Sur le mur d’en face claque une fenêtre entrouverte. À travers ses barreaux, une ville en Révolution se dessine. Me parviennent des sons — cris de la nuit, réveils lascifs — qui m’arrachent à cette cavité. Et l’odeur du papier peint moisi, les picotements d’une vessie remplie, surtout l’écharde saillante du sommier à la pointe de mes pieds, m’y retiennent. Et le nain, son doigt d’honneur, son bonnet qui bande, son visage rubicond, son corps qui l’est aussi, me réchauffe. Planté là dans le coin de notre alcôve, assis en tailleur, à pissoter dans le tiers restant de l’espace, il me lance un regard torve. Prêt à jaillir dehors.
Paresse paralysante. Il ira seul.
Trois coups secs à la porte. Une voix enchaîne, grave comme cent paquets de cigarettes. Un plateau glisse jusqu’au centre de la pièce. Rempli d’une bouillie granulaire. Vomi entraîne vomi, et le gardien, en entendant les borborygmes de mon ventre, referme brutalement la porte. De ce fracas renaît un silence. Plus pesant encore, de ceux qui s’installent après l’éclat, et ignore les bruits insignifiants qui emplissaient l’espace auparavant.
Silence de mort. L’ennui force la réflexion.
Cent-vingt jours à porter les armes, à défendre une terre promise. Récompensé de quatre- vingts jours à vivre enfermé, à protester en silence. Me voilà devenu vieillard accompagné d’un nabot infirme. Touché par une balle rasant le sol, il a perdu un bras, et avec lui, la possibilité de voir se réaliser son plan. Un succès en cinq étapes. Quitter les champs. Marcher un mois. Endosser l’uniforme avant la conscription. Collectionner des médailles. Trouver une compagne. S’engager pour fonder une famille.
Désormais repoussoir, le voilà bloqué, incapable de triompher de l’ultime étape.
À l’arrière-plan, des canons surgissent, bruit vague et distant qui m’exalte. De longues salves s’abattent, en bas, sur le mur. Entraîné dehors par le gémissement d’une vie à expiration, j’oublie là mon repas.
Aidé par le vent, un garçon se balance sur le toit d’en face, lève un pied, l’autre, et agite un drapeau. Sur la chaussée, à la croisée des rues, les échos d’un ralliement, suivis d’une clameur assourdissante. Et déjà on acclame l’enfant-Gavroche. Bourrasque devenue brise. L’étendard allégé flotte dans l’air. L’image retombe sur une foule bouillonnante. S’en élève la fureur d’un peuple. Les murs de l’hôtel-prison tremblent. Je me blotis sous ma veste, incapable de poursuivre ces réminiscences.
Seul un froid brûlant me rappelle l’été. L’étuve m’arrache sueur et halètement. Ces insomnies me brûlent les yeux, la gorge et clouent au lit un cadavre mille fois ressuscité. De la vigueur d’antan, il ne reste que le regard belliqueux et sombre, trace de mon passé militaire. Dehors, la neige, teintée de plomb, s’abat dans le noir. Chaque flocon réveille la mémoire d’une vie dormante au-dessous de l’abrégé : affrontements de mai, de juin et de juillet.
Fenêtre magnétique, fenêtre magique, brèche temporelle. Le voilà revenu le porte-étendard, sur la deuxième moitié de l’Avenue de la Liberté, morcelée entre factions. Chacune se déverse dans la mer débordante et bientôt déluge. L’avant-garde des rebelles se brise par vagues successives sur une rangée de canons et de cavaliers fiers, prêts à charger. Un homme admire la scène depuis le perron du palais, au fond de l’Avenue. Transi par le spectacle – comme moi. Le tracé du rivage s’estompe au gré des marées. Recul de la ligne défensive, flux et reflux, fracas de corps qui se brisent contre. Nouvelle marée descendante. L’enfant repeuple l’espace cédé par les morts et enserre le drapeau de ses deux mains. Regard tranchant au-dessus de l’épaule, comme pour combler le vide autour de lui. Au milieu de ce tas de citoyens gisant, un pont funèbre se révèle. Il s’avance vers la source des balles fuyantes. Et déjà il n’a plus l’air d’un enfant des rues. Pieds nus et tenue rapiécée, troqués contre bottes montantes et pantalon de laine blanche, démarche guillerette contre visage grave. Sur le toit, l’envol ; sur les pavés, l’écrasement. Ceux qui le suivent s’effondrent ; seul, il s’empare du pont d’Arcole.
- Menteur, traître, saleté, lâche... et mon frère, ma mère, ma sœur... où sont-ils ? Plaintes dégoulinantes du couloir.
- Bien fait la prison.
- Seul verdict possible : la mort.
- On t’a pris pour notre sauveur, pas notre bourreau.
Fenêtre close, déclin du regard et oreilles germinantes. Les dernières atrocités proférées deviennent intelligibles. Rêveries suspendues.
Je me redresse d’un bond et ôte d’une main mon pantalon. Un long frisson grimpe le long de mes jambes nues, chatouille mes côtes et me glace. Mon cou se tend, mes bras s’entrecroisent sur le haut de mon ventre, sans parvenir à s’enfoncer dans mes côtes. Mon tronc se fige... puis mes lèvres, profitant de l’absence de mes yeux, s’étirent, jusqu’à former entre mes deux joues un sourire terrible... Ce n’est pas moi !
Et si tu te jettes par la fenêtre ? Lance ta veste contre le mur ! Tu veux pas aller t’excuser ?
Mes mains se délient et tremblent, mes doigts se crispent en griffes. La nuit tombe... La fenêtre- miroir révèle une grimace effroyable sur mon visage.
L’instant d’après, je suis à terre, tordu.
Je me sens reposé, détendu même.
C’est là que me viennent toutes mes pires idées, les plus cruelles surtout. Ces paralysies cérébrales, c’est peut-être mon cerveau qui me dit : là, y’en a trop, faut que j’en relâche un peu.
Elles ne durent jamais plus de vingt minutes et, une fois terminées, laissent là un corps extenué. Les spécialistes parlent de Bouffées délirantes aigues, d’épisodes soudains et incontrôlés durant lesquels on tient des propos irrationnels. C’est l’un des signes prémonitoires d’une bipolarité ou d’une schizophrénie naissante.
Me voilà apaisé.
Dehors, le tapage s’accompagne d’insultes.
La chambre s’est vidée. En rouvrant les yeux, mon regard se précipite vers la fenêtre, cherchant à s’y perdre à nouveau. N’y parvient pas. Trouve-là une éclaircie sans barreau, laissant apparaître un prolongement de la cellule obscure. Un souffle glacial se glisse sous la porte. D’où ? Et j’entends le grincement d’une porte à l’étage, comme le doux pressentiment d’une fin prochaine. Mon torse nu seredresse, enveloppé dans une veste de haut gradé. Il étend ses jambes avant de les replier en tailleur, tourné vers la trouée.
L’image du nain s’est dissipée... ou plutôt s’est consumée dans la folie qui m’habite.
Scelle-moi donc cette union psychique. Remémore-toi la glorieuse Révolution.
Le palais s’offre sans protection à la foule, emmenée par le porte-drapeau. L’avant-garde prend place sur le perron et brûle les insignes royaux, avant d’en jeter les cendres sur la garde gémissante sur le pavé. La figure tutélaire du peuple des vivants jette le trône et s’installe debout à la place du roi. D’un côté flotte le drapeau encore inachevé, de l’autre les braves parmi les braves.
Jamais il ne s’est montré de si près, et les traits de son visage se dessinent.
Le nain du coin de la chambre ! Et déjà s’efface le sauveur à l’aspect gracile, à l’ardeur nette.
Il y a la fatigue, le menton glabre malgré l’âge, les poches sous les yeux pendantes comme des seins flasques.
Sa petite taille ? Un bossu. Son courage ? Folie furieuse. Envie de tuer, de mourir, d’emporter avec soi la populace.
C’est moi !
Son corps bouge enfin, enchaîné et traîné à travers le couloir. Deux brutes le portent au-dessus du sol. Ses ongles, noirs et longs, subissent un douloureux limage. Un crissement prolongé envahit les cellules. Un de moins.
L’accusé conspué prend place au premier rang, sur un siège de paille. L’uniforme galonné, négligemment posé sur son torse nu, donne l’impression qu’on juge un ivrogne ; le regard fuyant, les joues creusées et incapable de répondre au magistrat.
- Savez-vous pourquoi vous-êtes ici ?
De l’arrière de la salle montent des murmures sanglants : criminel... meurtrier... monstre... lâche...
- Silence, silence... Vous êtes accusé, au lendemain de la glorieuse révolution, d’avoir facilité, en votre qualité de général de brigade, l’extermination systématique des populations du Nord. D’avoir organisé la politique répressive de l’État, d’en avoir contrôlé la police secrète. À ce titre, je vous condamne à la peine capitale. Avez-vous quelque chose à déclarer ?
Un silence de mort. Tous se tournent vers le vieillard. Il ferme les yeux sans répondre.
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La Révolution | Chapitre | 1 message | 22 heures |
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